Alors que l’Union européenne (UE) s’était engagée dans une politique ambitieuse de transition écologique, un net ralentissement semble s’annoncer. La Commission européenne prévoit de revoir plusieurs mesures phares de sa stratégie climatique, invoquant des impératifs de compétitivité face aux États-Unis et à la Chine. Cette inflexion suscite la colère des ONG et de nombreux eurodéputés, qui y voient un rétropédalage aux conséquences potentiellement dramatiques pour la politique environnementale de l’UE. D’un autre point de vue, l’Europe montre qu’elle « sait se réformer », a affirmé le commissaire européen Stéphane Séjourné. « Sans tronçonneuse mais avec des hommes et des femmes compétents, qui écoutent les acteurs économiques », a-t-il lancé, en clin d’oeil à Elon Musk et au président argentin Javier Milei.
Des ambitions climatiques mises à l’épreuve de la compétitivité
Lorsque la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a pris ses fonctions en 2019, elle a placé le Pacte vert (“Green Deal”) au cœur de son mandat, promettant une neutralité carbone pour 2050 et une réduction significative des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Cependant, dans un contexte de tensions commerciales avec les États-Unis et la Chine, ainsi que de montée en puissance des mouvements politiques conservateurs, la Commission semble revoir sa copie.
Selon des documents consultés par l’AFP, plusieurs réglementations climatiques récemment adoptées pourraient être ajournées ou amendées. Parmi elles, la directive sur le devoir de vigilance, qui suscite également des interrogations du côté des entreprises, adoptée en 2023, qui impose aux industriels de prévenir et de remédier aux violations des droits humains et aux dommages environnementaux dans leur chaîne de production. Son report ou sa modification représente un signal fort envoyé aux entreprises européennes et internationales.
Les banques et les institutions financières expriment des inquiétudes quant aux implications de cette régulation sur leurs portefeuilles d’investissement et leur exposition aux risques liés aux violations des droits humains et aux dommages environnementaux. Certaines grandes banques européennes, comme BNP Paribas et Deutsche Bank, affirment soutenir les objectifs de cette directive mais demandent des ajustements pour éviter des obligations excessives qui pourraient freiner l’octroi de financements aux entreprises. De leur côté, des institutions comme la Banque européenne d’investissement (BEI) plaident pour une clarification des exigences afin d’assurer une transition fluide vers une finance plus durable sans créer d’incertitude réglementaire pour les investisseurs.
Autre texte menacé : la réglementation sur la comptabilité verte, visant à harmoniser en Europe la publication des données de durabilité des entreprises. Les groupes industriels, notamment le Medef et la BDI (fédération de l’industrie allemande), s’opposent à cette obligation, la jugeant trop lourde et inadaptée à la situation économique actuelle.
Une justification géopolitique et économique
Le commissaire européen Stéphane Séjourné, ancien ministre des Affaires étrangères français a défendu ces inflexions en soulignant le nouveau contexte géopolitique. Il a insisté sur le fait que la conjoncture internationale, marquée par la guerre en Ukraine et la montée des tensions commerciales avec les grandes puissances, obligeait l’Union européenne à ajuster ses priorités économiques et industrielles. « Nous faisons face à une économie de guerre. Nos entreprises doivent pouvoir se concentrer sur la décarbonation sans être accablées par un excès de réglementation », a-t-il expliqué dans un entretien accordé à Politico Europe. Il a également évoqué les politiques protectionnistes adoptées par les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act et par la Chine à travers ses subventions massives à l’industrie verte, ce qui met en péril la compétitivité des entreprises européennes si elles sont trop strictement encadrées par des normes environnementales.
Les tensions commerciales avec les États-Unis de Trump, qui envisagent d’instaurer de nouvelles taxes sur certains produits européens, mais aussi avec la Chine, qui subventionne massivement ses industries vertes, pèsent dans la balance. L’Union européenne craint que ses entreprises ne soient défavorisées par rapport à leurs concurrentes étrangères, mieux soutenues par leurs gouvernements respectifs.
Un tollé parmi les ONG et au Parlement européen
Cette inflexion ne passe pas inaperçue. Les ONG environnementales, dont Greenpeace, ClientEarth et WWF, dénoncent une remise en cause des engagements climatiques de l’Union européenne et alertent sur les conséquences potentielles d’un tel revirement. Elles estiment que ces reculs pourraient affaiblir la crédibilité de l’UE en matière de leadership climatique et compromettre les efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
ClientEarth souligne que des entreprises ont déjà engagé des investissements significatifs pour se conformer aux nouvelles réglementations et qu’une marche arrière risquerait de dissuader les initiatives futures. Greenpeace met en garde contre une possible augmentation des émissions si des réglementations plus souples permettent aux entreprises les plus polluantes de contourner leurs obligations. WWF, quant à elle, insiste sur l’importance de maintenir une trajectoire claire pour assurer une transition écologique viable et éviter les incohérences dans les politiques publiques.
« C’est un recul dangereux », estime Amandine Van Den Berghe, de l’ONG ClientEarth. Selon elle, revenir sur des engagements déjà pris risque non seulement de pénaliser les entreprises ayant investi dans la transition écologique, mais également de créer une incertitude juridique et économique néfaste à long terme. En effet, certaines grandes entreprises comme Unilever ou Danone ont déjà intégré des critères de durabilité dans leur modèle économique et voient d’un mauvais œil toute modification des règles du jeu. D’autres, comme Tesla ou Volkswagen, qui misent sur l’électrification, pourraient souffrir d’un affaiblissement des normes environnementales en Europe face à une concurrence internationale toujours plus agressive.
Les socialistes européens ont publié une lettre exhortant la Commission à ne pas céder aux pressions industrielles. Même certains centristes, pourtant favorables à une flexibilisation des règles, reconnaissent que l’abandon de certaines mesures fragilise la cohérence du Pacte vert. « Nous avons travaillé cinq ans sur ces dossiers. Ce n’est pas simple d’admettre que nous devons revenir en arrière, mais le contexte a changé », confie Marie-Pierre Vedrenne, eurodéputée centriste française, dans une interview à Euractiv.
Le « Pacte pour une industrie propre » : un contrepoids ?
Pour contrebalancer ces ajustements, Bruxelles prévoit de présenter le « Pacte pour une industrie propre », une stratégie censée accélérer la décarbonation industrielle tout en maintenant la compétitivité européenne. Ce plan, qui comprend une vingtaine de pages, met en avant plusieurs mesures incitatives. Il prévoit notamment une augmentation des financements destinés aux investissements dans les énergies renouvelables.
Il mise aussi sur un soutien renforcé au « made in Europe », une stratégie qui vise à réduire la dépendance de l’Union européenne aux importations étrangères tout en favorisant les industries locales grâce à des subventions ciblées. Si la présence de cette formule dans la réglementation européenne est une première, l’approche ne l’est pas. Par le passé, des initiatives similaires ont été mises en place, notamment dans le domaine de la production de batteries pour véhicules électriques, avec le projet European Battery Alliance lancé en 2017. De même, la pandémie de Covid-19 a illustré la nécessité de renforcer l’autonomie européenne dans la fabrication de vaccins et de médicaments, conduisant à des investissements accrus dans le secteur pharmaceutique. Aujourd’hui, cette politique s’étend aux technologies vertes, à la production d’hydrogène et aux semi-conducteurs, où l’Europe cherche à sécuriser ses chaînes d’approvisionnement face aux tensions commerciales avec la Chine et les États-Unis.
Le plan propose enfin l’organisation d’achats groupés de matières premières critiques, s’inspirant du modèle mis en place pour l’acquisition de vaccins durant la pandémie de Covid-19.
Le commissaire européen à l’énergie, Dan Jørgensen, tente de rassurer en affirmant que ce repositionnement ne signifie pas un abandon des ambitions climatiques de l’UE. « Le fait que les États-Unis reculent sur leur programme climatique ne signifie pas que nous devons faire de même. Au contraire, cela nous oblige à aller de l’avant », déclare-t-il.
Une Europe à la croisée des chemins
Le revirement de la Commission illustre les tensions croissantes entre ambitions climatiques et réalités économiques et géopolitiques. Alors que l’UE peine à trouver un équilibre entre régulation environnementale et compétitivité industrielle, les débats s’annoncent vifs au sein des institutions européennes.
L’opposition entre ces deux priorités est particulièrement visible dans des secteurs comme l’automobile et l’énergie. Ainsi, l’obligation progressive d’abandonner les véhicules thermiques d’ici 2035 a suscité de vives réactions de la part des constructeurs, notamment allemands, qui dénoncent un manque de flexibilité pour l’adoption des nouvelles technologies. De même, le secteur de l’acier, fortement impacté par les quotas carbone, réclame des compensations financières afin de rester compétitif face aux producteurs chinois, bénéficiant de coûts énergétiques bien inférieurs.
Ces exemples illustrent la difficulté de concilier objectifs écologiques et impératifs économiques, poussant l’UE à ajuster ses ambitions au gré des pressions industrielles et diplomatiques. Si certains y voient une adaptation pragmatique aux enjeux du moment, d’autres redoutent un signal d’essoufflement de la politique climatique européenne à la veille des prochaines élections européennes.
Avec AFP