L’alerte ne vient pas de n’importe où : une centaine de médecins et professionnels de santé publique ont publié ce 21 octobre un rapport dans la prestigieuse revue médicale The Lancet. Ses auteurs, les chercheurs de 38 institutions universitaires et d’agences des Nations unies, enjoignent les gouvernements à modifier la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre car les indicateurs de santé de l’humanité sont au rouge vif, traduisant une détérioration de tous les paramètres. Pénuries alimentaires, catastrophes mortelles et épidémies éclipseraient la pandémie de coronavirus en effets désastreux. « L’humanité se trouve à un tournant décisif« , affirment les médecins, alors que les nations s’apprêtent à dépenser des milliers de milliards de dollars pour relancer l’économie après la pandémie et que les dirigeants du monde entier doivent se réunir à Glasgow dans moins de deux semaines pour la COP26.
L’année dernière, la hausse des températures a entraîné une augmentation des taux de maladies liées à la chaleur, provoquant l’effondrement d’ouvriers agricoles dans les champs et le décès de personnes âgées dans leur appartement. Les insectes porteurs de maladies tropicales se sont multipliés et se sont répandus vers les pôles. La quantité de pollen de plantes dans l’air a augmenté, aggravant l’asthme et d’autres problèmes respiratoires. Les inondations extrêmes et les tempêtes catastrophiques ont augmenté le risque de choléra et d’autres maladies d’origine hydrique. La fumée des incendies comme ceux de Californie ou de Grèce s’est infiltrée dans les poumons, puis dans le sang de personnes même très éloignées des foyers. Les sécheresses s’intensifient, les récoltes sont mauvaises, la faim menace des millions de personnes parmi les plus vulnérables du monde. Tout cela se passe aujourd’hui-même, et partout dans le monde. Aucun pays n’est à l’abri.
« Le changement climatique est là et nous le voyons déjà nuire à la santé humaine dans le monde entier » affirme le professeur Anthony Costello, directeur général du rapport Lancet Countdown dans un communiqué. Les images de catastrophes de toutes natures qui défilent sur les chaines de télévision devraient nous faire comprendre que ce qui se passe est l’expression du dérèglement climatique ; elles traduisent la menace que fait peser la crise climatique sur la société mondiale. Lachlan McIver, un médecin de Médecins sans frontières exprime son désarroi auprès du Washington Post : « Votre santé, ma santé, la santé de nos parents et de nos enfants sont en jeu ».
Climat : la plus grande menace sanitaire à laquelle l’humanité est confrontée
L’étude du Lancet n’est que la dernière salve en date des professionnels de la santé qui réclament un arrêt rapide de la combustion des combustibles fossiles et des autres activités qui réchauffent la planète. Dans un rapport spécial publié la semaine dernière, l’Organisation mondiale de la santé a qualifié le changement climatique de « plus grande menace sanitaire à laquelle l’humanité est confrontée », avertissant que ses effets pourraient être plus catastrophiques et durables que la pandémie de coronavirus. Des dizaines d’experts en santé publique se rendront au sommet des Nations unies sur le climat qui débutera à la fin du mois, dans le but de convaincre les dirigeants mondiaux qu’ils doivent prendre des mesures plus audacieuses pour réduire la production de carbone de leurs pays.
Pourtant, les tendances en matière de production d’énergie renouvelable et d’initiatives d’adaptation ne se sont pas au rendez-vous. Et la plupart des plus grands émetteurs mondiaux continuent de subventionner les combustibles fossiles à hauteur de dizaines de milliards de dollars par an — réservant la portion congrue à la santé publique.
« La réduction des émissions de gaz à effet de serre est une prescription », résume Renee Salas, médecin urgentiste à l’hôpital général du Massachusetts, qui a participé à la rédaction du « Compte à rebours » du Lancet. « Le serment que j’ai prêté en tant que médecin est de protéger la santé de mes patients. Exiger une action sur le changement climatique est la façon dont je peux le faire. »
Un crescendo de catastrophes liées au climat
Seulement 0,3 % du financement mondial de l’adaptation au changement climatique a été consacré aux systèmes de santé, indique le rapport du Lancet, malgré une explosion de preuves des conséquences sanitaires des émissions non contrôlées de gaz à effet de serre. Au cours du mois dernier, des études publiées dans des revues universitaires ont dressé un inventaire glaçant : El Niño – qui devrait s’intensifier avec le réchauffement de la planète – provoque la faim chez environ 6 millions d’enfants ; la pollution atmosphérique, même à de faibles niveaux jugés sans danger par l’Agence de protection de l’environnement, est à l’origine de dizaines de milliers de décès prématurés; le réchauffement de l’Amazonie, combiné à la déforestation, exposera environ 11 millions de personnes à une chaleur potentiellement mortelle.
Ce rythme effréné de nouvelles études a été accentué par un crescendo de catastrophes récentes liées au climat : La sécheresse à Madagascar a poussé plus d’un million de personnes au bord de la famine. Des inondations soudaines au Niger ont aggravé l’épidémie de choléra dans ce pays d’Afrique occidentale. Et puis il y a ce que l’on voit moins, les conséquences indirectes des catastrophes climatiques : les personnes qui tombent malades à cause des moisissures qui se forment après que leur maison a été inondée par un ouragan et les patients dont les maladies chroniques sont exacerbées par des températures extrêmes. Des études suggèrent que la fumée des incendies de forêt a entraîné des milliers de cas supplémentaires de coronavirus dans l’Ouest américain, et dans un comté, elle a été liée à 41 % des décès.
La multiplication des épisodes de sécheresse augmente le risque d’incendies de forêt et d’exposition aux polluants. Elle menace aussi l’accès à l’eau, à l’assainissement et à la sécurité alimentaire. La hausse des températures raccourcit la période pendant laquelle les plantes atteignent leur maturité, ce qui se traduit par des rendements plus faibles. Le potentiel de rendement des cultures a diminué de 6% pour le maïs, de 3% pour le blé et de 1,8% pour le riz par rapport aux niveaux enregistrés entre 1981 et 2010. Près de 70% des pays côtiers observent par ailleurs une augmentation de la température de leurs eaux territoriales. Une menace pour la sécurité alimentaire d’origine marine de ces pays.
Les récentes catastrophes « sont de sinistres avertissements qui montrent que chaque jour où nous retardons notre réponse au changement climatique, la situation devient plus critique », martèle Marina Romanello, directrice de recherche et auteur principal du « compte à rebours ».
Les menaces liées aux transformations lentes et subtiles de la Terre et de l’air
Pourtant, les plus grands dangers du changement climatique ne sont pas toujours associés aux phénomènes météorologiques extrêmes les plus évidents. D’autres menaces émergeront de transformations relativement lentes et subtiles de la Terre et de l’air. Le danger le plus mortel, et de loin, provient de la combustion de combustibles fossiles, qui génère de minuscules particules irritantes pour les poumons, appelées PM2,5. Selon une estimation publiée en février dernier, le bilan de cette pollution s’élève à plus de 10 millions de décès supplémentaires chaque année.
En ce qui concerne les conséquences du réchauffement, la chaleur est la pire des causes de décès dans le monde. Les personnes âgées et les nourrissons de moins d’un an – les groupes les plus vulnérables à la chaleur – sont exposés à environ quatre jours extrêmement chauds de plus par an qu’il y a une génération, selon le rapport du Lancet. Près de 350 000 personnes sont mortes de maladies liées à la chaleur en 2019.
La hausse constante des températures, combinée à la perturbation de l’habitat et à la mondialisation, a également donné aux maladies infectieuses une chance d’évoluer et de se développer. Les maladies fongiques, qui ne peuvent pas être traitées par des vaccins ou des antibiotiques, pourraient être en augmentation. Historiquement, il n’y a pas eu beaucoup de champignons capables d’infecter les humains, car ces microbes ne se développent pas aux températures corporelles habituelles. Mais comme le réchauffement climatique augmente les températures moyennes dans les environnements où vivent les champignons, il pourrait pousser ces espèces à s’adapter. Selon les scientifiques, cela pourrait les rendre plus aptes à envahir les intestins ou les voies respiratoires des humains.
Une étude publiée en avril dans la revue PLOS Pathogens indique que Candida auris, une infection résistante aux traitements qui a été identifiée pour la première fois il y a 12 ans seulement, pourrait avoir évolué de cette manière. Il en va de même pour un nouveau type de Cryptococcus gattii, un champignon infectant les poumons que l’on trouve généralement sous les tropiques, qui est récemment apparu dans le nord-ouest du continent américain. Dans plusieurs régions du monde, les scientifiques ont constaté une augmentation des cas de fièvre de la vallée, causée par un champignon dont les spores se propagent lors des journées poussiéreuses et venteuses, désormais fréquentes en raison de la sécheresse induite par le climat. « Ils sont en quelque sorte tapis dans le sol et dans l’environnement », observe Anita Sil, généticienne microbienne à l’université de Californie à San Francisco, qui étudie les champignons pathogènes. « Ils sont dans l’air que nous respirons ».
Pendant ce temps, les moustiques porteurs de maladies se déplacent vers des zones plus tempérées et des altitudes plus élevées, leurs cycles de vie s’accélèrent et leurs comportements agressifs s’intensifient. L’évolution des facteurs environnementaux a augmenté les taux de reproduction de base de maladies comme le Zika et le chikungunya, renforçant ainsi leur potentiel d’explosion en épidémies. Une étude publiée par le Lancet Planetary Health en juillet dernier a révélé que si les émissions de carbone ne cessaient pas, près de 90 % de la population mondiale serait exposée au paludisme et à la dengue d’ici la fin du siècle. D’autres études suggèrent que le taux de maladies diarrhéiques chez les enfants augmentera de 5 % pour chaque hausse de température de 1 degré Celsius.
L’inaction climatique des dirigeants politiques coûtera très cher
Face à ces questions, les dirigeants politiques semblent désemparés, comme tétanisés. Ils s’effraient (largement inspirés par les lobbies tout-puissants) du coût que représenterait l’abandon des énergies fossiles et multiplient les obstacles aux mesures destinées à lutter contre le dérèglement climatique. Hormis les écologistes, les candidats à la présidentielle française abordent peu ces questions. Ils préfèrent les thèmes de la sécurité, du pouvoir d’achat, de l’immigration, apparemment plus à leur portée. Quant à l’urgence climatique, ils la relèguent pour plus tard. Pourtant le rapport du Lancet est on ne peut plus clair : l’inaction climatique coûtera très cher.
L’année dernière, en 2020, les coûts directs des catastrophes climatiques se sont chiffrés en centaines de milliards ; la sécheresse a touché 19 % de la surface terrestre totale du monde, endommageant les rendements de cultures essentielles comme le blé, le maïs et le soja. Les chaleurs extrêmes ont mis à mal les travailleurs et entraîné l’arrêt des activités dans les fermes et les usines, privant le monde de 295 milliards d’heures de travail potentielles ; les décès dus à la pollution par les particules fines coûtent plusieurs centaines de milliards de dollars an selon une étude publiée en 2019 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences.
Selon le rapport du Lancet, réduire les émissions, investir dans les énergies propres et financer les efforts d’adaptation permettrait d’économiser de l’argent et de sauver des vies. La réduction de la pollution atmosphérique qui résulterait de l’élimination des combustibles fossiles pourrait à elle seule procurer des avantages pour la santé mondiale se chiffrant en milliers de milliards d’euros. Or de nombreux plans de relance post-Covid-19 ne sont pas compatibles avec l’accord de Paris, qui vise à limiter le réchauffement climatique à moins de 2 °C au-dessus du niveau préindustriel, et dans l’idéal à 1,5 °C. « On estime que moins d’un dollar sur cinq dépensé pour la relance Covid réduira les émissions de gaz à effet de serre et que l’impact global sera probablement négatif. Nous nous remettons d’une crise sanitaire d’une manière qui met notre santé en danger », déplore Marina Romanello.
Des systèmes de santé publique qui ne sont pas préparés aux chocs climatiques
Le rapport montre aussi que la crise du Covid n’a pas servi de leçon : les systèmes de santé sont mal préparés aux chocs sanitaires actuels et futurs induits par le climat. Selon l’enquête 2021 de l’OMS sur la santé et le changement climatique, seuls 45 pays sur 91 ont déclaré avoir effectué une évaluation des risques sanitaires et de l’adaptation au changement climatique, une proportion similaire à 2018. Sur ces 91 pays, 69% affirment que des aspects financiers les empêchent de mettre en œuvre une stratégie. Au niveau mondial, « le financement de l’adaptation au changement climatique destiné aux systèmes de santé ne représente que 0,3% du financement total de l’adaptation au changement climatique », chiffrent les auteurs.
« Même avec des preuves accablantes sur les impacts du changement climatique sur la santé, les pays ne fournissent pas une réponse d’adaptation proportionnelle aux risques croissants auxquels leurs populations sont confrontées » écrivent les rapporteurs ; ces derniers nous montrent pourtant bien à quel point notre santé est menacée. Ils pointent également tout ce que nous avons à gagner en prenant des mesures ambitieuses en faveur du climat. L’argument sanitaire en faveur de l’action climatique n’a jamais été aussi clair ; qu’attendons-nous ?