La centrale nucléaire de Tchernobyl, à l’origine de la plus grave catastrophe nucléaire civile en 1986, est une nouvelle fois au centre de toutes les préoccupations. Ce mercredi 9 mars, l’opérateur ukrainien Ukrenergo a annoncé que l’alimentation électrique de la centrale nucléaire de Tchernobyl et de ses équipements de sécurité est « complètement » coupée en raison d’actions militaires russes. De son côté, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a alerté ce mercredi. Selon elle, les systèmes permettant de contrôler à distance les matériaux nucléaires de la centrale ont cessé de lui transmettre des données. Une situation des plus inquiétantes car le site contient toujours des quantités importantes de déchets et matériaux radioactifs pouvant mettre en danger une grande partie de l’Europe en se retrouvant au cœur d’activités militaires.
Ce mercredi 9 mars 2022, plusieurs médias ont rapporté que l’alimentation électrique de la centrale nucléaire de Tchernobyl et de ses équipements de sécurité était « complètement » coupée en raison des combats, citant un message de la Compagnie nationale de production d’énergie nucléaire d’Ukraine (Energatom) sur Telegram.
Cet incident a ravivé l’inquiétude autour de la centrale. Energatom s’est inquiétée d’un potentiel défaut de refroidissement des combustibles et mis en garde contre le risque de « libération de substances radioactives dans l’environnement » et d’un éventuel « nuage radioactif » que le vent pourrait transférer « vers d’autres régions d’Ukraine, de Biélorussie, de Russie et d’Europe ». L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a néanmoins rassuré sur Twitter dans l’après-midi indiquant ne voir « aucun impact critique sur la sûreté » étant donné que « la charge thermique de la piscine de stockage du combustible usé et le volume d’eau de refroidissement à la centrale nucléaire de Tchernobyl sont suffisants pour une évacuation efficace de la chaleur ».
#Ukraine has informed IAEA of power loss at #Chornobyl Nuclear Power Plant, @rafaelmgrossi says development violates key safety pillar on ensuring uninterrupted power supply; in this case IAEA sees no critical impact on safety.
— IAEA – International Atomic Energy Agency ⚛️ (@iaeaorg) March 9, 2022
Mais cette coupure des instruments de sécurité et de l’électricité ne sont pas le seul danger qui pèse sur cette centrale. Le site de la centrale nucléaire de Tchernobyl, dans le nord de l’Ukraine, est entouré depuis plus de trois décennies d’une zone d’exclusion de 2 600 kilomètres carrés qui empêche les gens d’y pénétrer. Le 26 avril 1986, le réacteur numéro quatre de Tchernobyl a fondu à la suite d’une erreur humaine, libérant de grandes quantités de particules et de gaz radioactifs dans le paysage environnant – 400 fois plus de radioactivité dans l’environnement que la bombe atomique larguée sur Hiroshima. Mise en place pour contenir les contaminants radioactifs, la zone d’exclusion est destinée à protéger la région des perturbations humaines.
L’AIEA dit avoir perdu le contact avec les systèmes contrôlant les matériaux nucléaires de Tchernobyl
Or les systèmes permettant de contrôler à distance les matériaux nucléaires de la centrale de Tchernobyl en Ukraine ont cessé de transmettre des données à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA), a-t-elle indiqué ce mardi 8 mars. Rafael Grossi, le chef de l’AIEA – organisme de surveillance des Nations unies dans le domaine du nucléaire – « a indiqué que la transmission à distance des données des systèmes de contrôle des garanties installés à la centrale nucléaire de Tchernobyl avait été coupée », a affirmé l’AIEA dans un communiqué.
L’AIEA utilise le terme « garanties » pour décrire les mesures techniques qu’elle applique aux matières et activités nucléaires, dans le but de dissuader la propagation des armes nucléaires par la détection précoce de l’utilisation abusive de ces matières.
Cet incident est préoccupant car il peut être analysé dans la perspective d’une campagne de propagande menée par la Russie de Poutine. Les médias russes ont relayé ce dimanche 6 mars les propos d’un représentant du Kremlin dont l’identité n’a pas été révélée. Celui-ci accuse les Ukrainiens d’avoir entrepris la fabrication d’une « bombe sale », à partir des déchets nucléaires de Tchernobyl.
Les agences de presses russes TASS, RIA et Interfax ont ainsi affirmé, sans fournir de preuves, que l’Ukraine était en train de construire une arme nucléaire sur le site de la centrale de Tchernobyl, répétant ainsi de courantes accusations à l’encontre du pays envahi par la Russie depuis le 24 février 2022. Une rengaine régulièrement démentie par l’Ukraine et peu prise au sérieux par l’Occident : le gouvernement ukrainien a déclaré à maintes reprises qu’il n’avait pas l’intention de rejoindre le club nucléaire, après avoir renoncé à ses armes nucléaires en 1994 à la suite de l’éclatement de l’Union soviétique.
Russian propaganda has gone off the rails and speculates Ukraine might be preparing to drop a ‘dirty bomb’ on the Russian territory. This is a sick fake. Ukraine doesn’t have nuclear weapons, doesn’t conduct any work to create/acquire them. We are a responsible member of the NPT.
— Dmytro Kuleba (@DmytroKuleba) February 26, 2022
Dans son discours accusant l’Ukraine de nazisme, Poutine avait déjà affirmé que le pays, un temps membre de l’URSS, fomentait une attaque nucléaire contre la Russie, ainsi qu’un génocide à l’égard des russophones ; des éléments jugés ahurissants par la communauté internationale.
Du fait de la prise de Tchernobyl par l’armée russe, on peut facilement imaginer qu’une telle bombe sale puisse sortir du chapeau des Russes. Ceux-ci « pourraient recourir à l’emploi d’une arme nucléaire tactique, en prétextant riposter à une attaque montée de toute pièce – en s’appuyant sur la rumeur selon laquelle les Ukrainiens pourraient faire exploser une « bombe sale » sur le territoire russe. Par l’emploi de l’arme nucléaire contre l’Ukraine, Moscou signalerait son intention d’aller « jusqu’au bout » en espérant susciter un effet de sidération et en présumant que l’OTAN n’osera pas escalader » écrit Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, le directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) dans Le Grand Continent.
Une façon cynique pour les Russes de se présenter en victimes afin de déclencher les hostilités atomiques sur le champ de bataille ukrainien pour soumettre plus rapidement le pays.
Une catastrophe environnementale d’ampleur mondiale.
Sans poursuivre les spéculations sur une éventuelle bombe sale, la prise de Tchernobyl suscite plusieurs autres niveaux d’inquiétude. En effet, en prenant possession de la centrale de Tchernobyl, et en entrant sur cette friche atomique, les forces armées russes risquent d’avoir déclenché des conséquences environnementales qu’il est difficile d’évaluer à ce jour. Selon Timothy A. Mousseau, auteur d’un article sur le sujet paru dans The Conversation US, avec le recul, les avantages stratégiques de baser des opérations militaires dans la zone d’exclusion de Tchernobyl semblent évidents. Il s’agit d’une vaste zone non peuplée reliée par une autoroute directement à la capitale ukrainienne, avec peu d’obstacles ou d’aménagements humains sur le chemin. La zone de Tchernobyl jouxte la Biélorussie et est donc à l’abri d’une attaque des forces ukrainiennes par le nord. La zone industrielle du site du réacteur est, en fait, un grand parking où peuvent être stationnés les milliers de véhicules d’une armée d’invasion.
Le site de la centrale abrite également le principal réseau de commutation du réseau électrique pour toute la région. Il est possible d’éteindre les lumières de Kiev depuis cet endroit, même si la centrale elle-même ne produit plus d’électricité depuis 2000, date à laquelle le dernier des quatre réacteurs de Tchernobyl a été arrêté. Ce contrôle de l’alimentation électrique revêt probablement une importance stratégique, même si les besoins en électricité de Kiev pourraient probablement être satisfaits par d’autres nœuds du réseau électrique national ukrainien.
Le site du réacteur offre probablement une protection considérable contre les attaques aériennes, étant donné qu’il est peu probable que les forces ukrainiennes ou autres risquent de combattre sur un site contenant plus de 2,4 millions de kilogrammes de combustible nucléaire usé radioactif. Il s’agit de la matière hautement radioactive produite par un réacteur nucléaire en fonctionnement normal. Une frappe directe sur les piscines de combustible usé ou les installations de stockage en fûts secs de la centrale pourrait libérer dans l’environnement beaucoup plus de matières radioactives que la fusion et les explosions initiales de 1986 et provoquer ainsi une catastrophe environnementale d’ampleur mondiale.
Des rayonnements radioactifs toxiques
Si une explosion d’ampleur semble exclue, à moins d’un acte dicté par la folie, en revanche des accidents environnementaux sont à craindre. En effet, la zone d’exclusion de Tchernobyl est l’une des régions les plus contaminées par la radioactivité sur la planète. Des dizaines d’hectares entourant le site du réacteur ont des taux de dose de radiation ambiante dépassant de plusieurs milliers de fois les niveaux de fond typiques. Dans certaines parties de la « forêt rouge » située près de la centrale, il est possible de recevoir une dose de rayonnement dangereuse en seulement quelques jours d’exposition.
Les stations de surveillance des radiations dans la zone de Tchernobyl ont enregistré le premier impact environnemental évident de l’invasion. Les capteurs mis en place par l’EcoCentre ukrainien de Tchernobyl en cas d’accident ou de feu de forêt ont montré des bonds spectaculaires des niveaux de radiation le long des routes principales et à proximité des installations du réacteur à partir de 21 heures le 24 février 2022. C’est à ce moment-là que les envahisseurs russes sont arrivés dans la région depuis la Biélorussie voisine.
L’augmentation des niveaux de radiation étant plus évidente à proximité immédiate des bâtiments du réacteur, on craignait que les structures de confinement aient été endommagées, bien que les autorités russes aient nié cette possibilité. Le réseau de capteurs a brusquement cessé d’émettre des rapports le 25 février et n’a pas redémarré avant le 1er mars 2022, de sorte que l’ampleur des perturbations causées par les mouvements de troupes dans la région n’est pas claire.
Si, en fait, c’est la poussière soulevée par les véhicules et non les dommages causés aux installations de confinement qui a provoqué l’augmentation des lectures de rayonnement, et en supposant que l’augmentation n’a duré que quelques heures, il est peu probable qu’elle soit préoccupante à long terme, car la poussière retombera une fois que les troupes seront passées. Mais les soldats russes, ainsi que les travailleurs ukrainiens de la centrale électrique qui ont été pris en otage, ont sans aucun doute inhalé une partie de la poussière soufflée. Les chercheurs savent que la terre de la zone d’exclusion de Tchernobyl peut contenir des radionucléides, notamment du césium-137, du strontium-90, plusieurs isotopes de plutonium et d’uranium, et de l’américium-241. Même à des niveaux très faibles, ils sont tous toxiques, cancérigènes ou les deux s’ils sont inhalés.
Risque d’incendie radioactif
Toutefois, pour Timothy A. Mousseau, la menace environnementale la plus importante pour la région pourrait provenir de la libération potentielle dans l’atmosphère des radionucléides stockés dans le sol et les plantes en cas d’incendie de forêt.
De tels incendies ont récemment augmenté en fréquence, en taille et en intensité, en raison du dérèglement climatique. Ils ont pour conséquence de libérer des matériaux radioactifs dans l’air et les disperser loin à la ronde. Les retombées radioactives des feux de forêt pourraient bien représenter la plus grande menace du site de Tchernobyl pour les populations humaines sous le vent de la région ainsi que pour la faune et la flore de la zone d’exclusion.
Actuellement, la zone abrite des quantités massives d’arbres morts et de débris qui pourraient servir de combustible à un incendie. Même en l’absence de combat, l’activité militaire – comme les milliers de soldats qui transitent, mangent, fument et font des feux de camp pour rester au chaud – augmente le risque de feux de forêt.
Il est difficile de prévoir les effets des retombées radioactives sur les personnes, mais les conséquences sur la flore et la faune ont été bien documentées. L’exposition chronique à des niveaux de radionucléides, même relativement faibles, a été associée à une grande variété de conséquences sanitaires chez les animaux sauvages, notamment des mutations génétiques, des tumeurs, des cataractes oculaires, la stérilité et des troubles neurologiques, ainsi qu’à une réduction de la taille des populations et de la biodiversité dans les zones fortement contaminées.
Il n’existe pas de niveau « sûr » en matière de rayonnements ionisants. Les risques pour la vie sont directement proportionnels au niveau d’exposition. Si le conflit en cours devait s’intensifier et endommager les installations de confinement des radiations à Tchernobyl, ou l’un des 15 réacteurs nucléaires répartis sur quatre autres sites en Ukraine, l’ampleur des dommages causés à l’environnement serait catastrophique.
Référence : l’article Military Action in Chernobyl Could be Dangerous for People and the Environment de Timothy A. Mousseau a été publié par The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.