Bruxelles s’est dit « profondément inquiet » par le report d’une étude sur le glyphosate qui doit servir de base à sa décision de prolonger ou non au-delà l’autorisation dans l’UE de cet herbicide controversé, qui court actuellement jusqu’à mi-décembre. Au même moment, l’INRAE et l’Ifremer publient une étude sur les effets des pesticides sur l’environnement et les risques qu’ils font peser sur la biodiversité. Alors, on attend encore ?
L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) ont annoncé dans un communiqué commun « avoir dû réviser le calendrier des étapes restantes du processus de réévaluation » du glyphosate, en raison du « nombre sans précédent d’observations » reçues par les deux régulateurs, notamment de la part d’experts des États membres.
Afin de « prendre en considération » ces centaines de contributions, les deux agences repoussent à juillet 2023 les conclusions de l’EFSA sur « tous les risques possibles de l’exposition au glyphosate pour les animaux, les humains et l’environnement », un rapport initialement attendu au « second semestre 2022 ».
Cette évaluation est indispensable à la Commission européenne pour décider de la prolongation ou non de l’autorisation délivrée à l’herbicide dans l’UE. L’autorisation actuelle, étendue en 2017 pour cinq ans, expire le 15 décembre 2022, mais elle sera automatiquement prolongée jusqu’à la fin du processus d’évaluation, à moins qu’un risque particulier ne soit identifié entretemps.
Ce désherbant est classé comme « cancérogène probable »
« Je suis profondément préoccupée par le retard de l’évaluation du glyphosate, tout en prenant note du grand intérêt suscité par le processus d’évaluation », a commenté la commissaire à la Santé Stella Kyriakides. « J’ai demandé aux agences de faire tout leur possible pour achever leurs travaux dans les meilleurs délais (mais) il est extrêmement important que toutes les nouvelles preuves soient soigneusement examinées et prises en compte », a-t-elle souligné, rappelant que « les pesticides dont l’innocuité n’a pas été démontrée sont interdits » dans l’UE.
Dans un premier temps, fin mai-début juin selon le nouveau calendrier, l’ECHA devrait publier son « évaluation des risques » liés au glyphosate pour la santé humaine, déterminant notamment si l’herbicide doit être considéré comme cancérogène, mutagène, toxique pour la reproduction ou perturbateur endocrinien. Ce rapport de l’ECHA pourrait conduire la Commission européenne à décider, bien avant l’échéance de mi-décembre, de ne pas reconduire l’autorisation du glyphosate, par exemple s’il est reconnu cancérogène. Dans le cas contraire, la réglementation oblige Bruxelles à prolonger l’utilisation jusqu’au terme du processus d’évaluation.
Le Groupe d’évaluation du glyphosate, composé de quatre États membres rapporteurs (France, Hongrie, Pays-Bas et Suède), doit rendre d’ici « fin septembre » à l’EFSA un avis actualisé, avant une série de consultations et les conclusions finales du régulateur.
La France s’est donnée pour objectif de sortir de l’essentiel des utilisations de ce désherbant classé comme « cancérogène probable » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) en 2021, avant une interdiction totale en 2023. Des organisations agricoles s’y opposent, pointant l’absence de produit alternatif.
La réalité de la contamination de l’environnement
Ce retard est annoncé en même temps que la publication d’un autre rapport, rendu public par l’Inrae et l’Ifremer, instituts de recherche publics spécialistes de l’agriculture et de la mer, qui souligne la réalité de la contamination de l’environnement par les pesticides, et l’impact négatif sur la biodiversité et les écosystèmes.
« Notre objectif avec une expertise de ce type, c’est de rendre visible, intelligible, pour les décideurs publics, l’ensemble des connaissances pour éclairer les décisions et améliorer la réglementation », a expliqué lors d’une conférence de presse Thierry Caquet, directeur scientifique Environnement de l’Inrae.
Réalisée à la demande de trois ministères (Ecologie, Agriculture, Recherche), cette méta-analyse a mobilisé pendant deux ans une quarantaine d’experts qui ont passé en revue quelque 4.000 études scientifiques déjà publiées, dans un contexte français ou comparable, pour faire une synthèse des connaissances sur l’impact des produits phytopharmaceutiques (PPP) sur la biodiversité et les écosystèmes.
Elle intervient dans un contexte de réflexion sur l’usage des pesticides. Depuis le Grenelle de l’environnement fin 2007, qui avait fixé un objectif de réduction de 50% de l’usage des pesticides de synthèse en dix ans, les plans successifs ont échoué. Au niveau de l’UE, une proposition est à l’étude pour réduire de moitié l’usage de pesticides à échéance 2030.
Les derniers rapports de ce type dataient de 2005 et 2008. Aujourd’hui « l’image est beaucoup plus précise de cette contamination, du fait notamment de la densification des réseaux de surveillance, mais aussi de l’amélioration des techniques d’échantillonnage ou d’analyse », explique Wilfried Sanchez, directeur scientifique adjoint de l’Ifremer.
Le constat : une contamination qui touche tous les milieux, concerne non seulement une variété de substances actives mais aussi les produits de transformation, les adjuvants et les co-formulants, même si ces derniers sont moins recherchés.
La concentration est retrouvée principalement au niveau des zones agricoles, là où sont utilisés les produits, et se diffuse « le long du continuum terre-mer pour atteindre les océans, avec une diminution des concentrations par un effet de dilution », décrit M. Sanchez. La contamination peut perdurer, même si elle diminue dans le temps, comme le montre la présence parfois persistante de produits aujourd’hui interdits (par exemple DDT, lindane, diuron).
Et s’il existe différents facteurs affectant la biodiversité (dérèglement climatique, exploitation des ressources, modification et destruction des habitats naturels), « les études disponibles publiées ces 20 dernières années permettent d’affirmer de manière robuste que les produits phytopharmaceutiques sont une des causes majeures du déclin de certaines populations », souligne Stéphane Pesce, spécialiste en écotoxicologie à l’INRAE.
Parmi les espèces affectées, on retrouve par exemple des invertébrés terrestres, dont des insectes pollinisateurs comme les abeilles ou des coléoptères prédateurs de certains ravageurs, ainsi que des oiseaux. Certains des produits de synthèse « contribuent fortement au risque » d’extinction qui pèse sur 9 à 15% des espèces recensées en Europe, a-t-il insisté.