La nouvelle enquête de l’Observatoire des libertés associatives sort ce 18 novembre 2024. Ce quatrième rapport intitulé « Au mépris des droits. Enquête sur la répression de la solidarité avec les personnes exilées aux frontières » met l’accent sur les répressions subies par les associations de soutien aux personnes exilées aux trois frontières franco-britannique, franco-italienne et franco-espagnole : alors que la protection des personnes exilées par l’État français ne cesse de se dégrader, et que 2024 connaît déjà un nombre record de morts dans la Manche, le rapport documente les multiples entraves auxquelles font face les acteurs solidaires aux frontières françaises.
L’enquête de l’Observatoire des libertés associatives dresse un état des lieux préoccupant de la situation de la solidarité aux frontières de la France avec le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie. Au lieu de soutenir et de protéger les actions de solidarité envers les personnes exilées, les pouvoirs publics (collectivités locales, forces de police, autorités administratives…) prennent des mesures, toujours plus répressives, pour empêcher ces initiatives ou les décourager.
La répression qui touche les organisations et militant·es qui portent assistance aux personnes exilées est de plus en plus dénoncée publiquement, comme en témoignent les débats autour du « délit de solidarité » ces dernières années. Ce quatrième rapport de l’Observatoire des libertés associatives a cependant souhaité dépasser l’unique criminalisation juridique en s’intéressant à toutes les formes ordinaires d’entraves.
En se concentrant sur les frontières franco-britannique, franco-italienne et franco-espagnole, ce travail cherche à saisir la variation des relations avec les pouvoirs publics selon les territoires. À partir d’une vingtaine d’entretiens semi-directifs et d’archives associatives, il permet d’établir une typologie des différents faits d’entrave à la solidarité aux frontières : la criminalisation et les entraves juridiques à l’aide aux personnes exilées, les attaques discursives et atteintes à la légitimité des acteurs solidaires, le harcèlement et les violences policières, les atteintes matérielles et financières et enfin, les tentatives d’ostracisation et les attaques à la capacité d’action collective.
Ce faisant, ce rapport donne à voir la diversité des entraves, souvent à la limite de la légalité, auxquelles sont confrontées les associations de solidarité avec les personnes migrantes. La frontière franco-italienne, notamment dans les Alpes-Maritimes, est un point névralgique pour les migrations. Les exilés, souvent venus de pays en guerre ou en crise, tentent de franchir cette frontière dans des conditions précaires. Malgré des refus d’entrée souvent systématiques, des associations rapportent des violations fréquentes des droits humains, comme l’enfermement illégal et l’absence de cadre juridique clair pour ces pratiques (1).
Le rapport recense de nombreux exemples de ces entraves à la solidarité, qui ont un impact direct sur l’accès aux droits fondamentaux des personnes migrantes et contribuent toujours plus à la dégradation de leurs conditions de vie. À Calais, des arrêtés préfectoraux interdisant la distribution de nourriture par les solidaires dans certains endroits se sont succédé pendant plusieurs années. Aujourd’hui, des barrières physiques, comme d’énormes rochers, ont été installées. Le seul endroit proposant aux personnes de laver leurs vêtements a été fermé par un arrêté municipal. Dans ce territoire frontalier du Royaume-Uni, comme à la frontière franco-italienne, l’accès aux soins est régulièrement entravé, rendant difficile, voire impossible d’apporter une aide médicale aux personnes exilées vivant dans les campements du littoral nord ou perdues dans les montagnes briançonnaises.
À cela s’ajoutent un harcèlement policier et des entraves juridiques aux associations : des multiples contrôles d’identité ou de véhicules, des contraventions à outrance ou injustifiées, des procédures et poursuites judiciaires. Ces entraves découragent les initiatives citoyennes solidaires, et ont un impact matériel sur les associations et un fort impact psychologique sur les personnes ciblées.
Dans la vallée de la Roya et à Menton, près de la frontière franco-italienne, des citoyens solidaires rapportent craindre d’accompagner des personnes exilées vers un lieu d’accueil ou une administration (par exemple pour déposer une demande d’asile), alors que cela est tout à fait légal, car ils savent qu’ils seront immédiatement suspectés de les avoir aidé à franchir la frontière.
À la frontière franco-italienne, des mesures de rétention ou de refoulement sont appliquées de manière parfois arbitraire. Une décision récente du Conseil d’État a rappelé l’obligation de respecter les droits fondamentaux des exilés, notamment leur droit d’asile, tout en critiquant le manque de cadre légal dans les pratiques actuelles (SAF (2)).
Au Pays basque, à la frontière franco-espagnole, plusieurs solidaires ont été convoqués par la police ou placés en garde-à-vue pour avoir accompagné des personnes en voiture vers un lieu de répit. Sans nécessairement être suivies de poursuites judiciaires, ces actions visent avant tout à décourager d’autres personnes de faire de même.
Le rapport démontre également que les associations sont fréquemment mises en cause par les représentants administratifs et politiques, jetant ainsi le discrédit sur leurs actions : les accusant d’encourager l’installation de personnes exilées en France, de mettre ces personnes en danger ou pire d’être complices de passeurs et de trafiquants d’êtres humains. Pourtant, les actions des associations sont essentielles et servent souvent à pallier l’absence de réponse adaptée et efficace de l’État. Dans plusieurs territoires, ce sont souvent elles et les citoyens. Le rôle de ces associations humanitaires et juridiques est devenu crucial. Ces organisations, comme La Cimade ou Anafé, dénoncent non seulement les abus mais participent activement à la protection des droits des migrants, que ce soit en fournissant des conseils juridiques ou en alertant sur les conditions déplorables auxquelles ils font face. Cependant, elles ne manquent pas de souligner l’absence de coordination efficace entre les États membres de l’Union européenne, ce qui exacerbe la pression sur des points spécifiques comme les Alpes-Maritimes.
Face aux constats préoccupants dressés par ce rapport de l’Observatoire et l’ensemble des témoignages recueillis par les associations et leurs partenaires, il est grand temps que les pouvoirs publics mettent fin aux entraves qui empêchent l’action quotidienne de centaines de citoyens, collectifs et associations de la solidarité de venir en aide aux personnes exilées.
Les entraves à la solidarité
Malgré l’évolution de la jurisprudence concernant le « délit de solidarité », la mobilisation de l’outil juridique, ou sa menace, n’a pas cessé pour autant. Aux frontières Sud, les menaces de poursuites pour motif d’aide à la circulation sont encore courantes, malgré les conclusions de la Question prioritaire de constitutionnalité de 2018. Mais surtout, l’aide au passage étant toujours condamnable en France, le CESEDA continue à être mobilisé pour intimider les solidaires.
Par ailleurs, cette étude révèle qu’au-delà de la législation sur l’immigration, les autorités disposent d’autres outils juridiques pour entraver les associations et militant·es, qu’il s’agisse de l’emploi des codes de l’Urbanisme et de la Construction ou des accusations d’outrage et de diffamation.
Ces usages concernent davantage les acteurs et les actrices à la frontière franco-britannique et semblent en recrudescence depuis plusieurs
années.
La disqualification des soutiens aux personnes exilées intervient dans un premier temps via un procédé de criminalisation par association : les atteintes à la légitimité des solidaires découlent d’abord de la criminalisation des migrations. D’autres registres de disqualification sont néanmoins employés, émanant d’abord de l’extrême droite mais gagnant peu à peu le reste du champ politique.
Le premier, qui relève de la « rhétorique de l’appel d’air », est fondé sur la peur d’un « envahissement migratoire » qui, dans le discours des autorités, serait encouragé par le travail des associations.
Les deux autres registres convoquent, eux, des arguments moraux : les associations sont accusées de mettre en danger les personnes exilées par leur action mais elles sont aussi régulièrement associées aux réseaux illégaux de passage.
Les entraves policières à la solidarité sont les plus récurrentes. Contrôles d’identité ou de véhicule à répétition, intrusion dans la vie intime des solidaire, usage de la violences verbale et physique ou instrumentalisation des personnes exilées en représailles d’action de protestation sont autant de pratiques fréquemment mentionnées. L’enquête révèle le traitement différencié des militant·es en fonction de leur origine, nationalité, genre ou de l’âge des volontaires. La fréquence et le caractère discriminant de ces entraves poussent beaucoup de solidaires à s’« auto-policer ».
L’enquête révèle ainsi un rapport ambivalent au droit des forces de l’ordre. D’une part, elles ne connaissent pas toujours, ou nient, les procédures en vigueur concernant la prise en charge des personnes exilées mais, surtout, elles renient parfois aux citoyen·nes le droit de les aider. Ces pratiques para-légales sont fréquemment légitimées par la disqualification des actions de solidarité, certaines catégorisations développées dans les champs politique et médiatique se retrouvant jusque dans les circulaires du ministère de l’Intérieur adressées aux escadrons de terrain.
La forme et la récurrence des entraves policières à la solidarité varie selon les frontières : elle est fonction de la fréquence des interactions avec les forces de l’ordre mais surtout du contexte et des enjeux politiques propres à chaque territoire (d’un côté l’action des forces de l’ordre est dictée par ce qu’on a appelé la « politique du chiffre », tandis que sur le littoral c’est la politique de « lutte contre les points de fixation » qui conditionne l’activité policière).
La répression est également matérielle. Les amendes pour des motifs extravagants apparaissent ainsi fréquentes, tout particulièrement aux frontières franco-britannique et franco-italienne. Le coût des contraventions constitue un véritable mécanisme de dissuasion exercé par le « pouvoir contraventionnel » des agents des forces de l’ordre.
D’autres obstacles, qualifiés d’« opérationnels », sont physiques(confiscationdematériel,développement d’un « urbanisme anti-association », tentatives de confinement des associations dans des lieux marginalisés), mais aussi d’ordre administratif avec les arrêtés municipaux et préfectoraux dits « antidistribution ».
Enfin, ce rapport montre qu’une autre stratégie fréquemment employée par les pouvoirs publics vise l’ostracisation des associations et des militant·es. « Sabotage des liens » entre des associations de solidaires et d’autres acteurs du territoire, oppositions aux initiatives communes de solidarité entre associations locales, exclusion des lieux de concertation institutionnels sont autant d’exemples qui illustrent le panel d’outils à la disposition des autorités pour tenter d’isoler certain·es acteurs et actrices de la solidarité aux frontières.
Conséquences des entraves à la solidarité
Ces entraves ont des conséquences importantes sur l’activité des associations. Outre les moyens financiers nécessaires pour se défendre, et l’énergie militante déployée, ces attaques peuvent contribuer à fragiliser le recrutement de nouveaux bénévoles ou salarié·es. La répression génère un « détournement de l’action associative et militante » des associations qui se trouvent « bloquées dans une impasse humanitaire », cantonnées à l’urgence du terrain.
La criminalisation de la solidarité a aussi des conséquences sur les individus ciblés : l’usage de la violence mais également l’intrusion dans la vie privée des solidaires, ont un impact sur la santé mentale des militant·es mais aussi sur leurs relations personnelles ou professionnelles.
En raison de leur fréquence et du coût de leur recensement, ces entraves sont souvent normalisées et intégrées comme inhérentes aux actions de solidarité.
Nous relevons une certaine transformation des pratiques militantes. D’une part, certaines activités sont adaptées aux modalités de la répression et, d’autre part, des protocoles et formations sont développés pour faire face à ces entraves dans une logique d’anticipation.
L’action de solidarité et la criminalisation qui l’accompagne transforme aussi les individus et le sens qu’ils souhaitent donner à leur action. Tandis que des formes de radicalisation du positionnement politique de certains volontaires sont observées, un certain nombre de bénévoles tendent, eux, à dépolitiser leur action.
Une forte autocensure se développe sur certains territoires, alimentée par une crainte d’aider chez une partie des résident·es en raison
notamment de la succession d’interpellations et d’inculpations de solidaires ces dernières années.
Quelles stratégies de résistance ?
Le rapport analyse les stratégies existantes sur les territoires étudiés mais explore également de nouvelles pistes.
Sur le plan légal et institutionnel : possibilité de contestations des contraventions, d’actions en justice contre les décisions des autorités ou de
signalements auprès des Autorités administratives indépendantes. Si ces actions sont nécessaires pour continuer à visibiliser les phénomènes d’entrave, notamment policières, elles comportent également de nombreuses limites : procédures chronophages et coûteuses, des contestations qui ne fonctionnent pas toujours et risque financier plus important lorsqu’elles sont déployées.
Face à ces limites, des formes d’action de désobéissance civile sont élaborées par les militant·es pour dépasser les interdictions et affronter les intimidations.
Un autre angle stratégique invite les associations à diffuser des représentations alternatives dans le débat public via l’intensification du travail de collecte de données dans le but de les rendre publiques. Pour publiciser ces données, il convient de (re)créer des réseaux de diffusions sur ces enjeux au sein des associations et groupes militants euxmêmes, notamment entre territoires éloignés, mais aussi de mobiliser de nouveaux modes de diffusion pour atteindre l’entièreté de la population. Réussir à faire exister ces informations dans le débat public permettrait de mettre à jour les dissonances entre les récits disqualifiants et les réalités du terrain.
Il apparaît enfin primordial de construire des alliances avec d’autres acteurs locaux, ainsi que d’approfondir les partenariats déjà existants, entre les associations elles-mêmes, mais aussi avec des collectivités locales, des hôpitaux et leur personnel soignant, des syndicats ou établissements scolaires, par exemple. Puisque les autorités locales utilisent régulièrement le mécontentement, supposé ou réel, de leurs populations pour délégitimer le travail des associations, la construction d’une relation de confiance avec les résidents des territoires investis
est un enjeu tout aussi important. Les chiffres et la situation des personnes exilées aux frontières françaises mettent en lumière des réalités complexes et souvent alarmantes.
A quand un respect réel et concret des droits fondamentaux ?
Le cadre juridique actuel s’avère insuffisant pour répondre de manière équitable et humaine aux besoins des personnes exilées. À la frontière franco-italienne, par exemple, les pratiques de rétention et de refoulement révèlent des failles importantes. Les associations et des organismes comme le Conseil d’État soulignent des manquements graves, notamment en ce qui concerne l’accès à la demande d’asile et les conditions de traitement des exilés. L’application parfois arbitraire des règles crée une situation de flou juridique, laissant des personnes dans une zone grise entre droit et non-droit.
Enfin, les défis humanitaires sont considérables. Les conditions climatiques difficiles, combinées à des contrôles renforcés, exposent les exilés à des risques vitaux. Les pratiques de refoulement aux frontières, dénoncées dans ce rapport comme contraires aux engagements internationaux de la France, aggravent leur vulnérabilité. Cette situation illustre les tensions entre des politiques restrictives et les obligations morales et juridiques envers les migrants.
Ainsi, bien que des avancées légales, comme celles émanant du Conseil d’État, témoignent d’une prise de conscience progressive, il reste urgent de repenser la gestion migratoire dans une perspective plus humaine et durable, en assurant un équilibre entre souveraineté nationale et droits fondamentaux.
En 2023, la France a enregistré près de 130 000 demandes d’asile, marquant une augmentation par rapport aux années précédentes. Ce chiffre témoigne d’une pression migratoire importante sur les infrastructures françaises, particulièrement aux frontières (1). La situation de ces exilés aux frontières françaises illustre les tensions entre gestion des flux migratoires et respect des droits fondamentaux. Des efforts évidents restent à faire pour garantir des solutions durables et humaines face à ce défi mondial.
Voir la vidéo publiée ce jour : L’État doit cesser d’entraver la solidarité avec les personnes exilées aux frontières
Liste des associations signataires
- Amnesty International France
- La Cimade
- Médecins du Monde
- Médecins Sans Frontières
- Observatoire des libertés associatives
- Anafé
- Bidasoa Etorkinekin
- Collective Aid France
- Emmaüs Roya
- Fédération Etorkinekin-Diakité
- Human Rights Observers
- Refugee Women’s Centre
- Roya Citoyenne
- Tous Migrants
- Utopia 56
(1) Sources :
– Chiffres du ministère de l’Intérieur
– Droit des personnes exilées aux frontières intérieures (SAF)
Photo d’en-tête : Migrants à la frontière franco-italienne © Médecins sans frontières