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Le Guépard ne danse plus pour l’Europe

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« Le guépard ne danse plus pour l’Europe » a paru dans Temps-marranes à l’automne 2013 : on était sous le choc d’un grave naufrage de migrants à proximité de Lampedusa. Et, à l’instar du roman du prince du même nom, cela sonnait comme une annonce funeste.
Depuis les tragédies n’ont cessé de se succéder. On ne peut savoir combien sont morts de ces candidats à l’exil. Ils viennent de Libye, des côtes orientales de l’Afrique, du Moyen-Orient, chercher une meilleure vie, en l’occurrence, le contraire d’une mort assurée, de faim, d’égorgements, de jugements expéditifs. « Il faut du courage pour tout oublier » chante Juliette (1) dans une,déchirante mélodie de l’exil. Du courage, il se fait minimal chez les dirigeants européens qui se disputent à qui en accueillera… le moins possible et… le plus tard possible. Notre baignade vacancière dans la transparence de Mare Nostrum ne sera plus la même.
Mais saluons au passage les garde-côtes et les marins, les pêcheurs, enfin tous ceux qui sauvent des vies comme ils peuvent…

Voici une trentaine d’années flottait déjà sur le monde une de ces drôles d’histoires qui alimentent parfois les rubriques « énigmes non résolues » des gazettes. On l’appelait le mystère du Triangle des Bermudes, histoires de naufrages ou disparitions inexpliquées.
Aujourd’hui c’est à moins d’un kilomètre d’une île de Sicile, à quelques coups de rame du Cap Bon, pointe septentrionale tunisienne, que se trouve le lieu géométrique des naufrages répétés, qui se produisent après des parcours très longs et sans encombre, à quelques mètres du rivage tant attendu.

Voila un fait curieux. Dans les années 50 les jeunes gens hardis de Tunis, férus d’exploits, se piquaient de ramer de nuit dans des barques de pêcheurs de la Goulette pour atteindre la Sicile au petit matin d’été et se rouler fièrement sur la plage de… Lampedusa.
J’étais enfant et me demandais si leurs récits étaient des tartarinades. Ils disaient vrai. Personne ne se noyait. Le nom de Lampedusa sonnait alors comme une frasque joyeuse de fin d’adolescence…

Puis, ce nom, nous l’avons découvert sous un tout autre jour lorsqu’en 1958, parut en français le livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, œuvre posthume qui nous apprenait que la côte ludique avait aussi été le territoire d’un « prince », duc de Palma di Montechiaro. Le roman, qui s’accrochait à l’histoire familiale de son auteur et se situait dans le milieu du XIXe siècle, évoquait sous un regard inversé ce que l’Histoire officielle voit comme la construction de l’Italie moderne, avec en toile de fond les épisodes de la révolution garibaldienne.

Peu après un autre « prince », milanais celui-ci, Luchino Visconti, qui s’était illustré par ses mises en scène à la Scala, s’appropria l’œuvre et l’adapta au cinéma. Avec dans l’éclat de leur jeunesse et ce temps en suspens qu’on appelle « beauté du Diable », les monstres sacrés Delon et Cardinale. Tancrède, joué par Delon, héritier et pupille de son oncle Salina, y faisant le plus bel honneur à la figure des armoiries de la famille, un « lion léopardé » et dansant.
La scène du bal, architecturée, chorégraphiée, orchestrée par Luchino est l’une des plus sublimes de l’histoire du cinéma et ne peut que le rester au fil des ans : Claudia et Alain dans l’écrasant triomphe d’un érotisme dont l’intensité fait l’éternité.

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A Cannes la Palme d’Or fut décernée au film en 1963. J’avais dix-sept ans et j’allais entrer à la Sorbonne. Les brasses vers la côté sicilienne de mes aînés, appartenaient à un autre monde qu’il nous fallait oublier sous peine de sombrer dans la mélancolie. Depuis trois ans nous avions immigré en France, et tandis que j’avais toujours cru bon d’être une petite juive très assimilée dans les meilleures écoles, je faisais une expérience dont on ne revient pas indemne : celle d’être perçue comme une personne tellement assimilée que nul ne voyait la douleur de son exil, et qui, en secret, pleurait ses deux grands-mères mortes du côté des barques. Je découvrais le danger interne des immigrations… invisibles.

Nous avions tous connu Claudia à Tunis et étions fiers de sa réussite. Son frère Bruno avait été élève dans mon lycée. Je regardais, et je rêvais devant le bal de l’esthète Luchino où dansait divinement mon ex-concitoyenne devenue star hors catégorie, et me sentais à la fois solidaire et nulle ! Ils dansaient et dansaient dans des volutes, des circonvolutions, des voltes, des courbes, et les mouvements de leurs pas dessinaient des entrelacs virtuels qui faisaient songer à l’alliance indissoluble des anneaux des armoiries des frères Borromée. Et leurs regards condensaient ces volutes en miroir au fond de leurs pupilles comme si chacun pouvait les voir.

Le Guépard a ceci de commun avec La Recherche de nous montrer que la fin des mondes est précisément à leur acmé. Le temps du bal est celui de la petite inertie où l’ancien monde est furtivement là, comme son souvenir nimbé de ce petit quantum résiduel de beauté explosive dont ne peut être paré que ce qui n’existe déjà plus. La date de parution du début de l’œuvre proustienne, 1913, est en elle-même le stigmate de la perte d’un temps, de ce temps où…

Et voila que ce début de siècle qui n’en finit pas d’être la fin du précédent, parce qu’il n’a pas encore trouvé comment traiter, vivre et développer ses innombrables émergences et survenances, nous ramène chez le Guépard. Et encore une fois le nom de Lampedusa prend un autre sens. Cette fois, on y voit des petits et grands cercueils alignés et les larmes ruissellent, non pour la ménagère dans sa cuisine, mais bien pour tout un chacun qui, sans penser vraiment, s’aperçoit qu’une petite voix interne se mettrait à parler toute seule en lui par les mots de Primo Levi « Si c’est un homme ». Les autorités « font ce qu’elles peuvent », certes, et on les croit. Par exemple, pour qu’on distingue bien les arrivants de la population autochtone, ces autorités leur donnent des « joggings de couleur voyante »… le journal, la chaîne de radio, ne disent pas si sur les capuches on a mis une étoile jaune, un croissant vert, une croix rouge… 

(Photo ©Arte Future)

L’Institution européenne « discute » pour savoir qui doit payer et comment protéger « les frontières extérieures de l’Europe », expression que l’on n’avait jamais autant entendue. Çà et là on cite une vieille phrase d’un vieux premier ministre de gauche : « on ne peut accueillir toute la misère du monde »… Eux, ils errent dans les rocailles « en attendant »… à tel point que le verbe attendre en est devenu intransitif.
A ces aventuriers qui ont tout risqué, nul n’a pensé accorder une once d’admiration, pour leur courage – qui d’entre nous risquerait ainsi son va-tout ? Ce courage, a-t-on même songé qu’il avait une valeur professionnelle, car il est, en termes de management moderne, une compétence à lui tout seul ? L’Institution prend tout le temps qu’il faut pour organiser ses commissions et ne semble pas bousculer ses rythmes. On ne perçoit que dureté. A fortiori ni gloire ni romanesque ne sont alloués à celui qui part en s’arrachant parce que chez lui « il est déjà mort ». Pourrait-on au moins entendre cette phrase qui en dit aussi long qu’un héroïque récit d’opposant politique ? Il semble que non.

Heureusement, la mention de l’origine chrétienne de l’Europe qui avait tant fait débat, n’a pas été inscrite dans les textes, car les arcanes en seraient toutes ébranlées !
Ne pourrions-nous « oser » la naïveté voire le ridicule, et donner une priorité à ce qui se gronde tout seul au fond de nous… « Si c’est un homme ». En-deçà du Politique ? Ou bien au contraire en plein dedans ? A quelques transpositions près l’humanité est, avec les composantes contemporaines, de nouveau plongée dans la tragédie d’Antigone entre fraternité essentielle et rudesse de la Cité, entre le cas général et l’exception, entre l’Humain et le Sociétal…. Plus tard leurs enfants en feront des romans, peut-être…
Lampedusa garde la trace mélancolique des princes qui l’illustrèrent, désespérance de Giuseppe nouée aux ironiques falbalas du prince Luchino. Les acteurs ont changé, Lampedusa est passée du côté de la désolation. Non, le Guépard ne danse plus…

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Paule Pérez est Philosophe, Psychanalyste, Editeur ©Temps marranes n° 23

(1) Chanson de Juliette « Aller sans retour » 

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