Une organisation brésilienne, soutenue par Notre Affaire à Tous, met en garde BNP Paribas pour ses financements à un important producteur de viande bovine brésilien, Marfrig, suspecté d’être impliqué dans la déforestation illégale, le travail forcé et l’accaparement de territoires autochtones. Il s’agit de la première mise en garde adressée à une banque pour qu’elle se conforme à ses obligations légales en matière de déforestation.
Dans le cadre d’une démarche inédite visant à engager la responsabilité des acteurs financiers en matière de déforestation illégale et de graves violations des droits humains liées à l’industrie bovine brésilienne, l’association brésilienne Comissão Pastoral da Terra (CPT) et l’association française Notre Affaire À Tous (NAAT), soutenues par l’ONG nord-américaine Rainforest Action Network, ont adressé une mise en demeure à la banque française BNP Paribas en raison de son appui financier à Marfrig, la deuxième plus grande entreprise de conditionnement de viande du Brésil.
Dans une lettre adressée à BNP Paribas, les avocats de NAAT et CPT affirment que Marfrig se rend coupable de graves violations en raison de l’insuffisante réglementation de sa chaîne d’approvisionnement, contribuant ainsi à la déforestation, à l’accaparement de terres de populations autochtones et à des pratiques analogues à l’esclavage dans les élevages bovins qui fournissent Marfrig. En fermant les yeux sur ces abus et en continuant à aider Marfrig à obtenir des milliards de dollars pour son financement, la lettre affirme que BNP Paribas contribue à ces pratiques illégales et pourrait voir sa responsabilité engagée. En effet, bien qu’elle se soit engagée en 2015 à des investissements respectant le principe « zéro déforestation », BNP Paribas a participé en 2019 à une émission de 500 millions de dollars d’obligations de transition pour le compte de Marfrig.
Les dividendes de la déforestation
En octobre 2021, une enquête de l’ONG Global Witness révélait que, depuis la signature de l’Accord de Paris sur le climat, des banques et des sociétés de gestion d’actifs basées dans l’Union Européenne, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Chine ont conclu des accords financiers valant 157 milliards de dollars avec des entreprises accusées de détruire la forêt tropicale au Brésil, en Asie du Sud-Est et en Afrique. Une ampleur considérable de revenus que des banques comme HSBC, BNP Paribas et JPMorgan Chase & Co (JPMorgan) auraient pu retirer d’accords associés à un risque de déforestation.
Ces institutions financières ont dégagé 1,74 milliard de dollars sous forme d’intérêts, de dividendes et d’honoraires en soutenant des groupes agro-industriels associées au risque de déforestation le plus élevé – essentiellement dans les filières du soja, de la viande bovine, de l’huile de palme et des pâtes à papiers – d’après les estimations de Global Witness.
Parmi les géants de la finance qui ont à maintes reprises profité de ce type d’accords figurent HSBC, Deutsche Bank, JPMorgan, BNP Paribas, Rabobank et Bank of China.
La disparition des forêts tropicales a des conséquences dramatiques sur le climat, pour les communautés dont les moyens de subsistance dépendent de ces forêts, et pour la biodiversité. La demande de terres pour produire de l’huile de palme, du soja, du caoutchouc, de la viande bovine et du cuir en Amazonie, en Asie du Sud-Est et en Afrique centrale a contribué à la perte de forêts tropicales d’une superficie estimée à 23 millions d’hectares entre 2016 et 2020 – soit près de la taille du Royaume-Uni.
Qui profite de la destruction de ces écosystèmes essentiels pour le climat ? Et à combien les revenus se montent-ils très exactement ? Un autre rapport de Global Witness, Money to burn, publié en 2019 indiquait que sur une période de six années, plus de 300 banques et acteurs financiers avaient apporté un appui de 44 milliards de dollars à six des principaux responsables mondiaux de la déforestation.
De vastes étendues de terrain
L’accès au financement joue un rôle crucial en permettant aux entreprises du secteur agro-industriel de continuer de détruire les forêts de la planète. Sans cet appui financier, elles seraient incapables d’acquérir de vastes terrains ou les outils nécessaires à l’élevage ou à la culture. Les négociants ne pourraient pas acheter et vendre leurs produits ou les expédier à l’étranger. Si de nombreuses banques ont fait des efforts pour redorer leur blason écologique, seule la manière dont elles décident d’utiliser leur argent permet de cerner le sérieux de leur engagement. À l’heure actuelle, les répercussions auxquelles s’exposent les banques qui prêtent de l’argent et investissent dans des entreprises accusées de déforestation sont minimes.
Un point critique a été atteint en matière de redevabilité du secteur financier mondial. En effet, en 2020, le Parlement européen a réclamé l’adoption d’une nouvelle législation sur la diligence raisonnée dans le domaine de la déforestation s’appliquant aux acteurs financiers ainsi qu’aux chaînes d’approvisionnement des entreprises agro-industrielles. Au Royaume-Uni, des députés de tous bords ont appuyé des appels à l’adoption d’une réglementation des chaînes d’approvisionnement similaire devant couvrir les acteurs financiers, faisant ainsi écho aux recommandations du groupe de travail désigné par le gouvernement, Global Resource Initiative. En Chine, la révision des lois régissant le secteur des banques commerciales est vue comme donnant l’occasion de renforcer les mesures de protection des forêts. Aux États-Unis, le projet de loi remarqué contre l’irresponsabilité environnementale et climatique, Targeting Environmental and Climate Recklessness Act (TECRA), dont l’objectif est avant tout d’encourager un débat, limiterait l’accès des auteurs d’atteintes environnementales au système financier américain, comme cela est déjà le cas pour les entreprises accusées de cybercriminalité, d’atteintes aux droits humains, de corruption et de trafic d’espèces sauvages.
Un secteur à haut risque
Plus de deux tiers des forêts tropicales déboisées pour faire place à des pâturages ou à des cultures sont convertis illégalement, un processus facilité par la corruption ou l’application inadéquate des législations locales, d’après une étude réalisée en mai 2021 par Forest Trends.
Les entreprises agro-industrielles constituent également un secteur à haut risque au vu de leurs liens avec des meurtres de défenseurs des droits fonciers et environnementaux et des atteintes flagrantes aux droits des populations autochtones. En outre, les experts en biodiversité et en maladies virales soulignent que la destruction des forêts est un facteur de risque pour de futures pandémies.
Des accords continuent pourtant d’être conclus avec des entreprises agro-industrielles impliquées dans la déforestation à un rythme soutenu. Ce non-respect manifeste de la diligence raisonnée suggère que les banques n’effectuent pas les contrôles appropriés ou qu’elles financent en toute connaissance de cause des entreprises qui soutiennent la déforestation.
Un risque croissant
Alors que les gouvernements commencent à considérer comme illégitimes les revenus dégagés aux dépens de l’environnement et du respect des droits humains, ces montants vertigineux pourraient s’avérer risqués pour les banques. En 2020, vraisemblablement pour la première fois, une banque a convenu de restituer les revenus qu’elle avait dégagés d’un accord problématique. La banque australienne ANZ a ainsi déclaré qu’elle verserait aux victimes d’accaparement de leurs terres les revenus qu’elle avait retirés d’un prêt de quelque 40 millions de dollars accordé à une entreprise sucrière neuf ans auparavant. Des centaines de familles d’agriculteurs cambodgiennes avaient fait valoir que ce prêt avait contribué aux expulsions forcées commises par l’entreprise sucrière, aux saisies de terres perpétrées avec le soutien de l’armée, à la destruction de biens et au recours de l’entreprise au travail des enfants. Nous nous rapprochons certainement d’un point de non-retour en matière de responsabilité financière.
Première mise en garde à une banque
Selon une analyse réalisée par le Center for Climate Crime Analysis (CCCA), portant sur les activités réalisées entre 2009 et 2020 par deux usines de conditionnement de viande exploitées par Marfrig, les fournisseurs de viande bovine de Marfrig auraient été responsables de plus de 120 000 hectares de déforestation illégale dans la forêt amazonienne et la savane du Cerrado au cours de cette période. Il a également été établi que Marfrig s’est, directement et indirectement, approvisionné en bétail auprès d’éleveurs qui élevaient illégalement leurs bêtes sur des territoires indigènes. Une enquête menée par Repórter Brasil a révélé qu’il s’agissait notamment d’exploitations situées sur le territoire indigène Apyterewa, dans l’État du Pará, l’une des terres indigènes les plus déboisées ces dernières années.
Selon Xavier Plassat, de la Campagne nationale de la CPT contre l’esclavage : « Comme le gouvernement de Jair Bolsonaro a interrompu toute action de reconnaissance légale des terres autochtones, les éleveurs de bétail s’installent sur les territoires traditionnels des populations autochtones en toute impunité. »
En outre, bien que la loi brésilienne interdise rigoureusement les pratiques assimilables à l’esclavage, notamment le travail forcé et la servitude pour dettes, Marfrig s’est également approvisionnée en bétail auprès d’exploitations agricoles impliquées dans de telles pratiques.
Parmi les secteurs qui profitent de conditions analogues à de l’esclavage au Brésil, celui de l’élevage bovin représente un poids exorbitant : un tiers des travailleurs libérés de cette situation entre 1995 et 2020. Selon un rapport de Greenpeace publié l’année dernière, Marfrig ne dispose toujours pas de procédures efficaces pour garantir que les éleveurs de bétail liés à la déforestation illégale ou à des violations des droits de l’homme soient exclus de sa chaîne d’approvisionnement.
Il s’agit de la première mise en garde adressée à une banque pour qu’elle se conforme à ses obligations légales en matière de déforestation. La loi française historique sur le devoir de vigilance exige que les multinationales opérant en France établissent un plan qui « comporte des mesures raisonnables de vigilance pour identifier les risques et prévenir les violations graves des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de la santé et de la sécurité des personnes et de l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle » en France et à l’étranger.
Cette plainte est un signal fort à l’attention de tous les acteurs financiers, leur rappelant leurs obligations légales en matière de crise climatique et de violations des droits de l’homme – et les risques juridiques et réputationnels de ne pas s’y conformer immédiatement.
Jérémie Suissa, délégué général de Notre Affaire À Tous pense qu’ : « il est grand temps que les banques cessent de financer la déforestation. Elles ne peuvent plus prétendre qu’elles ne savent pas que leurs financements et leurs investissements alimentent activement le chaos climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’accaparement des terres autochtones et les pratiques s’apparentant à l’esclavage. La loi est de notre côté, BNP Paribas doit changer ses pratiques. »
BNP Paribas a tenté début 2021 de redorer son blason écologique en adhérant à la Net Zero Banking Alliance. Elle a aussi annoncé l’adoption d’une nouvelle politique pour réduire son impact sur les forêts de l’Amazonie et du Cerrado, même si les environnementalistes français ont critiqué cette politique, estimant qu’elle manquait d’ambition en ne cherchant pas à atteindre le niveau « zéro déforestation » d’ici 2025.
Mais le rapport du Global Witness démontre que les caisses de la banque ont été alimentées par des revenus dégagés auprès de clients du secteur agro-industriel accusés de déforestation et d’accaparement de terres dans certains des écosystèmes les plus menacés de la planète. Ce rapport suggère ainsi que la banque aurait pu dégager plus de 37,3 millions de dollars revenus issus de marchés conclus depuis 2016 avec des entreprises agro-industrielles responsables de la déforestation. Un chiffre qui montre bien le lien qui existe entre les revenus susceptibles d’être dégagés et l’ampleur de l’implication de ses clients dans des produits associés à un risque de déforestation.