Une évolution vers un système alimentaire mondial plus durable pourrait créer jusqu’à 10.000 milliards de dollars de bénéfices par an, améliorer la santé humaine et atténuer la crise climatique, selon l’étude économique la plus complète de ce type. Celle-ci révèle que les systèmes alimentaires actuels détruisent plus de valeur qu’ils n’en créent en raison des coûts environnementaux et médicaux cachés, ce qui revient à emprunter sur l’avenir pour engranger des bénéfices aujourd’hui.
Le bras de fer qui oppose actuellement dans plusieurs pays européens, dont la France, les agriculteurs et leurs gouvernements, pose des enjeux de conditions de travail et de vie. Pourtant, le fond de la question n’est abordé que sous l’étiquette, parfois repoussoir, de la transition écologique : comment passer d’une agriculture traditionnelle fondée sur la productivité et le rendement, à une agriculture durable ? En plein débat apparaît une étude d’importance réalisée par des économistes que l’on ne peut soupçonner d’altermondialisme ou de gauchisme écolo échevelé.
Les conclusions de cette vaste analyse révèlent que les systèmes alimentaires actuels détruisent plus de valeur qu’ils n’en créent en raison des coûts environnementaux et médicaux cachés, ce qui revient à emprunter sur l’avenir pour engranger des bénéfices aujourd’hui. Plus encore, le passage à des systèmes alimentaires durables pourrait rapporter 10.000 milliards de dollars de profits par an. En 2006, des économistes sous la houlette du professeur Stern avaient alerté le monde sur le coût des changements climatiques. Ce fut le détonateur des prises de conscience de l’urgence climatique. Ce rapport aura-t-il les mêmes effets ?
Un défi politique qui peut rapporter gros
Selon l’équipe internationale d’auteurs à l’origine de cette étude, qui se veut l’équivalent alimentaire du rapport Stern — l’étude de 2006 sur les coûts du changement climatique —, la réorientation du système alimentaire serait un défi politique mais apporterait d’énormes avantages économiques et sociaux.
Johan Rockström, de l’Institut de recherche sur l’impact du climat de Potsdam et l’un des auteurs de l’étude, a déclaré : « Le système alimentaire mondial tient dans sa main l’avenir de l’humanité sur Terre« .
L’étude propose de réorienter les subventions et les incitations fiscales au détriment des grandes monocultures destructrices qui reposent sur les engrais, les pesticides et le défrichage des forêts. Les incitations financières devraient plutôt être orientées vers les petits exploitants qui pourraient transformer leurs fermes en puits de carbone et laisser plus d’espace à la faune et à la flore.
Un changement de régime alimentaire est un autre élément clé, de même que l’investissement dans des technologies permettant d’améliorer l’efficacité et de réduire les émissions. En effet, selon le rapport, la diminution de l’insécurité alimentaire permettrait d’éradiquer la sous-nutrition d’ici à 2050, de réduire de 174 millions le nombre de décès prématurés et de permettre à 400 millions de travailleurs agricoles de gagner un revenu suffisant. L’insécurité alimentaire pèse également sur les systèmes médicaux. L’étude prévoit qu’en cas de statu quo, 640 millions de personnes souffriront d’insuffisance pondérale d’ici à 2050, tandis que l’obésité augmentera de 70 %.
Les systèmes alimentaires sont à l’origine d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce qui laisse présager un réchauffement de 2,7 °C d’ici la fin du siècle. Cela crée un cercle vicieux, car des températures plus élevées entraînent des conditions météorologiques plus extrêmes et des dégâts plus importants sur les récoltes. La transition proposée permettrait de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et de réduire de moitié les écoulements d’azote provenant de l’agriculture.
Johan Rockström et ses collègues ont constaté que l’alimentation était le plus grand secteur de l’économie à enfreindre les limites planétaires. Outre son impact sur le climat, il est l’un des principaux moteurs du changement d’affectation des sols et du déclin de la biodiversité, et il est responsable de 70 % de l’épuisement des ressources en eau douce.
Les coûts cachés de l’alimentation
Le rapport a été rédigé par la Commission sur l’économie du système alimentaire, formée par l’Institut de Potsdam, la Coalition pour l’alimentation et l’utilisation des terres et l’EAT, une coalition holistique du système alimentaire composée du Centre de résilience de Stockholm, du Wellcome Trust et de la Fondation Strawberry. Les partenaires universitaires comprennent l’Université d’Oxford et la London School of Economics.
Elle a estimé les coûts cachés de l’alimentation, y compris le changement climatique, la santé humaine, la nutrition et les ressources naturelles, à 15.000 milliards de dollars —soit l’équivalent de 12% du PIB mondial en 2020—, et a créé un nouveau modèle pour prévoir comment ces coûts cachés pourraient évoluer dans le temps, en fonction de la capacité de l’humanité à changer. Leurs calculs sont conformes à un rapport publié l’année dernière par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui estimait les coûts agroalimentaires non comptabilisés à plus de 10.000 milliards de dollars à l’échelle mondiale en 2020.
Steven Lord, de l’Environmental Change Institute de l’Université d’Oxford, fait observer dans un communiqué : « Cette analyse met un premier chiffre sur l’opportunité économique régionale et mondiale que représente la transformation des systèmes alimentaires. Même si elle n’est pas facile, cette transformation est abordable à l’échelle mondiale et les coûts qui s’accumuleront à l’avenir si l’on ne fait rien représentent un risque économique considérable« .
De nombreuses autres études ont démontré les avantages pour la santé et le climat de l’adoption d’un régime alimentaire moins carné. Un rapport publié l’année dernière par l’Observatoire du climat souligne que l’industrie brésilienne du bœuf – et la déforestation qui en découle – a désormais une empreinte carbone plus importante que l’ensemble des voitures, usines, climatiseurs, gadgets électriques et autres sources d’émissions au Japon. La nouvelle étude n’est pas prescriptive en ce qui concerne le végétarisme, mais M. Rockström affirme que la demande de bœuf et de la plupart des autres viandes diminuerait si les coûts cachés liés à la santé et à l’environnement étaient inclus dans le prix.
Nicholas Stern, président de l’Institut de recherche Grantham sur le changement climatique et l’environnement de la London School of Economics, s’est félicité de cette étude : « L’économie du système alimentaire actuel est malheureusement irrémédiablement brisée. Ses « coûts cachés » nuisent à notre santé et dégradent notre planète, tout en aggravant les inégalités mondiales. Il sera essentiel de modifier nos modes de production et de consommation alimentaires pour lutter contre le changement climatique, protéger la biodiversité et construire un avenir meilleur. Il est temps d’opérer un changement radical ».
Filets de sécurité
Le principal défi de la transition alimentaire proposée est l’augmentation du coût des denrées alimentaires. Selon Johan Rockström, il faudra faire preuve de dextérité politique et soutenir les catégories sociales défavorisées par des « filets de sécurité », faute de quoi des manifestations pourraient avoir lieu, à l’instar de celles des gilets jaunes qui se sont déroulées en France pour protester contre la hausse du prix de l’essence. Les inquiétudes concernant l’accessibilité des denrées alimentaires peuvent paralyser les réformes du système alimentaire et entraîner des réponses politiques perturbatrices telles que des reculs sur des mesures environnementales déjà initiées. La mise en place filets de sécurité efficaces est essentielle pour lever cet obstacle au changement. D’autant que, au niveau mondial, les coûts de la transformation du système alimentaire ne représentent que 0,2 à 0,4 % du PIB mondial ce qui est clairement abordable par rapport aux bénéfices globaux. De nouvelles ressources, telles que celles qui sont en cours de discussion dans le cadre du programme de réforme des banques multilatérales, pourraient soutenir ces efforts.
Principe de durabilité
Par surcroît, les auteurs du rapport font observer qu’aujourd’hui, la plupart des aides publiques à l’agriculture comme la PAC, profitent aux grands producteurs et sont souvent liées à des effets néfastes sur l’environnement, le climat et la santé. Réformer le soutien à l’agriculture pour s’assurer qu’il incite à faire des choix en accord avec les principes de durabilité pourraient réduire les coûts cachés des systèmes alimentaires. Par exemple, des subventions réaffectées pourraient contribuer à améliorer l’accès des personnes les plus pauvres à des régimes alimentaires sains et à les rendre à terme plus efficaces et moins coûteux pour la collectivité.
Dans le système actuel, les coûts supplémentaires pour la santé s’élèvent à 10.000 $ au moins par an estiment les auteurs du rapport. Adopter un régime alimentaire plus sain permettrait d’économiser de 5.000 à 10.000 milliards de dollars par an, “même en tenant compte des coûts supplémentaires liés à la transformation de la production et de la consommation”.
Johan Rockström affirme que la refonte radicale implique de “renoncer à la monoculture, d’abandonner certaines pratiques courantes comme le labourage, de revoir l’utilisation des engrais et d’éviter de s’étendre dans la nature encore préservée’”.
L’étude a comparé deux scénarios, le premier maintenant le statu quo, le second, de transformation, s’appuyant sur “des changements majeurs dans la manière dont on produit et consomme les denrées alimentaires”. Si le monde suivait cette voie, expliquent les chercheurs, “les systèmes alimentaires pourraient devenir des puits de carbone d’ici à 2040, contribuant à limiter le réchauffement climatique”.
Christiana Figueres, ancienne secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, a souligné le caractère prospectif du rapport : « Cette recherche prouve qu’une réalité différente est possible et nous montre ce qu’il faudrait faire pour que le système alimentaire devienne un puits de carbone net d’ici à 2040. Cette opportunité devrait attirer l’attention de tout responsable politique désireux d’assurer un avenir plus sain à la planète et à ses habitants« .
Source : Rapport de la Food System Economics Commission