Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), un tiers de la production alimentaire mondiale est perdu ou gaspillé entre le moment où il est produit et celui où il est consommé. Ce constat est d’autant plus alarmant que l’agriculture et l’alimentation constituent des secteurs majeurs en termes de consommation d’énergie, d’impacts environnementaux (émissions de CO2, usage de pesticides, etc.) ou d’enjeux de santé. Le problème est aussi social : alors que plus de 4 millions de Français sont en situation d’insécurité alimentaire et ont recours à l’aide alimentaire, plus de 2 milliards d’euros de nourriture sont jetés chaque année par les acteurs de la distribution.
Sur le plan économique, selon une étude réalisée pour le compte de l’Ademe, la valeur théorique des pertes liées au gaspillage alimentaire en France monterait à quelque 16 milliards d’euros, soit l’équivalent du tiers du budget dédié au paiement des intérêts de la dette !
Un cadre réglementaire incitatif
Le gaspillage induit par notre système alimentaire industriel constitue un défi majeur qui interpelle les décideurs publics nationaux et supra-nationaux.
À l’échelle internationale, la lutte contre le gaspillage alimentaire constitue l’un des leviers principaux pour atteindre les objectifs de développement durable de l’ONU. L’Union européenne s’est ainsi engagée à réduire de moitié le gaspillage alimentaire d’ici à 2030 et à soutenir activement la transition vers une économie circulaire via le programme H2020.
En France, la grande loi sur la transition énergétique de 2015 a constitué une première étape importante vers la prise de conscience des enjeux du gaspillage et d’une économie plus circulaire. En 2016, à travers son « Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire », la France s’est engagée à diviser par deux l’ampleur de ce phénomène à l’horizon 2025. La première loi nationale contre le gaspillage alimentaire, dite loi Garot, définit un ensemble de mesures afin de réduire et gérer ce problème, notamment au stade de la distribution.
Cette loi établit une hiérarchie des priorités. Il s’agit d’abord de prévenir le gaspillage alimentaire à la source (en vendant, par exemple, des produits habituellement refusés) ; puis de valoriser les invendus par le don ou la transformation (en autorisant le glanage ou la transformation des produits en compost). Vient ensuite la valorisation destinée à l’alimentation animale. Enfin, le compostage et la valorisation énergétique, notamment par méthanisation.
Cette loi introduit une nouvelle contrainte réglementaire : il est désormais interdit pour les distributeurs de jeter des denrées non périmées. Cette règle vient s’ajouter à l’incitation fiscale liée au dispositif Coluche datant de 1981, qui attribue une exonération d’impôt de 60 % aux distributeurs et industriels qui pratiquent le don alimentaire en substitution de la production de déchets. Cette mesure met en évidence le rôle central de la réglementation dans les processus d’innovation ; elle illustre ainsi l’hypothèse de Porter et Van der Linde, selon laquelle une bonne réglementation environnementale ne permet pas seulement de réduire les externalités environnementales, mais également de générer des bénéfices pour les entreprises innovantes.
Toutefois, la lutte contre le gaspillage alimentaire ne doit pas être uniquement considérée sous l’angle du volontarisme politique. Elle doit être complétée par des logiques d’innovation portées par des entrepreneurs et des acteurs privés.
L’émergence de « plateformes à mission »
Ces dernières années, de nombreuses start-up ou initiatives citoyennes sont ainsi nées pour limiter le gaspillage alimentaire.
La société Phenix, qui « aide les entreprises à réduire le gaspillage en réveillant le potentiel de leurs déchets », constitue l’une de ces initiatives. Cette start-up créée en 2015 organise et optimise les flux de redistribution des invendus alimentaires. Elle rencontre une croissance rapide et met en évidence les nouvelles logiques d’innovation à l’œuvre dans ce domaine.
Phenix s’est initialement développée autour d’une plateforme digitale, qui relie les distributeurs (ceux qui génèrent des invendus alimentaires) avec les différentes structures destinataires de ces volumes (associations du don alimentaire ou filières animales). La démarche s’inscrit à la fois dans une logique d’entreprise, avec un objectif de profit et de croissance, tout en poursuivant une mission environnementale et sociale. Elle constitue ainsi un exemple de ce qu’on appelle les « plateformes à mission » ; celles-ci se construisent autour d’un modèle hybride combinant différentes logiques d’action.
Lors de la création de Phenix, ses cofondateurs Jean Moreau et Baptiste Corval se sont d’abord attachés à construire les deux versants de leur plateforme digitale. Ils ont ciblé les plus gros acteurs de la distribution alimentaire, dont les invendus quotidiens représentent entre 500 et 2000 euros par point de vente. En à peine quatre ans, 900 magasins utilisent les solutions mises au point par Phenix pour optimiser le processus de valorisation des invendus et déchets.
En parallèle, les deux entrepreneurs ont réussi à fédérer de nombreuses associations caritatives de distribution de l’aide alimentaire comme la Banque alimentaire, le Secours populaire ou les Restos du cœur en prenant en charge gratuitement l’organisation de la collecte alimentaire.
En milieu rural notamment, peu d’associations disposent de moyens physiques suffisants pour collecter les dons auprès des grandes et moyennes surfaces. La plateforme de Phenix s’impose ainsi comme l’intermédiaire capable de relier en temps réel offre (invendus) et demande (nourriture à redistribuer), en structurant les modalités de l’échange entre deux mondes organisationnels que tout oppose.
D’un point de vue économique, les fournisseurs de la plateforme accèdent à plusieurs avantages : ils réduisent les coûts de traitement des déchets, traditionnellement payés aux entreprises et organismes de collecte (Veolia, Suez, Paprec, etc.), et bénéficient d’une déduction fiscale sur les opérations de don. Par exemple, si un magasin propose 1 000 euros de bouteilles de lait via la plateforme et qu’une association accepte ces produits, le magasin peut déduire 600 euros de son assiette fiscale – sur lesquels Phenix perçoit une commission.
L’architecte d’un écosystème
Le rôle de cette entreprise ne se réduit toutefois pas à celui d’un simple intermédiaire dématérialisé. Phenix construit et structure son « écosystème d’affaires » – c’est-à-dire l’ensemble des relations entre les entreprises et les différentes parties prenantes du don alimentaire – par plusieurs mécanismes.
Dans bien des cas, Phenix organise, pilote et exécute elle-même les flux physiques et logistiques de l’aide alimentaire. Alors que les cofondateurs avaient en tête une structure légère lors du lancement de l’initiative, ils ont progressivement compris l’importance de développer une expertise logistique et opérationnelle, nécessitant une création d’emplois pour animer les réseaux locaux de collecte et de distribution.
En 2017, parmi les 75 employés de Phenix, 50 sont dédiés à l’accompagnement sur le terrain des clients dans la réduction de leurs déchets. La forte « épaisseur de l’intermédiation » (non seulement digitale, mais aussi logistique et humaine) déployée par Phenix constitue une source majeure de son succès.
Phenix joue par ailleurs un rôle structurant de développement de partenariats et de projets d’innovation autour du gaspillage alimentaire. L’entreprise étend son modèle et développe une capacité d’animation auprès de l’ensemble des acteurs de l’écosystème afin de réduire le gaspillage à la source. Phenix agit par exemple depuis 2017 avec le service gratuit Zéro-Gâchis pour mieux valoriser les produits proches de leur fin de vie dans les rayons des distributeurs.
L’entreprise a également créé un Phenix Lab, initiative qui incube et accompagne les prochaines start-up de l’économie circulaire. Par son pôle études et conseil, l’entreprise développe aussi des relations avec les acteurs publics, les producteurs et les industriels souhaitant réduire le gaspillage alimentaire plus en amont dans la chaîne de valeur.
Les défis à venir
Depuis sa création, Phenix a doublé son chiffre d’affaires chaque année, pour atteindre 4,5 millions d’euros en 2017 – développé via un portefeuille de 900 clients et 550 associations. Pour financer sa croissance, la start-up a déjà levé 2,5 millions d’euros et s’apprête cette année à lancer une nouvelle campagne.
La diversification sectorielle constitue un premier axe de croissance. Il s’agit d’abord d’ouvrir le modèle aux déchets non alimentaires, de renforcer les activités de recherche et de conseil et aussi d’innover dans le champ de la distribution. En effet, la capacité des associations caritatives à intégrer les flux collectés semble vouée à atteindre des limites, et l’entreprise doit trouver de nouveaux débouchés.
En ce qui concerne la diversification géographique, l’entreprise est aujourd’hui présente en France, Espagne et Portugal et projette de s’étendre dans de nouveaux pays. Néanmoins, cette stratégie pose la question de la réplicabilité du modèle dans d’autres contextes législatifs et concurrentiels. Au Royaume-Uni, où les pouvoirs publics misent davantage sur la concurrence et les démarches volontaires des entreprises de l’écosystème, les magasins Tesco font par exemple figure de pionniers et préparent pour 2018 le lancement de leur propre plateforme, FoodCloud, censée favoriser la rencontre entre l’offre du distributeur et la demande des associations locales. Reste à savoir si Foodcloud ira aussi loin que Phenix dans son rôle d’architecte des relations et des flux, ou si l’Angleterre verra naître un ensemble de démarches plus fragmentées.
Un dernier défi, et non des moindres, concerne la capacité de Phenix à rester une « plateforme à mission » tout en développant son modèle. Car il s’agit bien de faire coexister au cœur de l’entreprise une mission hybride, combinant des bénéfices sociaux et environnementaux avec de fortes ambitions de croissance et de rentabilité.
Aurélien Acquier, Professeur – Stratégie, Organisations et Société, ESCP Europe
Louis Chappet, Chargé de recherche en management, ESCP Europe
Valentina Carbone, Professor of Supply Chain Management and Sustainable Business Models, ESCP Europe
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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