Voici la troisième et dernière partie du dossier sur les grandes mutations sociétales qui impactent les enseignes alimentaires et distributeurs spécialisés conventionnels, et qui achève de décrire leurs stratégies d’adaptation face à ces grands enjeux. La grande distribution n’en est pas moins dotée de points faibles structurels importants qui sont autant de pistes stratégiques à mener pour la distribution spécialisée bio…
● Innovations MMD, marketing, production… : les produits à marque de distributeur (MDD), ne sont plus ce qu’ils étaient. La MDD avoisine désormais les 40 % de l’alimentaire avec 50 % en part de marché de volume, et une progression constante depuis 30 ans. Si les produits MDD « me too », copies quasi à l’identique des grandes marques de la catégorie, constituent encore l’essentiel de l’offre, l’innovation marketing à fait depuis du chemin avec la création progressive depuis la fin des années 1990 de portefeuilles sophistiqués de marques MDD adaptées à toutes les bourses et tous les besoins : premiers prix (Gamme « Eco+ » de Leclerc…), lignes « premium », produits du terroir, bio, ethniques, équitables…
L’innovation produit est maintenant réelle et n’est plus la chasse gardée des grandes marques, grâce à des équipes internes de designers produit : un distributeur, Intermarché, fut pour la première fois récompensé en 2008 par le grand prix Tendances et innovations du SIAL pour deux produits à marque propre (steak haché grillé micro- ondable, pâtes à tarte provençale et chocolat). Citons aussi pour exemple, dans le non alimentaire, les pots de peinture transparents de Auchan pour en distinguer la couleur, et son pack de deux ampoules facilement détachables, ou encore la tente 2 secondes de Décathlon.
La distribution maîtrise en fait de plus en plus les grandes compétences – marketing, communication, design, merchandising – qui font la force des grandes marques, avec un souci constant de coller aux dernières tendances : un magasin est transformé tous les 2-3 ans, un centre commercial restructuré tous les 8 à 10 ans… La MDD constitue même désormais pour certaines enseignes alimentaires et non-alimentaires la totalité ou l’essentiel de l’offre (Picard, Décathlon, Zara, Ikéa…).
Une tendance parallèle va encore plus loin avec l’intégration de l’outil de production, comme par exemple Les Mousquetaires qui détiennent en propre 60 unités de production alimentaire avec 9500 collaborateurs, ou la famille Mulliez (Auchan, Cultura, Kiabi…) qui, au travers de son groupe Oxylane (Décathlon), ouvre en France une unité d’assemblage de vélo (marque B’Twin). Les frontières entre marques, distributeurs et usines de production se brouillent…
● Le retour en grâce progressif de la relation humaine
La distribution a sacrifié historiquement le contact relationnel existant entre les petits commerces de proximité et leurs clients en promulguant, avec son concept d’hypermarché, libre-service et prix bas. Le remplacement progressif des caissières de supermarché par des caisses automatiques semble en apparence accentuer le phénomène.
Hors, nous l’avons vu en 1ère partie que le distributeur se doit de plus en plus de recréer du lien avec son client, en instaurant une nouvelle relation-fondée sur l’écoute, l’information, la formation et la participation.
Les caissières laissent ainsi place progressivement à des initiatives élaborées de service clients : hôtesses d’accueil, conseillers, SAV, le tout fondé sur le contact physique, téléphonique ou par Internet. Si la distribution de prêt-à-porter (Zara…), a compris depuis longtemps le rôle fondamental du vendeur, le retail alimentaire commence à suivre, comme Mercadona (Espagne) ou Colruyt (Belgique), qui doivent une partie de leur succès à leurs personnels visibles et disponibles en magasin.
La nécessité d’un contact relationnel direct avec le client va devenir d’autant plus une nécessité que Internet, via les smartphones, augmente l’infidélité en permettant au consommateur d’avoir des avis extérieurs sur le produit convoité, ou de vérifier rapidement s’il peut trouver moins cher ailleurs avec des applications comme Prixing. Les magasins Apple Store doivent une bonne partie de leur succès à leur personnel qui reçoivent une formation originale reposant sur la disponibilité, l’écoute, l’empathie et le sens du service.
Une tendance forte concerne aussi la « formation » et la sensibilisation du client sous forme de cours, sorties week-end, etc. Les magasins de bricolage et certains grands magasins proposent depuis quelques années (Leroy-Merlin, Castorama, BHV…) des ateliers pratique de bricolage. La distribution alimentaire commence à suivre avec, par exemple, Delhaize (Belgique) qui à organisé fin 2012 le plus grand cours de cuisine de l’année avec cinq grands chefs étoilés et 1600 participants.
Corollaire de cette évolution de fond, la révolution de l’Internet et du 2.0 a initié l’ère du commerce collaboratif où le client est invité à voter pour son produit préféré, à sélectionner les futures nouveautés, à co-créer en participant à leur conception, et à dialoguer et conseiller d’autres consommateurs. La distribution conventionnelle s’est emparée rapidement de cette tendance importante, avec des dizaines d’initiatives en cours : citons pour exemple les « troc’heures », de Castorama, une plateforme communautaire d’échanges entre bricoleurs et jardiniers, ou le nouveau site communautaire C’Vous de Auchan lancé en 2012, qui réunit en quelques mois plus de 30.000 membres, et vient d’être décliné à l’international.
V – Les points faibles de la grande distribution
Au-delà de l’atout prix, la force principale de la grande distribution réside dans une remise en cause permanente et une grande adaptabilité aux grandes évolutions sociétales et commerciales en cours, allant même, nous l’avons vu, jusqu’à revoir progressivement les fondements mêmes qui on fait sa réussite (prix, emplacement, relation client). Cependant, on n’oublie pas si facilement ses racines. Voici les principaux freins auxquels la distribution doit faire face, et qui sont d’abord d’ordre culturel. La distribution spécialisée bio tirerait bénéfice à les prendre en contrepoint pour renforcer ses différences.
● Une capacité d’innovation remarquable mais sans véritable direction « de sens », et freinée par des logiques financières : la « vieille » logique « capitalistique prime » : il ne s’agit pas tant de proposer des innovations durables pensées et réfléchies qui font sens et qui préparent une société de l’après-pétrole, comme celles menées par le secteur bio, mais de répondre d’abord et « en vrac » à toutes les nouvelles tendances de consommation, même si celles-ci sont contradictoires entre elles (hyperconsommation et consommation responsable, drives tueurs de relationnel et commerces de proximité, produits de qualité et prix cassés…).
En clair, la distribution innove plus par instinct de chasse et opportunisme commercial, que par convictions éthique et écologique profondes, hormis quelques exceptions comme Botanic, la seule enseigne de jardineries à avoir pris l’engagement du jardinage écologique. Les grands distributeurs intégrés comme Carrefour ont aussi de la part de leurs actionnaires des exigences de retour financier rapide qui empêchent des stratégies de long terme.
● Une culture du prix bas chevillée au corps… : le prix est un des facteurs clés du succès de la distribution. Toutes les formes de commerces (y compris la bio), doivent en fait aujourd’hui intégrer un discours prix, ce dernier ayant pris une importance quasi-pathologique. La grande distribution alimentaire y a d’ailleurs sa part de responsabilité, ayant inconsidérément « tirée » sur cet argument depuis 50 ans. Le fait d’être perçu comme les champions des prix bas reste donc un atout non négligeable pour les distributeurs, mais est aussi son talon d’Achille, celle-ci ne pouvant s’empêcher d’en user et abuser. La récession économique entraine en effet actuellement un déluge de surenchères promotionnelles peu propice à la mise en place pourtant opportune de stratégies de long terme, qui sont l’avenir d’une distribution durable et de sens : comment répondre par exemple à l’obsolescence programmée, favoriser une économie de fonctionnalité (louer, partager…), etc. ?
● …Et une fidélité client peu durable : un positionnement prix trop appuyé finit par entretenir dans l’esprit du consommateur une image somme toute peu flatteuse qui explique pourquoi un consommateur « engagé » dans le bio oriente à terme ses achats dans un magasin spécialisé (d’où l’apparition de magasins clones de type Coeur de Nature pour capter cette clientèle rentable). Leclerc, champion d’une communication discount, a d’ailleurs, l’air de rien, perçu le danger à long terme puisque discrètement ce dernier ouvre des enseignes premium fonctionnant sur d’autres leviers d’achat. Tout ceci mène à un constat sans fard : longtemps « accros » au prix et à une culture libre-service ne favorisant pas le contact humain, et malgré des initiatives allant dans le bon sens, les enseignes ont globalement dans l’ensemble du mal à tisser des liens affectifs avec leurs clients.
Une étude CA Com/Ipsos, menée en janvier 2013 à testé la réaction des consommateurs lorsqu’une enseigne affiche de graves difficultés (Virgin, Surcouf…). Verdict : 77%% des clients y seraient indifférents ou viendraient seulement pour profiter des promos accordées par les magasins sur la brèche. La recommandation de l’étude : veiller à une petite touche d’âme qui fait la différence, et qui aille au-delà d’un simple échange marchand…
● Produits bio, Made in France et consommation responsable, des engagements… qui trouvent leur limite : la distribution alimentaire à investi durablement le secteur du bio dès 1990, contribuant à sa manière à démocratiser la bio, avec des innovations pertinentes : le magasin Auchan de Perpignan segmente par exemple ses rayons vrac en deux rayons self-discount et épiceries, et en proposant plus de 200 références avec cinq employés formés spécialement à la vente. Casino à lancé en 2012 sa première gamme bio fruits et légumes d’origine française à marque propre, avec pour objectif de remplacer ses 300 références de produits importés.
Cependant, la tendance du secteur à en faire de simples produits d’appel en communiquant sur des prix chocs (ex. campagne Auchan produits à 1 euro…), peut semer des doutes légitimes sur la manière dont ces tarifs sont obtenus sans « lessiver » les fournisseurs, sans importations lointaines, sans rogner sur la qualité, et sans favoriser une bio industrielle peu soucieuse d’innovations sociales. D’autant plus que les distributeurs informent très peu sur ces sujets…
Une baisse récente de la croissance des ventes est aussi survenue, qui s’explique en partie par le fait que, outre le contexte de crise, la grande distribution n’a en fait jamais vraiment porté la bio à bout de bras, se contentant de surfer sur son succès. Il en est de même pour les produits équitables, dont les ventes chutent en France, à l’inverse de l’Angleterre, par exemple, ou des enseignes comme Sainsbury ou Marks & Spencer ont pris des engagements forts.
Plus inquiétant, l’étude 2012 du Credoc sur les innovations commerciales montre que la crise économique conduit à privilégier le critère « achat malin – bon plan » au détriment de la notion de « fabriqué localement » ou aux dimensions éthiques et responsables des enseignes. Ces critères sont présents dans moins de 25% des cas recensés et leur poids figure parmi les plus faibles…
Quant à ses engagements sur la consommation responsable, si des initiatives heureuses sont à relever, des interrogations subsistent là aussi, notamment en alimentaire. Chaque enseigne (ex. le site mouvement-leclerc.com de Leclerc), y définit ses propres critères, souvent de façon vague, qui laissent la porte ouverte à de curieuses situations : présence de produits intitulés vaguement « sans OGM », carottes râpées en barquette et eau en bouteille jugées vertueuses…
Sauveur Fernandez, www.econovateur.com (1ère parution : www.biolinéaires.com n° 46 avril 2013).
Passionné de bio depuis 27 ans, Sauveur Fernandez est expert indépendant en marketing durable et éco-innovation. Pionnier français des principes de la communication responsable, il décrypte les tendances à venir, et aide les marques et distributeurs à la création de produits et services éthiques.
Trois livres pour aller plus loin :
– Lire « La nouvelle révolution commerciale », de Philippe Moati, Édition Odile Jacob, 2011
– Lire « Les dynamiques de succès de la distribution », de Michel Choukroun, Édition Dunod, 2012
– Lire « Pour un nouveau pacte alimentaire » de Serge Papin, Édition du Cherche midi, 2012.
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