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Atelier littérature et numérique : vers quelles écritures ?

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L’Atelier français poursuit son cycle mensuel de rencontres et, pour la deuxième fois, s’est tenu à la Gaîté Lyrique, à Paris. Alors qu’en novembre dernier, il s’était intéressé à la littérature numérisée, à travers une conférence intitulée « Le moment eBook », cette fois c’est la littérature numérique et les nouvelles formes d’écritures qu’elle engendre qui étaient au cœur des débats.

L’atelier était organisé en partenariat avec la Société des gens de lettres (SGDL), très concernée par les questions liées au numérique – notamment en matière de droits d’auteur – et qui décerne chaque année le Grand Prix de l’œuvre multimédia. Le débat était animé par Camille Pène (L’Atelier français) et les participants étaient invités à twitter durant l’événement.

Première intervention : Alexandra Saemmer, Enseignante-chercheuse à Paris 8, spécialiste des écritures numériques, et auteure

alexandrasaemmerAlexandra Saemmer a dressé un panorama très clair de la littérature numérique telle qu’elle l’étudie à l’université Paris 8. Cette littérature existe depuis les années 1950, mais elle a pris son envol dans les années 1980-1990. Bien que nativement numérique, elle n’a bien sûr pas émergé dans un espace culturel vide : elle s’inscrit souvent dans les traditions des avant-gardes qui ont déjà essayé de transgresser le cadre fixe de la page papier par des dispositifs hypertextuels ou aléatoires.

Ainsi, les auteurs de l‘OuLiPo avaient, dès les années 1960, découpé les poèmes en lamelles pour démontrer l’importance du hasard dans le processus créateur. L’exemple le plus connu est sans doute « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau, œuvre de poésie combinatoire publiée en 1961. Assez logiquement, certains auteurs de l’OuLiPo ont été parmi les premiers à s’intéresser aux ordinateurs comme générateurs automatiques de textes poétiques. Rien d’étonnant à ce qu’il existe une version numérique assez simple des « Cent mille milliards de poèmes », où les lamelles ne sont plus à feuilleter mais à choisir directement sur l’écran ; lorsque le lecteur a opéré tous ses choix, il peut générer automatiquement l’un des sonnets des « Cent mille milliards de poèmes ».

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Du côté de la narration, les premières expériences littéraires sur support numérique se sont souvent inspirées de la tradition du Nouveau Roman. Au XXe siècle, suite aux révolutions spectaculaires en mathématiques et en sciences, mais suite aussi aux catastrophes politiques et humaines des deux guerres mondiales, la réalité semble progressivement échapper aux structures temporelles et causales rassurantes du roman traditionnel, et se déploie dans un tissu complexe de finalités, chaos dans lequel auteurs et lecteurs doivent désormais trouver leur propre chemin. L’hypertexte apparaît alors à certains comme l’outil rêvé pour créer et donner à lire ce tissu non séquentiel et chaotique.

Ainsi, l’œuvre « Twelve blue » de Michael Joyce (1996) : il s’agit d’une hyperfiction, ou roman hypertextuel. L’auteur invite le lecteur à travers un message qui apparaît sur l’écran : « Follow me before the choices disappear » (Suivez-moi avant que les choix ne disparaissent ». En cliquant sur des liens hypertextes, le lecteur suit les chemins et opère ses choix.

Avec ce roman, on plonge dans l’histoire d’une perte de chemin avec, au bord de la route, toujours plus de bifurcations et des âmes en peine qui essaient de retrouver le passé ou au contraire de s’extirper de leur mémoire douloureuse.

Aujourd’hui, les paradigmes de la machine poétique et de l’hypertexte-fragmentation existent toujours en littérature numérique, mais l’arrivée du multimédia l’a fait évolué vers de nouvelles formes qu’Alexandra Saemmer résume en quatre points illustrés à travers une sélection subjective d’œuvres.

L’animation textuelle

Les lettres et les mots se mettent en mouvement, et ce mouvement entre dans une relation plus ou moins signifiante avec le sens du texte. Dans certains cas, le mouvement illustre, imite ou renforce le sens du texte.

Par exemple, « The Child » d’Alex Gopher (2006) : cette vidéo raconte l’histoire d’un accouchement. Un homme et une femme doivent sortir de leur immeuble, traverser New York en taxi pour rejoindre l’hôpital. Les immeubles, les voitures, les rues, les passants, le taxi, l’homme et la femme sont représentés par des mots qui les qualifient tout en dessinant leurs silhouettes. Le mouvement renforce ou imite le sens des mots : The anxious face, « le visage anxieux », du mari tremble et le ventre pregnant de la femme remue, tandis que les lettres figurent l’architecture du pont de Brooklyn.

 

En hommage aux calligrammes papier, Alexandra Saemmer parle de « cinégramme » pour caractériser la relation imitative entre texte et mouvement dans ce type de création.

Autre exemple encore plus subtil, « The Sweet Old Etcetera » d’Alison Clifford : l’auteur part d’un poème de E.E Cummings pour créer un paysage imaginaire. Au départ, le paysage est désert, mais grâce à une interaction progressive, le poème jaillit du sol et des lettres individuelles deviennent les protagonistes de chaque récit-poème. Le paysage et ses composantes apparaissent peu à peu à travers des jeux typographiques interactifs en lien avec les vers du poème : arbre dont les branches sont en mouvement, feuilles qui voltigent délicatement, ciel qui change de couleurs, sauterelle qui sautille…

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Dans d’autres cas, le mouvement n’imite pas – ou pas seulement –, mais ouvre le sens du texte vers de nouvelles significations. Ce sont des métaphores animées.

Par exemple, « Softies » de David Jhave Johnston : certes, cette figure n’est pas fondamentalement nouvelle et l’animation textuelle existait déjà dans l’art vidéo et au cinéma avant de trouver son expression dans la littérature numérique. Mais pour Alexandra Saemmer, la nouveauté seule n’est pas un critère suffisant pour évaluer aujourd’hui la littérature numérique, et l’animation dans la littérature numérique est différente par nature parce que programmée.

Le programme

Le programme agit sur l’écran, même si le lecteur ne vit pas directement son action. D’ailleurs, le programme n’est pas forcément exécuté de la même façon sur chaque ordinateur, ce qui rend cette littérature foncièrement fragile. Certaines animations créées dans les années 1980, et qui duraient alors une vingtaine de minutes, passent aujourd’hui sur l’écran en quelques secondes. Elles deviennent ainsi presqu’illisibles, ce qui constitue un enjeu de taille pour la préservation mais aussi un défi pour les auteurs qui font du caractère éphémère de leurs œuvres un principe esthétique fondamental.

Parfois, ces œuvres sont conçues pour se décomposer lentement sur l’écran, et c’est cette vulnérabilité qu’Alexandra Saemmer essaie elle-même d’expérimenter dans ses créations, par exemple dans « Tramway« , conçue pour la revue canadienne Bleu orange.

« J’espère que les souvenirs douloureux qui sont contenus dans les phrases et les mots animés vont passer très rapidement sur l’écran dans quelques années, si rapidement qu’on peut parler en effet d’un devenir illisible, explique la chercheuse qui se fait auteure pour la circonstance. »

« Tramway » d’Alexandra Saemmer :

D’autres auteurs inscrivent leurs créations dans le flux éphémère de l’information sur le web. Par exemple, Gregory Chatonsky avec Sodome@home : cette création juxtapose au sous-titrage du film de Pasolini, « Salò » ou les 120 journées de Sodome, des images puisées sur le site Flickr à partir de certains mots-clés. Le lecteur ne pourra évidemment jamais découvrir les mêmes associations lorsqu’il reviendra sur l’œuvre parce que la base de Flickr est constamment réactualisée par les internautes. Les combinaisons sont parfois insolites et suscitent les interrogations du lecteur.

L’interactivité

Le texte devient manipulable sur l’écran. On peut cliquer dessus – expérience communément partagée par tous sur Internet – mais on peut aussi déplacer des lettres ou des mots, insérer soi-même des contenus. Se créent alors des relations signifiantes entre le texte manipulable, le texte généré par le geste de manipulation et le geste de manipulation lui-même.

C’est ce qu’Alexandra Saemmer et son collègue Serge Boucheron nomment « figures de manipulation », parfaitement visibles dans « Sous Terre » de Gregory Chatonsky : la carte interactive de cette création est une exploration fantasmée du réseau de métro parisien. Lorsqu’on explore cette carte et qu’on clique sur l’une des cases, on tombe la plupart des cas d’une façon assez attendue sur une animation. Mais, pour expliquer ce qu’est une figure de manipulation, Alexandra Saemmer montre que lorsqu’on essaie d’activer la case « premiers souvenirs », on a beau cliquer, essayer de faire les gestes interactifs habituels, rien ne se passe. On peut d’abord supposer, en tant que lecteur habitué à l’informatique, qu’il s’agit d’un bug, mais en y réfléchissant il est probable que le fait de ne pas pouvoir accéder à ces souvenirs originels soit un phénomène normal sur lequel l’auteur souhaite attirer notre attention.

Autre œuvre entièrement fondée sur une figure de manipulation non conventionnelle, « Déprise » de Serge Bouchardon : »Déprise » est une création sur les notions de prise de contrôle. Quand a-t-on l’impression d’être en situation de prise ou de perte de prise dans la vie ? Six scènes, déclinées en autant de chapitres, racontent l’histoire d’un personnage en pleine déprise. Parallèlement, ce jeu de prise et de déprise permet de mettre en scène la situation du lecteur d’une œuvre interactive.

 

Au sixième chapitre, il est temps pour le lecteur de reprendre le contrôle et il est invité à inscrire son propre texte dans une case : mais ce qui apparaît sur l’écran ne correspond pas à ce qu’il tape sur son clavier, l’interface n’obéit plus. C’est une perte de prise, très déroutante pour le lecteur.

La littérature numérique a donc parfois un caractère impertinent, résistant. Loin d’inviter le lecteur à un jeu frivole avec les mots ou les images, l’interface le renvoie à ses réflexes, à ses attentes, aux conventions du monde numérique et questionne ceux-ci.

« Déprise », Serge Bouchardon : sans s’en rendre compte immédiatement, le lecteur fait apparaître le portrait d’une femme en bougeant la souris sur du texte.

Voir aussi Le Rabot-poète de Philippe Bootz : Le Rabot-poète : le lecteur doit « raboter » l’écran avec sa souris pour accéder au texte.

Le multimédia

Une bonne partie de la littérature numérique est fondée sur une fusion entre texte, son, images fixes et images animées. Cette caractéristique rapproche cette littérature des arts plastiques, à l’image de « In the white darkness » de Reiner Strasser :

Avec une grande finesse, Reiner Strasser a observé pendant plusieurs semaines des malades d’Alzheimer dans un hôpital ; à partir de ses observations, il a composé un poème visuel interactif qui fait éprouver au lecteur-interacteur la défragmentation de la mémoire, la lenteur, le désespoir de la décohérence, mais aussi la douceur des derniers souvenirs.

L’accès à la littérature numérique

Ces productions littéraires sont très belles, souvent étonnantes, mais sont distribuées dans des circuits confidentiels. Pour y accéder, on peut consulter quelques anthologies disponibles sur Internet. Il existe des bases de données de littérature numérique francophone, comme par exemple celle mise au point par le groupe de recherche NT2 (Université du Québec à Montréal) qui a réalisé un important travail d’indexation de plus de 3500 œuvres dans un Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques.

Ces bases de données donnent accès à une sélection d’œuvres et s’inscrivent dans un processus de canonisation de cette littérature.

Il existe également deux CdRom produits par l’Electronic literature organization qui réunissent des œuvres américaines et européennes.

Les auteurs commencent à se syndiquer et à se faire connaître dans des cercles encore restreints, sans doute parce qu’il s’agit d’une littérature expérimentale, la plupart du temps accessible gratuitement et qui ne s’inscrit dans aucun modèle économique viable.

Ces dernières années, des initiatives ont été lancées par des auteurs eux-mêmes ou par des universitaires pour diffuser ces productions (colloques, présentations, festivals, répertoires…). Ainsi le festival ePoetry qui a eu lieu à Paris.

Les réseaux sociaux jouent également un rôle important pour promouvoir la littérature numérique. Ils ont récemment fait émerger deux mouvements : littératures qui intègrent des processus de géolocalisation, et aussi littératures qui s’écrivent actuellement sur Facebook, Twitter (on parle déjà de « TweetLiterature ») ou sur des blogs. Ces formes de littérature sont certainement plus populaires que celles, expérimentales, étudiées par Alexandra Saemmer, ce qui n’a pas empêché la chercheuse d’espérer « un mouvement en marche vers une popularisation de ces œuvres. »

En conclusion, elle a rappelé que la France a joué en Europe un rôle important dans le développement de la littérature numérique, notamment grâce au travail effectué à Paris 8, tout en citant d’autres centres européens : l’Allemagne ; l’Espagne, à travers le site Hermeneia ou grâce à une littérature numérique catalane féconde qui décerne chaque année un prix ; le Portugal, où les auteurs ont été pionniers dans l’expérimentation…

Deuxième intervention : Philippe Boisnard, Artiste multimédia et écrivain

boisnardL’intervention de Philippe Boisnard a apporté un éclairage complémentaire sur la littérature numérique. L’artiste ne vient pas du milieu universitaire et s’inscrit dans la tradition des avant-gardes et de la performance qui montre comment un texte intervient aussi en lien avec le corps et comment il est mis en action.

Il est d’abord revenu sur le concept de « poésie-action », apparu au début des années 60, dont Julien Blaine ou Bernard Heidsieck sont les grands représentants. « Ils ont arraché la langue de la page et sont sortis du livre, non qu’ils le refusaient – Julien Blaine publie beaucoup d’œuvres sur papier –, mais il y a eu une nécessité pour la langue de s’écrire autrement. »

Philippe Boisnard insiste sur l’importance de voir les œuvres de littérature numérique, telles que celles présentées par Alexandra Saemmer, dans des galeries ou des espaces muséaux afin de mieux les apprécier. Mais si ces œuvres sont toutes d’une grande qualité, elles n’illustrent pas selon lui la pratique d’une écriture vivante. Or, le numérique pose précisément cette question, parce que c’est une technologie qui permet à la fois d’être producteur, diffuseur en temps réel et d’être reçu pendant l’acte d’écriture. L’avènement du web 2.0, et notamment les blogs et Twitter, a contribué à faire émerger cette écriture vivante. L’écriture, la lecture et la réception sont devenues immédiates alors qu’on sait qu’une vie est parfois insuffisante pour franchir toutes les étapes de l’édition traditionnelle, depuis le temps d’écriture jusqu’à la diffusion en librairie, si toutefois on a la chance d’y accéder, ce qui est loin d’être le cas de tous les poètes…

« C’est alors que s’est reposée la question du corps, explique Philippe Boisnard. Comment peut-on écrire numériquement avec le corps ? Comment peut-on introduire de nouvelles formes de causalité dans la poésie ? »

L’artiste-performeur cite l’exemple de Bernard Heidsieck et de l’utilisation qu’il fait du RayVox, un dispositif de commande vocale grâce auquel il parvient à spatialiser son poème. En plus des deux pistes disponibles sur son RayVox, une piste de droite et une piste de gauche, l’artiste en ajoute une troisième, au milieu, avec sa voix bien réelle. « Toute la poésie se réinvente dans cette poésie-action. »

Le numérique permet d’interroger autrement l’écriture. Sur scène, les artistes réélaborent tout un champ lexical et pratiquent « une écriture publique ». Pour illustrer cette forme d’écriture, Philippe Boisnard a présenté une œuvre créée avec l’artiste Hortense Gauthier avec qui il se produit sous le nom de hp process.

Une performance de poésie-action numérique : Contact

http://databaz.org/hp-process/

 

Contact est une performance de poésie-action numérique. « Ce n’est pas du multimédia, insiste l’artiste, ici c’est vraiment l’écriture qui nous intéresse. » Un homme et une femme se tiennent sur scène, dos au public qui ne voit que des écrans semblables à des écrans d’ordinateurs.

La performance se déroule comme un chat qui, grâce aux potentialités ouvertes par un logiciel open source créé par Philippe Boisnard, transcende les possibilités offertes par les chats traditionnels pour ouvrir à un espace communicationnel esthétique, poétique et érotique entre un homme et une femme. L’un et l’autre vont mettre en jeu leur parole et leur corps pour tenter de se toucher, de se rejoindre et de transcender non seulement la distance liée à la technologie, mais l’écart irrémédiable qu’il y a entre deux êtres en interrogeant cet écart et cette impossibilité de communication comme l’espace même du désir.

Cette expérience d’écriture vivante se construit autour d’un échange improvisé entre Hortense Gauthier et Philippe Boisnard, autant au niveau de l’écriture du texte à l’écran, que de la parole et du son. Le texte est composé, tapé, projeté, samplé, destructuré en temps réel par les deux performeurs. Ils développent peu à peu un dialogue poétique dans lequel s’introduit progressivement un dérèglement lié à la fois aux possibilités du logiciel et à leurs mouvements. Les deux performeurs peuvent en effet manipuler le texte et le son grâce à une interface d’interaction fixée sur leur main (depuis quelques mois, ils utilisent la Kinect, développée par Microsoft,). Ainsi, du bout des doigts, ils actionnent et sculptent les mots qu’ils écrivent, en changeant la taille des caractères, leur couleur, leur positionnement et leur mouvement. Ils peuvent aussi bien écrire et intervenir sur leur écran que sur celui de leur partenaire. Ils sont captés en vidéo et peuvent eux-mêmes manipuler leur image, accumuler des saisies d’écran en live, travaillant ainsi sur la fusion de leur image et de leur écriture.

Loin de se positionner seulement dans un rapport critique vis-à-vis du mode de communication qu’est le chat, Contact tente de montrer comment la rencontre peut dépasser le seul cadre sémiotique et technologique de l’écran pour se nourrir aussi des gestes et des corps mis en jeu dans le cadre de la performance. Les artistes interrogent le numérique comme l’espace même du possible et de l’impossible d’une rencontre, et c’est dans ce jeu entre distance et proximité que la présence de l’autre peut se déployer et le désir se révéler. L’ordinateur et le réseau peuvent alors apparaître comme condition de possibilité du désir.

« À travers cette performance, nous voulions aussi montrer comment notre langage se donne à l’autre, comment il est reçu, explique Philippe Boisnard. »

Si l’appartenance au champ de la performance ne fait aucun doute, on peut s’interroger sur la place de l’écriture dans cette œuvre. Toute la conversation écrite d’Hortense Gauthier et Philippe Boisnard est enregistrée en temps réel et restituée à la fin de la performance sous forme d’un fichier texte. « Chaque performance réinterroge à la fois l’écriture et notre rencontre. Il ne s’agit pas simplement de réécrire des textes qu’on va plaquer sur des écrans – ordinateur, Kindle ou iPad – mais d’inventer de nouveaux styles d’écritures qui débordent complètement le cadre traditionnel de ce qu’on appelait le livre ».

Et Philippe Boisnard d’insister sur la particularité technologique du livre qui ne sera jamais remplacé par le numérique… « C’est très important de se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’exclure ou de dépasser le livre, il s’agit de comprendre comment, à un moment donné, il y a superposition, cohabitation et interrogation réciproque de chaque médium et de chaque investissement. »

Pour élaborer ses créations, Philippe Boisnard utilise des langages de programmation graphiques : Pure Data (un logiciel de programmation graphique pour la création musicale et multimédia en temps réel) et Max/MSP (un logiciel musical permettant de faire de la synthèse sonore, de l’analyse, de l’enregistrement, ainsi que du contrôle d’instrument MIDI).

L’artiste a également présenté une expérience qu’il mène au théâtre Paris Villette avec Lucille Calmel, et qui sera présentée en juin 2012 dans le cadre du festival Open. La performeuse réinterroge toutes ses sources d’écriture – des milliers de pages sur une période de dix ans – comme mémoire. Équipée d’une Kinect*, elle évolue dans une pièce qui figure son cerveau émotionnel, affectif, sonore, en quelque sorte « son cerveau d’écriture ». En se promenant dans la salle, elle se déplace sur des zones affectives de sa propre mémoire relayées par des vidéoprojecteurs. Pour les spectateurs qui l’entourent, apparaît alors toute une représentation graphique de cette mémoire, à travers des textes qui vont être réinterrogés sur Internet, dans les fichiers de traitements de texte, dans les enregistrements sonores qu’elle a pu faire, dans ses mailings, ses chats, ses tracings…

« C’est un dispositif très intéressant, bien que très affectant pour l’artiste, car on est vraiment face à quelqu’un dont on suit l’émotion en temps réel. C’est un bel exemple de littérature numérique qui, là encore, au-delà de l’éphémère de la présence, produit un fichier texte à la fin de chaque performance – trois fois vingt minutes par soir. »

• Kinect : lancé par Microsoft fin 2010, il s’agit système de jeu sans manettes composé d’une caméra et de capteurs de mouvements que les hackers se sont empressés de détourner pour l’utiliser à d’autres fins.

Dernière matière d’expérimentation chère à Philippe Boisnard et aux tenants de la poésie-action : la voix. « Pour bien comprendre l’une des causalité du numérique, mettez-vous face à un mur et essayez de le faire trembler par la voix : à la fin de votre vie, vous aurez tout au plus une érosion du mur sous l’effet de l’acidité de votre salive. Par contre, on peut imaginer introduire dans le corps certains interacteurs et, à partir de ce qui y est enregistré, produire de l’écriture. » Grâce à ces dispositifs, la voix peut faire bouger un mur, apparaître des lettres, actionner des lumières qui créent elles-mêmes des formes d’écritures. Ce type de littérature, qui s’exerce sur un plateau, est une forme d’écriture vivante qui interroge la totalité de notre corps et nos capacités à produire de l’écriture.

Pour illustrer cette réflexion, Philippe Boisnard a cité le projet qu’il a créé avec Hortense Gautier, qui est aussi sa compagne et la mère de leur fille. Alors que leur bébé était encore dans le ventre de sa mère, un doppler a permis de saisir les sons qu’elle émettait. Ces sons ont alors interagi avec les mots d’un poème de Julien Blaine intitulé « Conception », réunissant ainsi tous les protagonistes sur scène pour une performance.

Est-ce encore de la littérature ?

Tous ces exemples explosent le cadre du livre, de la page et même de l’écran. Peut-on alors encore parler de littérature ? Et le travail de Philippe Boisnard s’apparente-t-il à celui d’un écrivain ?

« Pour moi, c’est de l’écriture en ce sens que toutes nos performances ont la poésie pour point de départ. » L’artiste insiste sur le fait que ces nouvelles formes de littérature et d’écriture s’exportent très bien dans le monde entier. Il déplore cependant que le support tende ces derniers temps à reléguer la pratique au second plan… « Je soutiens qu’actuellement la question de la littérature irrigue l’art ; beaucoup d’étudiants des écoles de Beaux-Arts où j’interviens partent de l’écrit, et a fortiori du poème, pour créer leurs œuvres plastiques. Or, on se trompe de focale : la veille technologique déborde tout et engendre des confusions : on veut faire de la littérature numérique et voilà qu’on produit du PDF ! Le PDF est une imposture émanant d’une logique économique qui essaie de créer un circuit performant : ça ne change rien au problème de l’écriture alors que les exemples qu’on a présentés ce soir changent tout !, a conclu l’artiste avec passion. »

Troisième intervention : Kenza Boda, auteure du roman numérique « Journal d’un caprice »

kenzabodaJeune auteure, Kenza Boda a présenté « Journal d’un caprice« , une création qu’elle définit sous l’appellation de « roman-fusion » pour la manière dont les différents médias s’y rencontrent : texte, image, animation, vidéo, dessin, musique.

La jeune femme explique être partie d’un roman commencé il y a 3 ans, qui prit la forme d’un journal amoureux racontant le fantasme en conflit avec l’expérience du réel, questionnant la beauté et les dangers de ce paradoxe.

L’identité du roman-fusion

Kenza Boda a choisi l’iPad comme support pour Caprice, l’objet lui semblant idéal pour une expérience de lecture intime, ainsi que pour un rendu optimum de l’image animée – animations encore en cours de codage, ce qui ne permet pas encore de se faire une idée exacte de leur contenu.

Elle insiste sur la notion d’équipe, qui s’est révélée décisive pour réaliser ce roman. Outre Kenza Boda elle-même, auteure du texte, de la maquette, des images, vidéo, dessins et animations, le « roman-fusion » réunit un assistant de réalisation pour le tournage, Noam Assayag, deux musiciens, Alexandre Michaan et Ben Beaudequin, ainsi qu’un développeur et créateur de son, Philippe Esling.

L’auteure met également en avant l’importance de la fluidité pour faire se rencontrer tous les médias utilisés et définir une esthétique. La page écran est un espace sensoriel, mais aussi temporel, un lieu de transformation où les éléments peuvent se replacer, évoluer, muter. Par exemple, certaines pages sont simplement composées de typographie tandis que d’autres promettent une intimité qualifiée de « ravageuse » ou que d’autres encore présentent des images fixes ou animées. L’idée est de montrer l’évolution organique de l’écriture et de l’image, et de proposer des animations qui créent la sensation que le texte réagit ou respire, sans empêcher la lecture.

Chaque ‘génération’ de média a été réalisée et ajoutée à Caprice par strates. Le texte a été retravaillé pendant trois ans ; l’image est arrivée au terme de la première année et s’est transformée au fil du temps ; la vidéo à partir de la troisième année ainsi que le son et l’animation. « Cet ensemble s’est rencontré, ne s’est pas superposé, chacun des éléments contribuant à renforcer l’esthétique de ce roman-fusion, mot que j’ai choisi et que j’espère parlant. »

La réalisation d’un tel projet fait penser à celle d’un film. C’est à la fois un travail personnel et solitaire, mais aussi une interaction entre plusieurs professionnels. Kenza Boda parle pourtant encore de « roman » pour qualifier son Journal d’un caprice en se référant à l’étymologie du mot, qui la mène vers l’idée générique de composition littéraire (du latin litteratura qui veut dire « écriture »). Ici, les différentes formes d’écriture s’entremêlent et se fédèrent dans l’esthétique de Caprice : écriture visuelle, écriture d’image, écriture musicale, écriture de code…

Sa collaboration naissante avec un développeur – elle pense avoir cherché le bon pendant longtemps – constitue pour elle un échange inestimable. « Celui qui code a une vision unique de l’espace-temps numérique, à laquelle nous n’avons pas accès, en tant que non-initiés. En nous expliquant l’architecture du code, le développeur nous donne à penser la création de l’oeuvre digitale différemment. On ne peut pas créer un livre numérique sans partager cette approche ou parvenir à cette intuition de ce qu’est le code. »

Un support dédié

Kenza Boda a choisi l’iPad pour l’immédiateté que procure ce support car, selon elle, c’est ce qu’on recherche quand on appréhende une œuvre d’art. « Pas seulement dans la création, mais aussi dans la transmission et la distribution de cette œuvre, explique-t-elle. Avec un iPad on peut être dans son lit et acheter un livre, il n’y a pas plus intime que ça, pas besoin d’aller à la librairie… » Elle préfère d’ailleurs parler de « visiteur » plutôt que de « lecteur ».

Journal d’un caprice sera achevé courant mai 2011 et disponible à la fin du printemps 2011 sur l’AppStore, pourvu que les étapes de l’auto-publication se réalisent avec succès. La jeune auteure assume la part de hasard dans la création, mais aussi le calcul du hasard dans la réception. Le jeu vidéo et le principe des choix multiples seront intégrés à la conception du roman, notamment dans les versions ‘updatées’ de Caprice, qui sont déjà en cours d’élaboration.

Un roman du particulier

L’interaction, qui met en jeu l’intervention d’un auteur et la réponse du «visiteur», aboutit à une forme de création personnalisée. Un lecteur pourra avoir sur sa tablette une version de l’application Journal d’un Caprice qui ne sera pas la même que celle de son voisin. Ce dernier aura interagi de manière différente, débloquant une action qui lui aura permis de télécharger ses propres images ou son propre vécu dans un cloud créé autour de l’œuvre.

Kenza Boda met en avant l’aspect démocratique de cette personnalisation : chaque lecteur peut s’emparer de l’œuvre qui n’est pas donnée sous une forme imposée. Paradoxalement, elle y voit aussi un luxe, en ce sens que son projet est basé sur l’idée d’exclusivité et de possession d’un objet qui correspond aux attentes personnelles de l’utilisateur. Le fait que le livre puisse aussi être connecté à Internet multiplie les possibilités d’un marché du particulier qui rompt avec la logique de la grande distribution

Kenza Boda ne se considère pas véritablement comme un écrivain, même si à la base elle affirme que c’est l’écriture qui lui a procuré le plus de plaisir et de satisfaction. « Le texte est un vrai texte, ce n’est pas un prétexte à faire un roman numérique. » Elle se reconnaît davantage sous le statut de directeur artistique qui impulse des choix esthétiques et oriente une équipe. Un rôle qui se substitue selon elle à celui de l’éditeur qu’elle juge « encombrant ». Pour la jeune auteure, choisir son entourage professionnel et savoir écouter son opinion suffit en effet à orchestrer un projet comme le sien. « En sollicitant mon partenaire de création Noam Assayag, qui s’est révélé un critique à l’affût, mais aussi les musiciens ou des lecteurs échantillonés, à différents stades de la création de Caprice, au fil de ces trois ans, j’ai développer cette volonté de chercher une résonance. Un éditeur aurait pu décider de ce qui était bon ou mal dans cette œuvre. Pourquoi ? ça n’aurait pas de sens, parce que c’est nous les créateurs ! »

Ces propos ont évidemment fait réagir vivement la salle… Ils reflètent néanmoins l’une des évolutions possibles de la littérature numérique vers une dissociation des rôles et des compétences : un auteur s’occupe du texte, un autre crée les dessins ou la musique, un développeur prend en charge la dimension technique du projet… Ce phénomène contraste avec les démarches des pionniers de la littérature numérique qui avaient justement comme souci de programmer leurs œuvres, parce que ce processus de programmation faisait partie de l’acte créateur.

Dans le cas particulier du « Journal d’un Caprice », une somme de médias multiples a été produit par une personne portant plusieurs casquettes, et qui a ensuite elle-même invité trois autres artistes à rencontrer sa création, à l’enrichir, dans le cadre d’une orchestration esthétique.

Code is poetry

On touche là à l’une des questions essentielles de la littérature numérique, qui met en parallèle deux visions de la conception d’une œuvre : d’un côté la confrontation directe de l’auteur avec la matérialité du numérique dans son essence la plus pure qui est le code, de l’autre la délégation de la programmation à un tiers.

Pour Philippe Boisnard, qui programme lui-même ses créations (pour Contact, il a créé sur Pure Data un logiciel open source : ODC/open data chat), le code tel qu’il l’utilise n’est pas un code mathématique, mais une transformation cérébrale de la manière d’articuler notre langage, de voir un mot, une métaphore, une couleur… « Le code influence : c’est une incorporation, pas de l’adaptation. Quand un danseur écrit un poème, son corps influence sa façon d’articuler les mots, de voir une poétique de la page. De même qu’un philosophe – je pense à Derrida – n’écrira pas de la poésie comme le ferait un peintre… ».

Une position que Nicolas Francannet (éditeur numérique) nuance en précisant que « la programmation n’est pas à la portée de tous » et que l’éditeur est là pour accompagner les auteurs qui souhaitent évoluer vers des formes de création innovantes mais n’en ont pas la compétence technique. »

Quatrième intervention : Nicolas Francannet, Cofondateur de la société d’édition numérique StoryLab

francannetAvec l’intervention de Nicolas Francannet, et dans le sillage des propos tenus par Kenza Boda, se pose la question de savoir si le numérique peut émanciper les auteurs des éditeurs. StoryLab se propose en effet d’accompagner les auteurs dans leur démarche de création numérique.

La maison d’édition pratique trois métiers : éditeur numérique ; conseil auprès des éditeurs traditionnels pour les aider à franchir le pas du numérique et à adapter leur contenu aux nouveaux usages et aux nouveaux supports ; laboratoire d’expérimentation de nouveaux modes narratifs.

Les usages

Nicolas Francannet a d’abord rappelé qu’en matière de littérature numérique, il est indispensable de se poser la question des usages des lecteurs, et surtout des contraintes de création que ces usages induisent. Il liste ainsi ces contraintes en trois catégories

• des contraintes liées au support : est-il connecté ou non ? Si oui, des parasites peuvent perturber la lecture : réception d’un sms ou d’un email alors qu’on est en train de lire… L’écran est-il rétroéclairé ou fonctionne-t-il avec de l’encre numérique ? Ces données matérielles ont une influence sur le confort de lecture, tout comme la taille de l’écran à laquelle il va falloir s’adapter sur des supports aussi diversifiés que le mobile, la tablette, l’ordinateur ou la liseuse…

• des contraintes liées au contexte : quand on parle de littérature numérique, on pense d’emblée à une lecture en mobilité. Cette lecture induit des contextes de déplacements, contextes bruyants dans lesquels on ne va pas forcément pouvoir lire mais où on pourra écouter une histoire (et c’est alors encore de la littérature, sous forme orale) ; ou éventuellement des contextes sédentaires avec des temps disponibles beaucoup plus longs.

• des contraintes liées au comportement : aujourd’hui, pour une masse d’informations toujours plus importante, le temps de réponse est de plus en plus court sur les services liés aux nouveaux médias, ce qui réduit la disponibilité et l’attention : on parle de web-zapping. Ce temps de plus en plus court, donc de plus en plus précieux, implique de proposer des contenus qui retiennent l’attention, sans pour autant le faire au détriment de la qualité éditoriale.

Des temps de lecture réduits

Une fois défini le public qu’on souhaite toucher, ses usages, ses comportements, la création peut démarrer. Nicolas Francannet assume ce cadre un peu restrictif et affirme que c’est sous la contrainte qu’on est le plus créatif. Pour preuve, les feuilletonistes du XIXe siècle qui ont créé un genre littéraire sous la contrainte de la fréquence. Aujourd’hui ces œuvres littéraires font partie du patrimoine.

StoryLab a souhaité publier des œuvres écrites spécialement pour le numérique. « Notre travail d’éditeur, explique Nicolas Francannet, est de faire prendre conscience à l’auteur de toutes ces contraintes pour qu’il les intègre dans son écriture. On attend de lui qu’il écrive des feuilletons littéraires numériques dont le mode d’écriture, inspiré du scénario, sera ciselé et très rythmé, incluant des rebondissements pour tenir le lecteur en haleine et prendre en compte ce temps d’attention qui est de plus en plus difficile à capter. »

Lorsqu’il lit ces feuilletons littéraires, le lecteur se voit proposer des repères (temps moyen de lecture du feuilleton et temps moyen de lecture par épisode) qui lui permettent de savoir, en fonction du contexte dans lequel il évolue, s’il va pouvoir lire un, deux ou trois épisodes.

Des formes courtes

StoryLab publie aussi des recueils de nouvelles, des mini-romans, des novelas, des anthologies de revue littéraire comme la revue littéraire Décapage. Ces formats, assez nobles outre-Atlantique, sont étrangement boudés en France par les éditeurs traditionnels et par les libraires. Ce sont des formats adaptés au numérique qui ouvrent des opportunités à des auteurs qui écrivent des textes de qualité, mais sous une forme courte qui ne peut pas être publiée dans le circuit classique.

La maison d’édition numérique développe également des applications dans lesquelles on peut retrouver l’histoire dans son intégralité sous sa forme écrite, associée à un audio-livre. « Ce n’est pas révolutionnaire – il y a 20 ans existaient déjà des coffrets avec un livre de poche et deux cassettes –, commente Nicolas Francannet, mais aujourd’hui tout cela est packagé dans une application. » Le lecteur qui a commencé sa lecture dans le métro, sur l’écran de son smartphone ou de sa tablette, peut basculer sur un mode d’écoute audio pour entendre la fin de son histoire tout en marchant jusqu’à son bureau.

Pickpocket, un projet collaboratif

StoryLab fait converger les modes d’expression (texte, son, vidéo, image fixe…) et privilégie les modes de création collaboratifs. Le projet Pickpocket, présenté dans le cadre du festival Paris en toutes lettres du 5 au 8 mai 2011, en est un exemple.

Pickpocket mêle photo et texte. Photographes professionnels et photographes amateurs ont été mis au défi de raconter une histoire par l’image à travers une série de photos réalisées avec un iPhone et retouchées, s’ils le souhaitaient, avec les applications disponibles sur l’AppStore. Avec le photographe suisse Peter Knapp, StoryLab a sélectionné une vingtaine de séries proposées à autant d’auteurs qui ont imaginé une micro-fiction. Naît alors une sorte de cadavre exquis numérique entre auteurs et photographes, avec une histoire imagée et une histoire écrite.

Dans le cadre du festival, le dispositif choisi est celui d’une exposition photo qui présente tous les travaux avec, sous chaque photo, un flashcode. Celui-ci permet au visiteur, à l’aide de son smartphone, de télécharger la micro-fiction correspondante à la série photo et de poursuivre tranquillement l’expérience texte/photos chez lui.

Nicolas Francannet a présenté un autre exemple de projet stimulant développé avec le photographe et écrivain Alain Fleischer, et un musicien de l’Ircam, Sébastien Gaxie. Les deux artistes vont travailler en studio à l’écriture d’une histoire : celle d’un musicien qui oublie sa partition dans un taxi et va partir à sa recherche. « Recherche au sens propre comme au sens figuré, explique Nicolas Francannet. Il a perdu le chef d’œuvre de sa vie qu’il va tenter de recomposer. »

Dans ce travail collaboratif, la musique interprète les sentiments du musicien, mais elle permet aussi de voir, au fil du développement de l’intrigue, comment le musicien recompose son œuvre. L’idée est que musique et texte se complètent, prennent parfois le relais mais forment réellement un tout. « Ce n’est pas de l’enrichissement, ce n’est pas une bande-son d’un texte qui aurait été préalablement écrit, il s’agit bel et bien d’une écriture en mode studio comme on peut le faire au cinéma. La musique fait vraiment partie de la narration et de l’histoire.

Existe-t-il un modèle économique de la littérature numérique ?

StoryLab est composé d’une équipe aux compétences complémentaires : Nicolas Francannet vient des télécoms et des contenus mobiles, il y a aussi un éditeur et un ingénieur. Ce mélange a façonné la stratégie de l’éditeur qui produit des livres enrichis avec un modèle économique qui semble viable et parvient à rémunérer les auteurs. « On arrive à payer les auteurs parce qu’on a multiplié les réseaux de distribution et qu’on ne fait pas uniquement du PDF et de l’ePub. On crée également des applications, pas seulement pour iPhone et iPad mais aussi pour Android. »

Storylab a également diversifié ses réseaux de distribution : ses contenus sont disponibles sur l’Android Market et sur l’AppStore, mais aussi sur les plate-formes des opérateurs mobiles. Cette multiplicité de distributeurs donne de la visibilité à ses contenus et permet de générer du volume de téléchargement. « Certes, on est encore très loin de ce qu’on peut trouver dans l’édition traditionnelle mais ce sont des pistes qui nous font penser qu’à terme cette économie peut être rentable et constituer une alternative intéressante pour les auteurs. »

Quant à la partie expérimentale des activités de StoryLab, elle ne dégage aucun profit mais permet à la jeune société de proposer des innovations. L’enjeu consiste évidemment à trouver un équilibre entre des projets grand public et des œuvres plus pointues. Nicolas Francannet insiste sur la nécessité de développer une littérature numérique populaire qui peut permettre de développer l’usage, d’éveiller la curiosité et de conduire les lecteurs vers des créations plus expérimentales.

Philippe Boisnard est bien sûr beaucoup plus réservé sur ce modèle grand public qui impose, selon lui, « la réduction de la complexité et de l’expérimentation d’un projet. » Un prix littéraire tel que celui décerné par la SGDL pour une œuvre multimédia fait émerger des singularités qui ne se retrouvent pas ensuite dans les canaux de distribution. L’artiste déplore un manque de créativité dans les projets numériques qui peinent par exemple à travailler sur des modes narratifs ambitieux (à l’image de ce qui s’est développé de manière qualitative dans les séries télévisées ces dernières années). « Il faut trouver une conjonction entre ce qui est populaire – les histoires – et des écritures comme celle de Fleischer. Un modèle émergera peut-être quand on nous fera confiance en considérant qu’investir à perte sur des projets comme les nôtres peut constituer un levier pour le reste. »

Conclusions

L’atelier s’est conclu sur une série de questions posées par la salle. Serge Bouchardon, dont l’une des créations a été présentée par Alexandra Saemmer, a souhaité interroger collectivement les participants sur ce qui intervient en premier dans la conception d’une œuvre de création littéraire numérique : mots, rapport au langage, histoire, expérience multimédia ou expérience interactive…

Pour Kenza Boda, ce sont le texte et la musique qui ont présidé à la création de Journal d’un caprice. « La musique, explique-t-elle, donne une sorte de liberté, qui peut venir se répéter voire remplacer un morceau de texte. » Nicolas Francannet, quant à lui, fait primer l’histoire car StoryLab « n’est pas dans la recherche du style à tout prix. » Pour lui, l’auteur est d’abord un conteur qui raconte des histoires, la discussion sur la forme vient ensuite.

Alexandra Saemmer aimerait parvenir à ne plus écrire d’abord des textes sur papier (ou sur support numérique). Son désir profond, qui semble aller jusqu’à la troubler, serait d’écrire directement de l’hypertexte dans l’action. C’est sans doute l’expérience numérique la plus simple techniquement – il suffit d’un document Word – mais la plus difficile à accomplir dans les faits. « C’est presqu’impossible d’écrire et d’expérimenter en même temps toutes les possibilités du dispositif numérique… ». (Source : l’Atelier français)

 

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