La vidéo promotionnelle laisse rêveur. Le décor : un petit supermarché comme il y en a à tous les coins de rues de nos cités. Le client entre, badge son smartphone, choisit dans les rayons les produits qu’il souhaite, les met dans son sac de courses et ressort du magasin. Pas de caisse, pas de queue, pas de vendeurs. Simple comme bonjour. Son panier de courses est automatiquement analysé par une myriade d’yeux électroniques, des algorithmes de deep learning moulinent et le tour est joué. Son compte est automatiquement débité. Une révolution. Une révolution, vraiment ? Après avoir révolutionné le commerce électronique, Amazon voudrait-il révolutionner le commerce physique ? Décryptage et perspectives.
La première boutique Amazon Go a ouvert à Seattle ; elle serait, selon Business Insider, la première d’un réseau de 2000 points de vente installés progressivement. Amazon n’est pas le premier venu. C’est un des pères fondateurs du commerce électronique, d’abord focalisé sur les biens culturels, puis sur un catalogue de plus de 500 000 produits de toutes sortes. On peut tout acheter sur Amazon, ou presque. Des années durant, la marque emblématique a amélioré à l’extrême sa connaissance des arcanes du commerce en ligne ; elle a misé plus que de raison sur la logistique, clé du succès et de la confiance en la matière. Elle a inventé le marketing en ligne, les modalités de connaissance du consommateur et le meilleur moyen de lui vendre le produit recherché ou simplement convoité. Amazon agrège une marketplace considérable. Bref, un géant du web que des centaines de millions de clients pratiquent régulièrement sur tous les continents.
Alors, fort de sa position sur le web, que vient faire Amazon dans le commerce de détail physique, la boutique de quartier, en « brick et mortar » comme on le disait aux débuts du web ? Est-ce un retour en arrière, un rétropédalage ? Un retour aux sources teinté de nostalgie ? Pas tout à fait. Amazon sait que les consommateurs, s’ils utilisent toujours plus le web pour faire leurs courses, sont encore en nombre, attachés, au moins pour ce qui est de l’alimentaire, au commerce physique, et vont volontiers faire leurs courses dans les magasins près de chez eux ou dans les périphéries des villes. Les hypermarchés ont certes réinventé leur métier mais ils sont toujours une machine à fabriquer un chiffre d’affaire qui peut se compter en milliards d’euros pour un seul magasin. Amazon le sait parfaitement et observe attentivement que l’alimentaire ne représente que 5 % de son CA. En revanche, ce qu’il a aussi détecté c’est un des inconvénients majeurs de ce commerce traditionnel : il faut faire la queue aux caisses et attendre, parfois de longues minutes, pour payer. Comme pour Amazon, à tout problème il existe une solution, pourquoi ne pas s’affranchir de cette contrainte ? Les progrès en reconnaissance visuelle, en analyse des flux d’images, en capteurs sensoriels, en algorithmie… permettent aujourd’hui tous les rêves. Alors de là à imaginer un supermarché sans caisses, où le client pourrait se servir et repartir en toute liberté, il n’y a qu’un pas.
La boutique Amazon Go de Seattle est un prototype destiné d’abord à tester le concept auprès des employés d’Amazon. Une petite surface de 170 m2 installée au rez-de-chaussée du siège de l’enseigne. Si tout marche bien, Amazon promet qu’un réseau de points de vente sera établi, partout. Mais nous n’en sommes pas encore là. De nombreuses difficultés doivent être auparavant résolues, et non des moindres.
Se posent d’abord des questions techniques. Amazon est très avare d’explications sur la technologie employée. L’enseigne parle de reconnaissance visuelle, d’algorithmes, de deep learning, de capteurs sensoriels, autant de gros mots qui ne veulent pas dire grand-chose tant ils embrassent un champ hétéroclite de réalités. Nous en somme réduits aux conjectures. Pour identifier le produit que la ménagère va mettre dans son panier, on peut certes recourir aux techniques de reconnaissance visuelle. Ces dernières ont fait d’énormes progrès dans l’identification de formes complexes. Mais de là à fonctionner en situation réelle, avec une foule de consommateurs qui se servent dans les rayons, sur une surface de vente de parfois plus de 10 000 m2, il y a une marge de difficultés techniques que les ingénieurs ne savent pas encore franchir avec une efficacité sans faille. Pourtant, la grande distribution n’est pas avare d’innovations. La plupart des grandes enseignes pratiquent déjà le « self scanning », adoptent les caisses mobiles comme c’est le cas chez Sephora ou dans les Apple Stores. Mais envisager un système de « just walk out technology » comme le prétend Amazon est une gageure quand il s’agit de points de vente proposant des articles aussi nombreux et diversifiés que ceux que l’on trouve dans un grand magasin d’alimentation. Toutefois, admettons qu’Amazon soit capable dans un proche futur de relever ce challenge. Quel est alors l’intérêt de cette annonce aux effets « wow » techniquement prématurés, et surtout, quel est l’enjeu stratégique d’une telle innovation ?
En annonçant son concept, Amazon prend à rebrousse-poil tous les acteurs de la grande distribution. Ceux-ci ont abondamment investi ces dernières années dans le commerce en ligne, ils ont inventé le drive mais ne sont pas parvenus à modifier profondément le concept de grande surface. Amazon leur dit que c’est possible est annonce en fanfare l’émergence d’un modèle disruptif : un modèle qui n’est ni totalement physique ni totalement dématérialisé. Un modèle physique dans lequel la technologie est prépondérante. Un modèle où le client n’attend plus, ne se rends même plus compte qu’il est en train d’acheter. Un modèle où l’achat est instantané, irréversible et totalement indolore. Un modèle où le moindre comportement d’achat, la moindre hésitation est analysée, scrutée et décortiquée par le marchand devenu panoptique. Un modèle où les humains, ces sacrés humains qui coûtent cher, qui râlent et parfois font grève pourront être éliminés ; nul besoin de caissières dans les supermarchés d’Amazon.
En lançant Amazon Go, la firme de Seattle met un coup de pied dans la fourmilière et rebat les cartes en autorisant tous les possibles. Elle s’appuie pour cela sur son expérience en matière d’automatisation et sur la lame de fond de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Amazon s’en est fait une spécialité avec ses centres logistiques. Le magazine économique Quartz note à ce propos : « Amazon utilise déjà des robots dans ses entrepôts pour transporter des produits et les faire parvenir à des humains, qui les expédient ensuite. Ils travaillent sur des robots qui pourront bientôt retrouver les produits et les expédier eux-mêmes. Inversez ce processus, et ces mêmes robots pourront théoriquement restocker les rayons d’un Amazon Go. Dans un futur proche, un tel magasin pourrait potentiellement fonctionner presque sans être humain. »
Les économistes d’Oxford avaient déjà prédit que 47 % des emplois pourraient être remplacés par des robots dans les prochaines années. Le président Obama, dans un long entretien à Wired que nous avions relaté en octobre dernier s’inquiétait que « les personnes dans des emplois peu qualifiés et à faible revenu deviennent de plus en plus superflues ». Dans cette perspective, il avait appelé à la mise en œuvre du chantier du revenu de base universel.
Amazon Go, on le voit, n’est pas qu’une annonce de type publicitaire. C’est le coup de semonce préfigurant des bouleversements majeurs. Il faut le prendre avec sérieux.
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