Coincée entre les États-Unis portés par le duo Trump-Musk à la Maison-Blanche et la Chine qui avance à pas de loup, l’Europe doit se ressaisir sur le terrain du digital, à la fois sur le software, mais aussi le hardware et la data. Objectif : investir massivement, au risque de perdre sa souveraineté dans le monde de demain.
La radiographie de l’intelligence artificielle donne un aperçu des forces en présence. En termes d’investissements, l’IA est écrasée par les États-Unis. Selon les chiffres de Statista, ils auraient investi 248,9 milliards de dollars entre 2013 et 2022. Suivi de la Chine (95,1 milliards) puis, très très loin derrière, du Royaume-Uni (18,2 milliards) et d’Israël (10,8 milliards). Dans le Top 10, seuls deux pays de l’Union européenne apparaissent en 7ᵉ et 8ᵉ position : l’Allemagne et la France avec respectivement 7 et 6,6 milliards de dollars. Même l’Inde fait mieux. Malgré l’annonce de 109 milliards d’euros « dans les prochaines années » faite par Emmanuel Macron, le récent Sommet pour l’Action sur l’intelligence artificielle n’y changera rien : l’Europe est à la remorque des deux grandes puissances.
Hardware : les hostilités sont lancées
L’intelligence artificielle générative n’est qu’un symptôme, car cette tendance est générale. L’industrie digitale se divise en trois grands pôles : le hardware (matériels et composants physiques), le software (logiciels et systèmes d’exploitation) et la data (gestion des données sur les réseaux). C’est la combinaison des trois qui forme le monde digital d’aujourd’hui. Seuls les États-Unis sont, à l’heure actuelle, souverains dans tous les domaines, c’est-à-dire qu’ils peuvent fonctionner en circuit fermé, car ils disposent des compétences et des ressources dans les trois domaines. Un seul des trois vous manque, et tout est dépeuplé.
L’Europe est aujourd’hui dans ce cas de figure. Si la maîtrise des trois secteurs représente un coût évident, leur non-maîtrise sera certainement plus coûteuse à long terme. Le secteur des microprocesseurs est sans doute le plus connu, mais aussi le plus crucial. Là aussi, il suffit de regarder les plus gros fabricants au niveau mondial : 3 américains, 2 sud-coréens, 2 taïwanais, et 1 chinois… L’Europe est comme absente d’une équation pourtant vitale pour son avenir économique.
L’Europe ne doit pas prendre ce problème à la légère, car les États-Unis ne lui feront pas de cadeaux. Déjà sous l’administration Biden, Washington avait commencé à fermer le robinet des exportations de ses microprocesseurs. Avec l’avènement du duo Trump-Musk et les besoins gargantuesques des projets américains comme Starlink, nul doute que les États-Unis vont jouer la carte de l’isolationnisme. Aux pays européens d’anticiper et de trouver la parade. En investissant, bien sûr. Car les compétences sont déjà là, reste à financer les nombreux projets. PDG du concepteur français SiPearl de microprocesseurs très haute performance, Philippe Notton n’y va pas par quatre chemins : « L’Europe doit se montrer plus active et continuer l’inflexion vers un financement européen en faveur des entreprises européennes au profit de la souveraineté européenne. Les concurrents américains, chinois et japonais sont très protecteurs. À nous de montrer que nous pouvons établir des règles du jeu similaires. Il faut désormais être plus concret et se doter d’un ‘European Buy Act’ sur le modèle de ce qui se pratique aux États-Unis depuis des décennies. » Dans cette même optique, l’adoption du « 28ᵉ régime » créant un code européen de droit des affaires et donnant un véritable statut aux startups européennes constituerait un pas énorme si tant est qu’il soit rédigé avec pertinence. Le projet avance au sein des institutions européennes, mais le temps presse. De plus, un système de « payback » visant à réinjecter 5 % à 10 % de subventions ou commandes publiques reçues par de très grandes entreprises en faveur d’un fonds alimentant les startups pourrait constituer un nouveau moteur efficace de développement. Car, les entrepreneurs, si ingénieux soient-ils, n’y arriveront pas sans soutien de politiques publiques volontaristes et sans l’implication d’investisseurs européens.
Cet enjeu est névralgique : les industriels européens vont devoir être capables, à court terme, d’être 100 % autonomes dans leurs modes de production et leurs approvisionnements, au risque d’être mis sur la touche par leurs fournisseurs américains et asiatiques. Ceux-ci peuvent en effet s’appuyer sur des lois nationales – liées à l’extraterritorialité – qui leur permettent d’intervenir sur les marchés extérieurs dès lors que l’un de leurs produits est utilisé en dehors de leurs frontières, ou qu’une donnée est stockée sur leur territoire. Les autorités américaines ou chinoises se disent alors compétentes pour intervenir. Autant que les Européens ne donnent donc pas le bâton pour se faire battre. D’autant que les Européens ont les compétences et les entreprises pour lancer un vrai cloud européen. Un cloud qui sera certainement, à ses débuts, un peu moins performant et plus cher que le cloud américain, mais cette première phase est nécessaire pour se mettre à niveau et accéder à une véritable souveraineté. Le problème est que les géants européens ne jouent pas le jeu et préfèrent payer moins cher à court terme, quitte à se placer sous la domination des États-Unis.
Software : le pari du logiciel libre
Quand on pense software et logiciels, des grands noms – américains – viennent aussitôt à l’esprit, comme Microsoft, Adobe, Apple… Mais un autre modèle est largement plébiscité : celui de l’open source – ou logiciel libre. La Commission de l’Union européenne s’est d’ailleurs emparée du dossier il y a plus de dix ans, en établissant par deux fois des Stratégies Open Source (2014-2017 et 2020-2023) afin d’améliorer la transparence de la mise au point de logiciels libres et la sécurité liée à leur utilisation, afin de pousser l’innovation européenne, tant dans le secteur privé que le secteur public. D’après la Commission européenne, l’open source « accroît notre capacité à agir de manière indépendante pour préserver nos intérêts, défendre les valeurs et le mode de vie européens et contribuer à façonner notre avenir ».
Malheureusement, tout n’est pas encore au point. « En dépit d’une contribution économique significative – représentant 10 % du marché des logiciels et services informatiques en France, soit plus de 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel –, le logiciel libre ne reçoit pas l’attention politique proportionnelle à son impact, relève Stéfane Fermigier, coprésident du Conseil national du logiciel libre (CNLL) et PDG d’Abilian. La législation française, notamment la Loi pour une République Numérique de 2016, a bien tenté de promouvoir son usage dans l’administration publique en « encourageant » son adoption, mais les initiatives restent insuffisantes. » Selon Fermigier, pour que l’Europe atteigne progressivement son autonomie digitale, il faudra que la stratégie politique européenne s’élargisse pour toucher l’ensemble des acteurs étatiques européens. La tâche est compliquée et devient plus ardue encore quand on sait que l’open source profite aussi aux intérêts russes et chinois. Une réalité qui pourrait entraîner une nouvelle vague d’interdictions de la part des États-Unis.
Data : la souveraineté à moindres frais
Dans le domaine de la gestion des données, des modèles de souveraineté existent, et pas très loin de la France. Autant s’en inspirer. Direction la Suisse où le gouvernement a lancé en 2024 le Swiss Government Cloud (SGC) suivant une ligne de crédit de 262 millions d’euros. Il s’agit pour la Confédération helvétique de devenir totalement autonome pour le regroupement et la gestion des data des différentes administrations et des organisations fédérales, dans un cloud sécurisé ne dépendant d’aucun opérateur extérieur. Ce projet est symptomatique : il demande des investissements maintenant pour pouvoir, par la suite, réduire les coûts opérationnels grâce à la centralisation des données et des savoir-faire. Ce projet nécessitera la construction de data centers, la mise en place de systèmes de sécurité et plateformes de gestion de données.
Au-delà de la souveraineté pure que le SGC va offrir à la Suisse, il s’agit aussi pour Berne de s’ériger comme une forteresse inviolable sur le plan digital. « C’est un investissement dans le futur, qui augmente la souveraineté », s’est félicitée la ministre suisse des Finances Karin Keller-Sutter. Le choix opéré par la Suisse est clair, et son exemple à suivre. D’autres initiatives voient le jour comme dans la province canadienne de l’Ontario. Avec les tensions grandissantes entre les États-Unis et le Canada, l’idée de disposer d’un cloud souverain n’a jamais été aussi évidente, même pour un public non averti.
La souveraineté digitale européenne ne se construira évidemment pas en un jour. Mais la nécessité d’unir les politiques publiques française et allemande – qui restent les deux principaux moteurs de l’investissement dans l’UE – et le besoin de catalyser les projets et leur financement n’ont jamais été aussi vitaux. Sans quoi l’Europe, dont la locomotive devient l’Espagne… risque bien de ne pas prendre le train du digital en marche.
Alice Moreau, Chroniqueuse invitée UP’ Magazine