Les technologies numériques sont devenues un allié précieux pour les agriculteurs, et l’utilisation des données numériques et des produits « phytosanitaires » s’accélère en agriculture. Car il s’agit désormais d’un enjeu de compétitivité et de souveraineté alimentaire. Mais ces technologies qui permettent d’aller plus vite et d’augmenter les rendements ne risquent-elles pas de dénaturer profondément les sols, la terre ? La biodiversité et la nature sont pourtant les deux ingrédients essentiels pour une agriculture durable, pour préserver la santé des différents écosystèmes qui en font toute sa richesse.
De manière congruente, les choix politiques actuels pour réduire les multiples impacts environnementaux de l’agriculture et améliorer la sécurité alimentaire portent majoritairement sur les technologies du numérique et la génétique. Ils ne remettent pas en cause la simplification et la spécialisation de l’agriculture « industrielle » qui sont pourtant à l’origine des impacts locaux (pollutions des sols et de l’eau, effondrement de la biodiversité) ou globaux (émissions de gaz à effet de serre).
Ce modèle est fondé sur la substitution des services rendus par la biodiversité et la nature par des solutions agrochimiques (fertilisants, pesticides). Il fait le pari que les technologies permettront de réduire suffisamment les impacts pour atteindre les objectifs fixés dans les politiques publiques, sans développer les services fournis par la biodiversité. Or les recherches académiques portant sur les pistes et scénarios pour une agriculture durable en démontrent le rôle clef pour atteindre les objectifs fixés. Nous documentons ci-après les étapes pour promouvoir des systèmes agricoles basés sur la biodiversité et des services écosystémiques associés et indiquons dans quelles conditions les technologies doivent être mobilisées.
Pour produire durablement, d’abord couvrir le sol avec une diversité de cultures
Les biens communs que sont les sols, l’eau, l’air, la biodiversité et les services écosystémiques sont souvent dégradés par les pratiques agricoles intensives. L’enjeu est donc de préserver ou restaurer la santé des sols, des plantes, des animaux et des écosystèmes en favorisant les processus écologiques impliqués dans leurs systèmes d’autodéfense. Pour l’agriculture il s’agit d’assurer une production de biomasse végétale compatible avec le maintien à long terme de ces fonctionnalités écologiques. C’est tout l’enjeu de l’agroécologie.
L’agroécologie au service de la santé des sols, des plantes et des écosystèmes
Trois principes essentiels sont à combiner pour promouvoir la santé des sols et des plantes : (i) enrichissement des sols en matières organiques car la plupart n’en contiennent pas suffisamment pour assurer la fourniture des services, (ii) diversification des cultures et des paysages car le plus souvent les systèmes agricoles ne reposent que sur une, deux ou trois cultures, et (iii) réduction des perturbations causées par le travail du sol, les engrais et les pesticides de synthèse.
Les matières organiques constituent la nourriture des microorganismes (bactéries, champignons) qui à leur tour contribuent à la nutrition des plantes et à leur protection contre les bioagresseurs et les stress climatiques. Incorporer massivement du carbone dans le sol passe par la couverture permanente du sol (pendant les intercultures, mise en place de couverts végétaux dont une partie retourne au sol) et plus généralement par l’accroissement de la photosynthèse dans la mesure où un cinquième à un tiers de la biomasse produite est restituée au sol par les racines et les exsudats racinaires.
Un autre levier pour réduire les intrants de synthèse est la diversification des cultures, notamment avec des légumineuses, ainsi que le développement d’infrastructures agroécologiques (haies, bandes enherbées…). De nouvelles cultures permettent la présence de profils racinaires complémentaires améliorant la structure du sol, favorisant son exploration, ainsi que le piégeage et le recyclage des éléments minéraux. Les infrastructures écologiques permettent aussi d’offrir gîtes et nourriture aux insectes pollinisateurs et aux auxiliaires des cultures.
Parallèlement et de façon complémentaire, il faut aussi réduire les pratiques perturbant les organismes du sol ; il s’agit des excès d’utilisation des engrais et des pesticides de synthèse, du travail du sol comme le labour, mais aussi le travail du sol superficiel.
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Atouts et faiblesses des agricultures agroécologiques
Deux principaux types d’agriculture se réfèrent à l’agroécologie. L’agriculture biologique souvent basée sur la diversité des cultures, notamment les légumineuses, interdit engrais et pesticides de synthèse. Cependant, le travail du sol, alors indispensable pour contrôler les adventices (mauvaises herbes), est un frein à l’activité biologique dans le sol puisqu’il détruit par exemple les galeries de vers de terre et les champignons mycorhiziens.
L’agriculture de conservation des sols promeut des rotations longues, la couverture permanente du sol et l’arrêt du travail du sol. L’enrichissement progressif du sol en matières organiques permet de réduire fortement les fongicides et les insecticides tout en maintenant des rendements élevés. Cependant, en l’absence de travail du sol, la destruction des adventices et des couverts intermédiaires entre deux cultures de vente est souvent basée sur l’utilisation d’herbicides. Ainsi, l’agriculture de conservation reste pour l’instant dépendante de l’usage du glyphosate pour la destruction des couverts avant le semis des cultures.
L’enjeu est maintenant d’identifier les moyens de parvenir à une agriculture biologique de conservation des sols que certains qualifient d’agriculture régénératrice. Mais cet objectif est difficile à atteindre. Il nécessite d’élargir la gamme des leviers agronomiques à mobiliser tout en étant à même de les adapter aux différents contextes.
Mobiliser aussi les acteurs des filières et des collectivités pour aller vers une agriculture régénératrice
Le développement d’une agriculture régénératrice productive et écologique nécessite d’aller plus loin dans la diversité des cultures, notamment pour envisager la suppression des herbicides, en développant des cultures à usage non alimentaire répondant néanmoins à des besoins en biomatériaux et en énergie. Nous indiquons trois pistes.
Des arbres pour renforcer les régulations biologiques
Les arbres, qu’ils soient introduits dans les haies, dans les champs (agroforesterie) ou dans les prairies (pré-vergers), sont un puissant levier pour fournir une diversité de services écosystémiques à l’agriculture et à la société. Ils peuvent séquestrer du carbone, réguler ou améliorer le cycle de l’eau (rôle d’ascenseur hydraulique), assurer des régulations biologiques en fournissant le gîte et le couvert pour les pollinisateurs et les ennemis naturels des ravageurs des cultures, voire être source de compléments pour l’alimentation des animaux.
Le bois peut aussi être valorisé par la production de bois raméal fragmenté (BRF) pour accroître la matière organique dans les sols, ou de bois d’œuvre. Planter des arbres constitue cependant un investissement que ce soit pour la plantation (la récolte du bois se fait à l’échelle d’une génération), ou pour l’entretien (acquisition de matériel pour tailler les haies, fabriquer du BRF). Des aides sont donc nécessaires pour les propriétaires privés et exploitants, et des choix stratégiques sont à faire par les collectivités afin de participer à cet effort sur les terrains communaux (bords de routes…).
De la luzerne pour faire du biogaz
La luzerne est traditionnellement une plante fourragère qui permet de capter l’azote de l’air et donc de pousser sans apports d’engrais minéraux azotés très consommateur d’énergie fossile. Elle présente aussi d’autres atouts. Comme elle est riche en protéines, elle constitue de ce fait un aliment de qualité pour les ruminants. Cependant, l’utiliser dans le seul but d’alimenter les ruminants n’est pas une option car cela conduirait à développer l’élevage alors que les prairies permanentes et temporaires permettent déjà de fournir l’essentiel des protéines aux animaux à l’origine des produits carnés dont nous avons besoin pour notre santé. D’autre part, elle peut restituer de l’azote aux cultures avec lesquelles elle est en rotation, et c’est aussi une plante « nettoyante » qui permet de réduire le besoin en herbicides, voire de s’en passer. Pour assurer son intérêt économique et donc son développement, sans avoir d’effet rebond sur l’élevage, l’idée est de développer la culture de luzerne afin de produire du biogaz par méthanisation.
Du chanvre pour fabriquer des biomatériaux
Le chanvre est une plante très séduisante puisque qu’elle ne nécessite aucun désherbage ni autre traitement phytosanitaire. C’est aussi une espèce prometteuse pour le contrôle des adventices du fait qu’elle est une bonne compétitrice et qu’elle a des effets allopathiques. Mais son développement engage l’amont et l’aval de l’agriculture car il faut disposer de semences et surtout d’usines de transformation dans les zones de production. Il faut aussi établir des contrats pour structurer durablement la filière. D’autre part, cette culture doit s’envisager de manière collective afin d’acquérir du matériel spécifique. Développer ce type de culture nécessite donc de mettre en place de nouvelles filières.
Entre biodiversité et numérique : ne pas inverser les étapes !
Promouvoir une agriculture technologique sans d’abord développer des systèmes agricoles biodiversifiés risque d’aboutir à des améliorations qui ne sont pas à hauteur des enjeux tels qu’identifiés, ni surtout durables sur un plan environnemental. Des améliorations incrémentales sont possibles dans tels ou tels domaines (optimisation des apports d’azote, de pesticides, d’eau…) mais pas dans tous (ex. biodiversité, services écosystémiques), et souvent pas au niveau requis (ex. neutralité carbone).
D’autre part, le développement du numérique pourrait renforcer le modèle conventionnel au détriment de l’agroécologie. Faire l’impasse sur la biodiversité serait en effet une étape supplémentaire dans la trajectoire d’industrialisation de l’agriculture, rendant à terme plus difficile une réorientation des exploitations vers des systèmes réellement agroécologiques.
Cependant, le numérique, en favorisant par exemple le partage d’information, la circularité des matières, l’évaluation des services écosystémiques, la sélection d’espèces de services ou adaptées aux associations, ou encore, le traçage des productions, pourrait faciliter la mise en œuvre de pratiques agroécologiques. Des mesures ambitieuses d’engagement des filières et des collectivités seraient aussi à développer (ex. paiement pour service environnementaux, nouveaux labels).
Ce pourrait être des technologies numériques peu coûteuses, réflexives plutôt que prescriptives, favorisant la conception systémique des modèles de production. Ces attentes différentes sont toutefois peu perçues par les entreprises du numérique, qui ont tendance à considérer que leurs technologies sont adaptées à tous les modèles agricoles.
Il y existe donc un risque réel de renforcer l’orientation des technologies vers les seules attentes et besoins de l’agriculture conventionnelle pouvant conduire à des effets d’exclusion des systèmes de production agroécologiques qui sont pourtant la seule option envisageable pour l’agriculture si elle veut relever les défis qui se dressent devant elle.
Michel DURU, Directeur de Recherche en agronomie à l’INRAE
Jean Pierre SARTHOU, Toulouse INP-ENSAT
Olivier THEROND, Inrae
Première publication dans UP’ Magazine : 01/03/2023