Le voyage d’Emmanuel Macron en Chine, n’y a pas fait grand-chose : les tensions entre l’empire de Xi Jinping et le monde occidental ne font que croître, avec comme dernière démonstration les grandes manœuvres navales autour de Taïwan. Le bras de fer commencé sous l’ère Trump entre la Chine et les Etats-Unis, sur fond de lutte féroce pour conserver le leadership économique, n’a pas faibli sous Biden. Dans l’ombre de cette guerre qui ne dit pas encore son nom, c’est l’avenir de notre monde technologique qui est en train de se jouer. La Chine possède en effet une arme stratégique qui pourrait s’avérer fatale : elle détient jusqu’à 99 % du marché des terres et métaux rares, ces ingrédients sans lesquels la moindre de nos technologies n’existerait pas. Or selon le média japonais Nikkei, Xi Jinping et son administration réfléchissent en ce moment à répondre aux États-Unis et à une partie de ses alliés en limitant les exportations de technologies liées aux terres rares et à l’une de leurs principales applications : les aimants.
Du smartphone que nous avons toujours à portée de main, aux turbines d’éoliennes, des voitures électriques qui rouleront sur toutes nos routes aux satellites qui nous orientent, des appareils médicaux qui améliorent notre santé aux objets connectés qui nous entourent, des robots aux nanotechnologies, en passant par les armes, tous ces produits ont en commun une matière étrange. Ou plus précisément plusieurs matières, aux noms imprononçables. Des métaux rares, extraordinairement difficiles à extraire de leurs gangues de roches. Ces métaux existent partout sur la planète mais leur extraction a un coût colossal et inacceptable : pollution et atteinte à la santé des travailleurs. Nos sociétés occidentales ont donc depuis des décennies abandonné l’extraction de ces précieux métaux. La Chine quasiment seule s’y est intéressée, moins regardante que nous sur les questions écologiques. Résultat, l’empire du Milieu détient jusqu’à 99 % du marché des métaux rares. Et peut y faire souffler la tempête. Quand la Chine le voudra, nous pourrions être privés, du jour au lendemain, d’appareils électroniques.
La Chine, assise sur un filon
Scandium, Yttrium, Lanthane, Cérium, Praséodyme, Néodyme, Prométhium, Samarium, Europium, Gadolinium, Terbium, Dysprosium, Holmium, Erbium, Thulium, Ytterbium, Lutécium… Vous en voulez d’autres ? Voici Antimoine, Tungstène, Thorium, Silicium… Ces métaux rares forment un ensemble cohérent d’une trentaine de matières premières dont la caractéristique géologique est d’être associés, dans la nature, à des roches et métaux très abondants. Comme leur nom l’indique, ces métaux sont extraordinairement rares. Pour en extraire un gramme, il faut purifier des tonnes et des tonnes de roches. Si vous voulez obtenir un sachet d’un kilo de gallium, il vous faudra manipuler cinquante tonnes de rochers. Pour certains métaux comme le lutécium, c’est mille deux-cents tonnes de roches qu’il faudra purifier avant d’obtenir un kilo de matière précieuse.
Depuis quelques décennies, l’empire du Milieu s’est mis à extraire des terres et métaux rares. La Chine l’a fait si bien, mobilisant des moyens humains qu’elle seule est capable de mettre en œuvre, qu’elle est devenue rapidement la première puissance mondiale dans l’extraction de ces matières premières vitales. Elle en a les moyens car la seule mine de Baotou, située en Mongolie-Intérieure, recèle près de 40 % des réserves mondiales de terres rares. Elle en a aussi la volonté.
Avec l’ère du numérique et de la transition énergétique, la Chine se retrouve assise sur un filon, qu’elle seule est en mesure d’exploiter. Avec les terres et métaux rares, elle détient la puissance d’un marché que l’Occident lui a abandonné.
Asphyxie du monde ?
Au fur et à mesure que les innovations naissent, les besoins en terres et métaux rares se font plus pressants. La demande de ressources pour fabriquer des éoliennes, des batteries de voitures, des armes, des objets électroniques, ne peut qu’augmenter de façon exponentielle. Des analystes estiment que d’ici 2050, en une génération seulement, nous aurons extrait autant de métaux du sol de la planète que pendant les 70 000 années qui nous ont précédés.
La Chine dispose, en détenant la part presque totale du marché des métaux rares, d’un moyen d’asphyxier tous ses concurrents. Guillaume Pitron, l’auteur du livre « La guerre des métaux rares » (Les Liens qui Libèrent, 2018) est formel : « Pékin va favoriser les intérêts de ses industriels des technologies vertes et soutenir la croissance de sa transition énergétique et numérique au détriment de celle des autres. » Les Chinois ont la main sur le curseur du coût de ces matières si précieuses. Si des concurrents advenaient, il lui suffirait de faire chuter les cours pour asphyxier toute compétition.
L’économie mondiale a révélé qu’une de ses forces à l’origine pouvait s’avérer être une immense faiblesse : l’interdépendance. On l’a vu dans la crise du Covid-19 puis la guerre en Ukraine et les multiples pénuries qui ont suivi. La moindre rupture d’approvisionnement d’un pays à un autre prend des dimensions catastrophiques, et devient un moyen de pression voire une arme des plus efficaces.
Arme fatale
L’administration Biden, dans la foulée de Donald Trump, mène contre la Chine la guerre des semi-conducteurs afin de freiner les progrès technologiques de Pékin en matière civile mais surtout dans le domaine militaire. Mais ce moyen de pression marche dans un sens comme dans l’autre. La Chine dispose elle-aussi d’une arme capable de mettre des pans entiers des technologies occidentales à genoux : la maîtrise des terres et métaux rares et notamment la fabrication des aimants.
Le média japonais Nikkei explique ainsi que la Chine envisagerait de limiter les exportations de technologies liées aux terres rares et à l’une de leurs principales applications : les aimants haute performance utilisés dans un large éventail d’applications, telles que les moteurs des véhicules électriques.
Les autorités chinoises prévoient de modifier la liste des restrictions à l’exportation de technologies, qui a été mise à jour pour la dernière fois en 2020. Les révisions interdiraient ou limiteraient les exportations de technologies de traitement et de raffinage des terres rares. Des dispositions sont également proposées pour interdire ou limiter les exportations de technologies d’alliage pour la fabrication d’aimants à haute performance dérivés de terres rares. Au total, 43 modifications ou ajouts ont été apportés au projet de liste annoncé en décembre dernier par les ministères chinois du commerce et de la technologie. Les fonctionnaires ont fini de recueillir les commentaires des experts et les changements devraient entrer en vigueur cette année.
Il existe des précédents : la Chine a déjà suspendu ses exportations de terres rares vers le Japon à la suite des tensions survenues en 2010 autour des îles Senkaku, administrées par le Japon, que Pékin revendique et appelle les Diaoyu.
Depuis cette première alerte, Washington a depuis lors pris des mesures pour créer une chaîne d’approvisionnement en terres rares sur le sol américain. La part de la Chine dans la production de terres rares est tombée à environ 70 % l’année dernière, contre 90 % dix ans plus tôt, selon l’U.S. Geological Survey. Toutefois, dans le même temps, la Chine garde la mainmise sur le traitement des terres rares. La plupart des terres rares extraites aux États-Unis sont raffinées en Chine avant d’être réexpédiées aux États-Unis. Le retard des Etats-Unis comme de la plupart des pays est considérable. Un changement dans la fourniture de ces produits mettrait nombre d’industries dans une position extrêmement délicate.
Logique de blocs ?
Les terres et métaux rares sont l’enjeu d’une transition géopolitique majeure. Pour une poignée de cailloux, le monde peut se scinder en deux blocs économiques antagonistes face auxquels les autres pays et notamment l’Europe devront choisir leur camp. Si la Chine décidait d’utiliser le levier des terres rares pour peser sur les Américains, le monde des technologies, tel que nous le connaissons, risque purement et simplement de disparaître.
Le président Macron, a accordé une interview aux Échos et à Politico à bord de l’avion qui le ramenait de Canton à Paris, samedi 8 avril. Avait-il en tête cet enjeu des terres rares en déclarant « le grand risque » pour le Vieux Continent serait « de se retrouver entraîné dans des crises qui ne sont pas les nôtres, ce qui nous empêcherait de construire notre autonomie stratégique » ? « Le paradoxe », selon Emmanuel Macron, « serait que nous nous mettions à suivre la politique américaine, par une sorte de réflexe de panique. »
Ces déclarations du président de la République contre la « logique de bloc à bloc » ont suscité la crispation de certains en Europe et aux États-Unis. Selon Huffington Post, plusieurs observateurs et spécialistes des relations internationales, en France ou à l’étranger, estiment effectivement que les déclarations du président de la République sont, au mieux, malvenues. Le politiste et fondateur du think tank américain Eurasia Group, Ian Bremmer, pointe ainsi la contradiction du président français à insister sur la nécessité pour l’Europe de réduire sa dépendance militaire et stratégique vis-à-vis des États-Unis dans la guerre en Ukraine, sans s’attarder sur la dépendance [économique] vis-à-vis de la Chine.
De fait, cette déclaration de Macron à des journalistes dans un avion de retour de voyage officiel ne dit pas seulement la volonté présidentielle d’être allié plutôt qu’aligné avec les américains. Elle souligne aussi, en creux, par ses silences éloquents, notre dépendance totale vis-à-vis des Chinois, sur les matériaux les plus précieux pour notre survie technique et économique. Macron veut nous faire comprendre, implicitement, que si nous avons plus ou moins bien survécu à la coupure des énergies russes du fait de la guerre de Poutine, face à un sevrage des métaux rares décidé par Xi Jingping, nous ne survivrions tout simplement pas.