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Ce sont la paresse et le conformisme intellectuels des élites politiques qui font le lit du Rassemblement National

Ce sont la paresse et le conformisme intellectuels des élites politiques qui font le lit du Rassemblement National

Tribune libre

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J’ai hésité à partager mes réflexions après les élections européennes et la dissolution de l’Assemblée, tellement elles sont décalées par rapport à ce que j’ai entendu les premiers jours où on ne parlait que de faire barrage au Rassemblement national. je le fais finalement car si elles sont peu utiles à très court terme – comme je le note il est trop tard pour mener une réflexion qui n’a pas été menées depuis des années – j’ai la faiblesse de penser qu’elles peuvent contribuer à plus long terme à se ressaisir. En bref, et sans mésestimer le choc que serait un gouvernement dirigé par le Rassemblement national je pense que diaboliser une part si importante de notre société est contre productif. Comme l’indique le titre de ce billet, paresse et conformisme intellectuels nous ont empêché d’aborder de façon innovante les défis de la société française insérée dans l’UE et n’échappant pas à la mondialisation des interdépendances, rendant un certain nombre de contradictions insolubles.

Ne nous trompons pas de combat.
En 2016, Hilary Clinton a contribué à la polarisation de la société américaine en déclarant que les électeurs de Trump étaient « pitoyables ». Ne faisons pas la même erreur. Cherchons l’explication de la montée des partis d’extrême droite non dans l’adhésion à leurs thèses fondatrices, racistes ou révisionnistes, mais dans le message de désarroi, d’anxiété et de révolte que nous renvoie le vote massif en leur faveur. Sinon nous ne comprendrons rien à ce qui se passe et au caractère contre-productif d’un discours de barrage à une marée brune qui n’existe pas. Et la raison de ce message est à son tour à chercher dans l’incapacité des élites politiques de ce pays, par paresse et conformisme intellectuels à faire le lien entre la manière dont l’évolution du monde bouscule nos certitudes et nos positions acquises et les réponses proposées.

Le problème n’est pas nouveau. Il y a bien longtemps que les élites politiques de ce pays ont renoncé à réviser en profondeur leur logiciel conceptuel et institutionnel à la mesure des transformations du monde. Michel Rocard a fait naître chez François Mitterrand une haine inexpiable en osant dire en 1978 « qu’un certain style politique, un certain archaïsme sont condamnés » et au congrès de Metz de 1979 « qu’il allait falloir affronter deux crises, celle de l’État ( aujourd’hui plus largement celle de la gouvernance) et celle de la pensée économique ». De gauche et de droite, nos dirigeants ne les ont jamais affrontées en proposant des réponses radicalement nouvelles.

J’ai accueilli en 2016 avec joie la candidature d’Emmanuel Macron. C’était en fait un malentendu. Je considérais depuis longtemps que l’affrontement gauche droite ritualisé et le clanisme qui en découlait empêchaient de se mettre au travail ensemble pour comprendre le monde qui vient et pour cela engager une rupture radicale des systèmes conceptuels et institutionnels hérités de la « première modernité ». L’expérience m’avait prouvé que cet esprit clanique fait qu’on juge une politique non pour elle-même mais pour le clan qui la défend. Le meilleur exemple est celui de la décentralisation : jusqu’au années 70 c’était une politique « de droite » ; le PS s’y est converti et c’est instantanément devenu une politique « de gauche ».

Au début, en 2016, les cercles de la République en Marche se sont multipliés. Ils foisonnaient d’idées confirmant les raisons de mon enthousiasme. Hélas, Emmanuel Macron, sommé par les médias d’afficher un « programme » l’a élaboré sur coin de table aussi peu innovant. S’est-il fait piéger par la logique politique ? Ou n’avait-il toujours conçu ces cercles que comme un marchepied de son pouvoir ? Je l’ignore. Mais les faits sont là, exit le foisonnement d’idées, bienvenue aux députés godillots. Emmanuel Macron a commencé son règne par deux mesures désastreuses : la suppression de l’ISF, ô combien symbolique, a fortiori quand il a fallu plus tard rogner sur les mesures sociales ; la suppression de la taxe d’habitation donc la réduction de l’autonomie financière, déjà si limitée, des collectivités locales.

Et le voila embarqué dans la pure logique traditionnelle de la cinquième République dans la construction de l’ami et de l’ennemi : nous et les autres. Avons nous gagné au change avec la substitution au clivage droite gauche d’un clivage entre progressistes et conservateurs ? J’en doute ; cela m’a rappelé l’époque où Laurent Fabius, chargé en 1983 du tournant de la rigueur, avait posé l’alternative « de la modernisation ou du déclin ». Quelle modernité ? Quel progrès ? Au service de qui ? Au détriment de qui ? Mystère. Au lieu d’un inventaire rigoureux des impasses de la première modernité, la glorification d’un Progrès célébré pour lui-même. La numérisation à marche forcée des services publics, qui laisse sur la touche une part importante de la population ? Le prix du progrès on vous dit, dans une version à peine relookée du darwinisme social. Mystification et mystique du PIB par habitant qui masque par une moyenne l’existence de gagnants et de perdants. On savait depuis belle lurette et les travaux de la New Economic Foundation qu’il fallait de plus en plus de points de croissance pour réduire d’un point la pauvreté : un ruissellement des plus limités.

Puis vinrent les gilets jaunes : au-delà de la maladresse tactique, le révélateur de l’injustice sociale de la lutte contre le réchauffement climatique, pensée exclusivement dans les termes de la doctrine économique héritée du passé qui ne voit comme moyen de réduire la demande que le renchérissement de l’offre par la taxation. Le « Grand Débat national » lancé pour sortir de la crise a offert une nouvelle occasion de réinventer un dialogue entre tous les Français et de réduire le fossé béant entre « le peuple » et les dirigeants. Une fois de plus on y a cru, une fois de plus on s’est fait berner. Le Grand Débat a fait émerger des milliers de cahiers de doléance dont l’analyse approfondie eût été bien utile pour sentir monter les insatisfactions, comprendre la nature des défis à relever. Ils sont restés dans les cartons, au profit d’un one man show de premier de classe. Exit le Grand Débat, bienvenue au Conseil national de refondation. Refondation, le grand mot est lâché. Enfin le moment de réfléchir ensemble aux transformations structurelles à entreprendre ? Avec un groupe informel, « Osons les territoires » nous entreprenons une réflexion de fond sur le système éducatif et concluons à la nécessité de sa décentralisation radicale. Mais pendant ce temps l’initiative de refondation a fait de nouveau pschitt.

L’effort de renouvellement du logiciel intellectuel et institutionnel est-il plus approfondi à gauche ? Je demandais il y a un an à un député socialiste s’il y avait au sein du parti un espace de réflexion collective pour soumettre nos propositions. Soupir. Depuis longtemps ai-je demandé ? Nouveau soupir : depuis des années.

Dans l’incapacité de penser notre avenir et d’agir sur lui, les dirigeants politiques se sont repliés sur les questions de société. On sait bien que l’ivrogne cherche ses clé là où il y a de la lumière. Bénédicte Lavaud Legendre a publié en 2006 le livre « Où sont passées les bonnes mœurs ». Elle y montre qu’une police de la pensée vient se substituer progressivement à la police des mœurs. Beaucoup ne s’y reconnaissent pas ? Tant pis pour eux. Pas de place pour les ringards et les pères la morale. La suprématie proclamée des droits humains sur tout autre valeur éthique engendre une société où il n’y a plus que des victimes du déni de leurs droits. Où est la responsabilité, fondement anthropologique de toute communauté ? On verra plus tard.

Réforme de la gouvernance ? On attendait une pensée nouvelle, la reconnaissance du rôle central des territoires dans la transition, la traduction institutionnelle du constat élémentaire qu’aucun problème ne peut être résolu à un seul niveau, la conscience du fait qu’il ne s’agit pas comme on l’a toujours fait de choisir entre unité et diversité mais au contraire de mettre en place des dispositifs permettant à la fois plus d’unité et plus de diversité. C’est ce qui fonde gouvernance à multi-niveaux. Et, sur ces bases, on pouvait espérer une nouvelle étape décisive de la décentralisation capable de corriger les tares congénitales de la première. Rien de tout cela ne s’est produit parce qu’on reste scotché sur des débats vieux de deux siècles. Les programmes qui s’esquissent dans les différents partis à l’occasion des Législatives sont navrants de pauvreté. Et du côté de la Présidence on a assisté au contraire à un retour à Napoléon. Le Président s’appuie sur ses préfets pour régenter une société que l’État, replié sur les métropoles régionales, connaît de moins en moins. Quant à la décentralisation, les récents rapports Ravignon et Woerth montrent qu’on en est encore à la recherche illusoire du « bon » niveau de compétence pour des problèmes qui par nature relèvent de multiples niveaux. Échec garanti d’avance.

Cette absence d’audace intellectuelle, donc de pertinence à l’égard de défis profondément nouveaux s’est retrouvé lors des dernières élections européennes. On pouvait penser que les députés européens des différents partis politiques avaient acquis une connaissance suffisamment approfondie de l’Europe pour sentir que l’Union était confrontée à de nouveaux défis considérables. Ils savaient qu’un vent de révolte soufflait contre un pacte Vert européen qui multipliait les contraintes, les obligations et les normes. Ils auraient dû savoir que pour les acteurs les normes sont des « frais fixes », non proportionnels au chiffre d’affaires ou au revenu et que de ce fait elles pèsent beaucoup plus sur les »petits » que sur les « gros ». Ils avaient eu le temps de comprendre en cinq ans que l’objectif du pacte Vert était plus que légitime mais que les moyens de sa mise en œuvre étaient inadéquats, que des transformations de cette ampleur avaient tant d’impact sur les populations les plus fragiles qu’un grand débat citoyen européen s’imposait et devait être nourri d’approches nouvelles de l’économie. Ils étaient témoins du fait que la conception traditionnelle de la gouvernance, renforcée dans le cas de l’Europe par un modèle d’unification né de la création du marché unique, ne répondait pas à la double nécessité de renforcer la cohésion de l’Union tout en redonnant un maximum de liberté au niveau national et local.

J’ai tenté, à travers le texte publié par TEPSA, Trans European, Policy Studies association, et intitulé « (re)faire de la construction européenne une épopée » d’avancer six propositions concrètes inspirées de mes réflexions sur les défis mondiaux et sur la nécessaire émergence d’une seconde modernité centrée cette fois sur la construction et reconstruction des relations : 1. faire de la gouvernance européenne, un modèle de gouvernance à multi-niveaux ; 2.reconnaître et valoriser l’importance des bassins de vie, des territoires comme niveau de base de la gouvernance à multi-niveaux et acteur majeur de la transition vers des sociétés durables; 3.créer les conditions d’une démocratie permanente et renforcer le sentiment d’appartenance des Européens ; 4.adopter une Charte européenne des responsabilités humaines qui fonde le renouvellement du contrat social; 5. renouveler la pensée économique et réorienter sur ces bases le « nouveau pacte Vert » ; 6. faire contribuer activement l’Europe au dialogue entre les sociétés et à l’invention d’une gouvernance mondiale légitime et efficace.

Sur ces bases je me suis efforcé de rentrer en dialogue avec différents partis politiques ; succès plus que limité. Il n’y avait aucun espace politique pour sortir soit des débats purement français, soit de la logique, une fois de plus renforcée par les médias et leur approche comparative des « programmes », des politiques européennes formulées dans les termes les plus classiques : pour ou contre l’immigration, pour ou contre le renforcement des compétences de l’Union, pour ou contre le Pacte Vert, pour ou contre le protectionnisme, pour ou contre l’autonomie stratégique. Faut-il vraiment s’étonner des résultats ?

Pour ne prendre qu’un exemple, la réduction des « valeurs européennes » aux droits humains et à la démocratie, sur la base de quoi on fait la leçon aux pays plus réticents que nous à l’évolution des mœurs, est-elle suffisante pour fonder une identité européenne aussi essentielle sinon plus qu’une « défense européenne » pour sauvegarder l’Europe ? Évidemment non. Et faut-il laisser la question de l’identité, et la peur qu’ont beaucoup de la voir se diluer dans un cosmopolitisme confus, à l’extrême droite ? Là encore évidemment non. Mais pour répondre autrement qu’en termes de repli encore faut-il reconnaître qu’une valeur essentielle de l’Europe est la responsabilité mutuelle, qui fonde une société de contrat ! Où voyez vous qu’on en parle ? Plus simple évidemment de stigmatiser tous ceux, très nombreux, que cette dilution de l’identité inquiète en les qualifiant de réactionnaires.

Et voila qu’arrivent les élections législatives précipitées. Dans cette situation il est trop tard pour penser. De nouveau les programmes des uns et des autres se réduisent à des slogans. Dans l’affolement et faute d’être en mesure d’avancer des solutions conformes à la justice sociale la question pourtant essentielle de la transition vers des sociétés durables semble pratiquement absente. Le climat et la biodiversité attendront, n’effrayons pas les électeurs du Rassemblement National si on veut en récupérer une petite partie. La réforme des institutions ? Elle semble réduite à un débat formel sur les Référendum d’initiative citoyenne ou partagée. Pour la majorité de nos concitoyens qui voient les services publics se déliter et sentent bien qu’il faut renforcer des compétences de proximité, que l’État bonapartiste a vécu, quel pitoyable os à ronger.

Alors reste le social. Tout le monde est maintenant d’accord pour reconnaître que le fossé s’est creusé entre les hyper riches et le reste de la société et qu’il faut y remédier. Le pouvoir d’achat, vu dans les termes malheureusement archaïques, invite tous les partis à y aller de la générosité. Mais sans rien avoir appris de l’histoire : relancer la consommation en euros par une augmentation forte des salaires et l’indexation sur l’inflation va, comme en 1981, se traduire très rapidement par une dégradation des termes de l’échange, l’accroissement du déficit commercial, l’augmentation de l’achat de produits chinois et de la facture pétrolière. Mais on n’aura plus cette fois, comme en 1983, la faculté de dévaluer le franc…L’alourdissement de la fiscalité des plus riches, le rétablissement de l’ISF sont des mesures de bon sens, à condition de nous concerter avec nos partenaires européens ; faute de quoi on en est déjà à parler de taxation de l’exil fiscal. Mais une augmentation brutale du SMIC ne peut que se traduire par contagion aux autres niveaux de salaire et ce sont les PME qui seront incapables, faute de position dominante sur leur marché, de tenir le choc. Pour sortir de la contradiction, il faudrait avoir développé une pensée sur la monnaie, en venir à des quotas de consommation d’énergie fossile découplant radicalement recours au travail humain et consommation d’énergie fossile, prévoir un grand débat citoyen où toutes ces questions puissent être mises sur la table.

La foire d’empoigne qu’était devenue la précédente Assemblée pouvait être (ou, hélas aurait pu être) l’occasion d’inventer cette fois les modalités d’une démocratie permanente. La convention citoyenne sur la fin de vie montrait la voie. Mais il fallait avoir pensé avant à la métamorphose de la démocratie.

Alors tous ceux dont l’opinion ne compte pas, les sans grade, voyant qu’on ne s’intéressait pas à eux, sont allés voir ailleurs. Le programme du RN est indigent ? Je crois qu’ils le savent et sont sans illusion sinon pour les mesures d’autorité et de fermeture. Mais si les autres, eux aussi, ont renoncé à penser, ont déçu, alors pourquoi pas. Ce n’est pas sur eux qu’il faut rejeter la faute.

Pierre Calame, Ingénieur, président honoraire de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH), Président de Citego –
Chroniqueur invité de UP’ Magazine.

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