Le rapport « Leçons tardives d’avertissements précoces : science, précaution, innovation », publié début 2013 par l’Agence européenne de l’environnement, fourmille d’exemples montrant par quels enchaînements ou par quels manquements des alertes pour la santé humaine et pour l’environnement causées par de nouveaux produits commerciaux ont été négligées pendant des années par les décideurs industriels et politiques. Au-delà du « comment », l’un de ses chapitres s’intéresse à la question du « pourquoi », et notamment : « Pourquoi le monde des affaires ne réagit-il pas avec précaution aux avertissements précoces ? ». A-t-il des motifs rationnels et non rationnels d’agir ainsi ?
Deux spécialistes de l’éthique de la décision, Marc Le Menestrel et Julian Rode, livrent une analyse qui sort des sentiers battus, d’autant qu’elle comporte quelques pistes à suivre pour que la question puisse prendre progressivement une forme positive.
Plomb dans l’essence, perchloroéthylène des conduites d’eau potable, mercure de la baie de Minamata, béryllium de l’industrie des armes nucléaires, tabac, PVC, pesticides, bisphénol A, pilule contraceptive, mais aussi dégradation du climat et des écosystèmes et risques technologiques émergents (nanotechnologies, téléphonie mobile) : ces exemples de dommages réels ou potentiels détaillés dans la mine d’informations rendue publique le 23 janvier par l‘Agence européenne de l’environnement, ont deux points communs, déjà mentionnés dans le premier volume paru en 2001 :
– les données scientifiques ont été très tôt suffisantes pour que des mesures de précaution évitent la contamination de populations et des écosystèmes ;
– ces mesures n’ont pas été prises, ou trop tardivement (ou bien risquent de l’être). Cette absence de précaution est en cause dans des millions de décès ou de cas pathologiques.
Pourquoi une telle apathie ? La question se pose au monde politique mais aussi aux industriels, qui fabriquent et commercialisent les produits en cause. Marc Le Menestrel, professeur à l‘université Pompeu Fabra de Barcelone et à l‘Insead, et Julian Rode, du Centre Helmholtz de recherche environnementale de Leipzig, se sont emparés de cette question.
Rationalité économique ou rationalité éthique ?
Pour un acteur économique, gérer le développement d’un produit se résume souvent à un dilemme, explique Marc Le Menestrel. Il doit choisir entre deux propositions contradictoires ou qu’il perçoit comme telles : « Persévérer dans la croissance de ses activités et de ses profits et donc tout faire pour contrecarrer ce qui s’oppose à cette croissance, ou accepter la perspective de les réduire s’il perçoit que la soutenabilité en est diminuée, en acceptant des mesures de précaution. » Cette tension naît notamment de facteurs qui lui font considérer la première option comme consubstantielle de son entreprise ou qui l’empêchent de considérer favorablement la seconde.
Le premier facteur découle de la rationalité économique de l’entrepreneur. Toute l’éducation des managers est dominée par le paradigme de la maximisation des profits à court terme, selon lequel les éventuelles valeurs éthiques sont des raisons d’agir « si et seulement si elles contribuent aux bénéfices économiques attendus ». Des « externalités » telles que des risques sanitaires ou environnementaux n’entrent dans le calcul du rapport coûts-bénéfices d’un projet que dans la mesure où elles peuvent réduire le chiffre d’affaires par ricochet sur la responsabilité juridique, la réputation de l’entreprise ou du fait de la mise en place de restrictions commerciales en application de la règlementation. Toutefois, cette probabilité est faible, soit que la connaissance des risques est mal connue du public, que l’information permettant de les évaluer est tenue secrète par l’industriel, soit que des stratégies de compensation de la « mauvaise réputation » sont lancées.
Les jeux de l’incertitude
Un deuxième facteur limitant de l’attitude de précaution tient à l’incertitude scientifique. De prétexte à ne rien faire qui soit contraire à la rationalité économique, celle-ci devient arme stratégique. Naturellement liée à la nature de la recherche scientifique, l’incertitude scientifique, insistent M. Le Menestrel et J. Rode, est de plus en plus caractérisée par l’indétermination et l’ignorance : on possède des éléments de réponse mais on ne les divulgue pas, ou on ne mène pas les études qui apporteraient des réponses. La fabrication et la gestion actives de l’incertitude deviennent même une stratégie de développement consistant à brouiller les données scientifiques en en sélectionnant certaines, en en produisant de nouvelles, en organisant des conférences censées combler les trous des connaissances ou en influençant certains scientifiques, de façon à différer toute décision qui serait contraire aux intérêts de l’entreprise. C’est la fameuse « paralysie par l’analyse ».
Le problème est que la règlementation qui pourrait inciter les acteurs industriels à mieux considérer la précaution est imparfaite. L’une des raisons en est, précisent les deux chercheurs, que cet arsenal est largement développé d’après les informations fournies par les acteurs économiques dont il doit justement règlementer les produits ou activités. La règlementation est donc nourrie d’informations partielles et partiales. De plus, la responsabilité juridique, convoquée par exemple par le principe du pollueur payeur, est diluée par le recours à l’assurance ou par le fait que c’est généralement au plaignant de prouver que le dommage est imputable à une entreprise.
Cependant, M. Le Menestrel et J. Rode sont loin de décrire le monde industriel comme un repaire de manipulateurs obsédés par la maximisation du profit. « Ce monde peut être vu comme un continuum allant des progressistes ouverts à la précaution jusqu’aux conservateurs radicaux, commente Marc Le Menestrel. L’erreur serait de tous les mettre dans le même sac. » Les freins à l’attitude de précaution découlent aussi largement de la perception psychologique et culturelle des risques et des conflits de valeurs. « La perception humaine du risque et les préférences temporelles sont déviées vers la sous-estimation des risques incertains et l’évitement des dissonances cognitives et émotionnelles dues à des conflits de valeurs », affirment les deux auteurs.
Clarifier les dilemmes des acteurs économiques
Tous ces freins sont intrinsèquement liés au système capitaliste. Peut-on alors agir pour que le monde économique prenne mieux en compte la précaution ? Selon les deux chercheurs, « blâmer le monde des affaires, en particulier rétrospectivement, tend à être une réaction assez caractéristique qui n’est pas toujours constructive car elle passe à côté de l’ensemble complexe et parfois contradictoire de raisons et de motivations auquel les acteurs économiques font face ». Pour M. Le Menestrel , « il faut mettre les choses à plat en reconnaissant à chacun son humanité, en créant des espaces respectueux où chacun est invité à faire quelque chose pour un monde soutenable, autrement dit en ancrant le faire dans l’être ».
La première étape vers le changement serait ainsi d’accepter et de clarifier les dilemmes « profit ou soutenabilité ? » auxquels ces acteurs sont confrontés et donc de comprendre les mécanismes de leur tentation à échapper à la précaution. « Cela revient simplement à reconnaître avec le courage émotionnel et intellectuel nécessaire que dans un monde gouverné par l’argent, il est difficile d’adopter une attitude de précaution qui va à l’encontre du profit », estime M. le Menestrel.
Prendre un risque éthique
Pour un décideur, cette étape peut se décomposer en trois, qui fondent sa « rationalité éthique » éventuelle : Comment penser un dilemme, c’est-à-dire analyser ce que je ne veux pas voir ou penser (par exemple que les OGM n’ont pas été faits pour nourrir le monde), selon le concept de « risque éthique » ? Comment agir face à lui, c’est-à-dire disposer le curseur de mes actions en examinant tout ce qui guide mon intérêt personnel et tout ce qui fonde mon éthique ? Comment en parler, c’est-à-dire tenir un discours admettant mes faiblesses éthiques de façon à recréer de la confiance avec les autres acteurs ?
Concrètement, des institutions officielles d’observation et de surveillance des acteurs économiques, pourquoi pas en coopération avec des ONG, pourraient mettre sur la place publique de tels dilemmes, ainsi que les tentations à cacher leurs conflits de valeurs ou à les manipuler. Au fond, « au-delà du régulateur mettant en place des interdictions spécifiques au nom d’une attitude de précaution, on peut concevoir des organismes de gouvernance qui agiraient indirectement sur le cadre décisionnel des entreprises en l’obligeant à être plus ouvert, plus transparent et valorisant mieux la participation des parties prenantes», poursuivent les deux chercheurs.
En effet, « l’exposition rigoureuse et explicite des dilemmes incitera les acteurs responsables à partager leurs tactiques de précaution et à les communiquer, se démarquant ainsi de ceux qui assument moins de responsabilité. Les descriptions claires et factuelles de ces situations difficiles, si possible dépourvues de considérations donneuses de leçons, pourraient contribuer à réduire les dénis, inconscients ou non, amener les organisations commerciales à discuter ouvertement les facteurs gouvernant leurs prises de décision et promouvoir des attitudes plus transparentes et proactives ».
Une vision que Marc le Menestrel juge plus réaliste que celle de la RSE, pour laquelle la responsabilité sociale n’est jamais qu’un bon moyen de continuer à être profitable.
– Article « Recherche : comment allier liberté et responsabilité ? »
– Livre « Innovation responsable » de Xavier Pavie
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