Le taux d’incidence du Covid-19, son taux de positivité ainsi que la disponibilité des lits de réanimation sont les indicateurs qui ont poussé à un nouveau confinement en France début novembre 2020, puis à un maintien de fortes restrictions durant les fêtes de fin d’année. La crainte des pouvoir publics et des autorités de santé face à l’arrivée de nouveaux variants et à l’aggravation de l’épidémie se focalise notamment sur un indicateur, celui des lits de ranimation. S’ils devenaient insuffisamment disponibles, la situation serait hors contrôle, sanitairement, économiquement, socialement et psychologiquement pour l’ensemble de la population. Les statistiques sont régulièrement convoquées par les autorités à leur propos ; il est important de les examiner de près.
Le taux d’incidence de la Covid-19, son taux de positivité ainsi que la disponibilité des lits de réanimation sont les indicateurs qui ont poussé à un nouveau confinement en France début novembre 2020, puis à un maintien de fortes restrictions durant les fêtes de fin d’année.
S’agissant du dernier de ces indicateurs, lors de son intervention du 28 octobre 2020, le président Macron estimait que « la piste de l’augmentation des capacités de réanimation, que certains évoquent comme une piste qui nous permettrait de ne pas prendre des mesures difficiles », n’est « pas une bonne réponse » à l’épidémie.
Rappelons qu’en mars dernier, le port du masque était aussi jugé inopportun par le gouvernement – bien qu’il fut ensuite rendu quasi obligatoire dans la plupart des lieux publics voire privés. Et puisque les statistiques sont régulièrement convoquées par les autorités, nous pensons qu’il convient d’examiner de près celles du nombre de lits de réanimation.
Réanimation, soins intensifs ou continus
Commençons par souligner que le terme « lits de réanimation » peut refléter des situations très différentes. Notamment en France, où le développement des services de réanimation ou de soins intensifs s’est fait de manière empirique.
On y pratique la réanimation dans les « soins critiques », qui représentent quelque 19 200 lits. Ces derniers comprennent 5400 lits de réanimation (pour la prise en charge prolongée de défaillances multiples) et 5800 lits de soins intensifs (pour traiter une seule défaillance sur une durée limitée), où l’on peut avoir recours à assistance respiratoire invasive ou non invasive. Mais on y compte aussi 8000 lits de surveillance continue (patients à risque sans détresse vitale, soit un niveau intermédiaire entre réanimation et soins classiques), où la ventilation artificielle est également possible.
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, le nombre de lits de réanimation est régulièrement évoqué pour comparer les politiques de santé de différents pays. Mais en réalité, il n’existe pas de statistiques internationales portant sur les seuls lits de réanimation (en anglais, resuscitation), entre autres parce qu’ils recouvrent des situations très hétérogènes. Ce sont habituellement les lits de soins aigus (acute care) ou de soins critiques (critical care) qui sont comparés : les premiers excluent les soins palliatifs mais intègrent tous les soins curatifs, quand les seconds recouvrent les soins intensifs et la surveillance continue.
En France, une durabilité toute relative
D’après les données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé (DREES), la France comptait en 2018 quelques 5432 lits de réanimation pour adultes et enfants. Et fin octobre 2020, le ministre de la Santé, Olivier Veran, annonçait que nous étions passé de « 5 000 lits de réanimation armés dans notre pays à 5800 lits durables ».
Cette « durabilité » était toutefois très relative. Car en décembre, un responsable du ministère des Solidarités et de la Santé précisait aux journalistes de Francetvinfo : « C’est peut-être un abus de notre part de penser que tout le monde allait comprendre la notion de durabilité […] Mais pour nous il n’y a vraiment pas d’ambiguïté, les lits durables ce sont des lits durables pendant la crise. »
A chaque recul de l’épidémie de Covid-19, les lits « durables » auraient été refermés, et pas un seul lit « pérenne » n’aurait été créé ou presque. Selon le Syndicat des médecins réanimateurs, qui a compilé les remontées au 1er novembre de 114 services de réanimation du territoire (soit plus d’un tiers de ces services), la montée en puissance intervenue ces derniers mois reposerait uniquement sur des réanimations « éphémères », autrement dit sur la transformation de lits de surveillance continue ou de soins intensifs, grâce à un renfort de personnels.
Tout juste dans la moyenne
Pour l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « des taux d’occupation élevés des lits de soins aigus sont symptomatiques d’un système de santé sous pression qui a une capacité très limitée à faire face à une poussée inattendue de patients nécessitant une hospitalisation immédiate ». Et selon ses plus récentes statistiques de santé, parmi ses 37 pays membres, la France ne se situe qu’au 19e rang pour ses capacités en lits de soins aigus, avec 3,1 lits pour 1000 habitants.
En la matière, les meilleurs élèves sont le Japon (7,8 lits pour 1000 habitants), la Corée du Sud (7,1) et l’Allemagne (6). Et la France, tout juste dans la moyenne des pays de l’OCDE, se retrouve dépassée y compris par d’anciens pays du bloc de l’Est comme la Lituanie (5,5 lits), la Pologne (4,8), la Hongrie (4,3) et la République tchèque (4,1).
Quant aux lits de soins critiques, les comparaisons internationales vont dans le même sens : d’après des données remontant à 2009, la France se range à la 12ᵉ place en Europe, avec 11,6 lits pour 100 000 habitants, soit à peine plus que la moyenne (11,5). Loin derrière l’Allemagne (29,2 lits), le Luxembourg (24,8) et l’Autriche (21,8), elle est devancée par des pays de l’ancien bloc de l’Est comme la Roumanie (21,4), la Lituanie (15,5), l’Estonie (14,6) ou la Hongrie (13,8).
Au vu de ces données, on constate que notre pays n’est pas le mieux placé dans ses capacités de réaction à un afflux de patients Covid-19 nécessitant une hospitalisation.
Dès lors, affirmer que l’augmentation du nombre de lits de réanimation n’est pas une bonne réponse parait quelque peu hasardeux. On notera par ailleurs que lors de la première vague épidémique, les pays les mieux équipés en capacité de soins critiques ont adopté des confinements plus « soft ». Enfin, il nous semble que la gestion des capacités de réanimation pourrait judicieusement s’inspirer de la théorie des contraintes (TOC : Theory Of Constraints) développée par Eliyahu Goldratt.
Trois types de contraintes
Dans l’approche du management de ce consultant israélien, la levée ou l’absence relative d’une contrainte permet d’avoir davantage de marges de manœuvre pour augmenter des capacités de production de biens et services. Et cela pourrait s’appliquer aux contraintes pesant sur le nombre de lits de réanimation.
La première des contraintes sur ces services est liée au manque d’attractivité des métiers paramédicaux, et à son impact en termes de disponibilité d’une main-d’œuvre formée pour intervenir en réanimation : sans une réserve suffisante de personnels infirmiers, aide-soignants et autres, il y a nécessairement pénurie en cas d’augmentation soudaine de la demande.
La seconde vient de la recherche de rentabilité des établissements de santé, générée depuis 2004 par un certain nombre de mesures comptables, à l’instar de la tarification à l’acte (T2A).
À ce sujet, on notera qu’en 2010, le coût total d’une journée passée en service de réanimation était évalué à 1425€ +/- 101 euros, quand la recette totale moyenne variait entre 1153 et 1248 euros, soit un sous-financement de 177 à 266 euros. Ces services sont donc par nature déficitaires, et l’on comprend pourquoi les établissements de santé n’ont pas cherché à accroître leurs capacités en réanimation, mais aussi pourquoi le secteur privé hospitalier s’y intéresse peu (824 lits de réanimation dans le privé, contre 4608 en 2018) : la quasi-totalité des prises en charge Covid-19 repose ainsi sur les hôpitaux publics…
Enfin, la très forte progression de la chirurgie ambulatoire, qui réduit mécaniquement les coûts hospitaliers en faisant baisser la durée du séjour hospitalier, constitue une troisième contrainte. Faute d’occupation, le nombre de lits d’hospitalisation à temps complet installés, tous établissements, toutes disciplines et tous secteurs confondus, est ainsi passé de 468 000 à 396 000 entre 2003 et 2018. D’où des difficultés, en temps de crise, s’agissant de libérer des lits pour la réanimation.
Identifier, classer, supprimer… c’est-à-dire gérer
Née dans l’industrie il y a plus de 30 ans, et importée depuis dans le monde des services, la théorie des contraintes considère que dans tout système ou processus de production, c’est le rythme du plus lent qui conditionne le rythme de toute la chaîne. Dès lors, pour y maximiser les performances, les gestionnaires doivent agir sur la contrainte la plus forte (le goulot d’étranglement – ici représenté par les capacités de réanimation) en suivant cinq étapes :
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identifier les contraintes du système ;
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les classer par ordre de priorité en fonction de leur impact ;
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exploiter la contrainte la plus importante (le goulot d’étranglement), c’est-à-dire organiser au mieux les ressources disponibles pour améliorer la production par unité de temps de la contrainte ;
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élever alors cette contrainte, autrement dit augmenter les capacités de ce goulot, voire le supprimer ;
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enfin, revenir à la première étape pour éviter que les autres contraintes se renforcent, ou qu’une nouvelle apparaisse.
Pour l’heure, faute d’études, il est difficile de déterminer laquelle des trois contraintes évoquées constitue réellement un goulot d’étranglement s’agissant d’améliorer les performances de notre système de santé. Les gouvernements successifs semblent cependant avoir préféré ignorer ces contraintes, plutôt que de suivre l’approche d’Eliyahu Goldratt. Aujourd’hui, cette absence d’anticipation et de gestion apparaît très préjudiciable : aux moindres soubresauts de l’épidémie de Covid-19, la mise sous tension de notre système de réanimation se répète.
L’arrivée des vaccins peut-elle nous permettre d’éviter une troisième vague ? On peut l’espérer. Mais compte tenu des contraintes pesant sur les services de réanimation, tout retard dans le déploiement de la vaccination et toute aggravation de la pandémie (en particulier avec l’irruption de nouveaux variants du virus plus transmissibles) pourraient prochainement imposer de nouveaux confinements locaux ou nationaux.
Laurent Mériade, Enseignant chercheur en sciences de gestion – Titulaire de la chaire de recherche « santé et territoires » – IAE, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.