A l’occasion de l’inauguration de l‘Institut interdisciplinaire de l’innovation (« l’I3″, prononcez i-cube), en juin dernier, un institut de recherche fondé par Mines Paris-Tech et Télécom Paris-Tech, qui associe six laboratoires et groupe de recherche sur l’innovation et la société numérique, les organisateurs de l’événement avaient invité le célèbre spécialiste de l’innovation, Eric von Hippel, à faire une lecture de ses récents travaux. Une invitation inaugurale de bon augure qui souligne que l’étude de l’innovation doit se tourner vers l’étude des comportements des utilisateurs et pas seulement vers le seul fonctionnement des entreprises.
« Nous sommes au milieu du plus grand changement de paradigme dans le management depuis des décennies », estime le célèbre professeur de management. « Nous passons du paradigme Schumpeterien d’une innovation centrée sur les producteurs à une innovation centrée sur les utilisateurs. Pour Schumpeter dans La Théorie du développement économique (1934), « ce sont les producteurs qui initient le changement économique et, si nécessaire, éduquent les consommateurs qui les suivent ». Dans ce paradigme, seuls les producteurs avaient les revenus et les espérances de revenus pour innover. Ce sont eux qui identifiaient les besoins des consommateurs et développaient les produits adéquats. Pourtant, les recherches de von Hippel montrent que c’est loin d’être le cas. Pour lui, ce ne sont pas tant les producteurs qui innovent, que les Leads users, les « utilisateurs pilotes ».
Image : les paradigmes de l’innovateur et du producteur. Tirés de l’étude de von Hippel et Christina Raasch.
Pour illustrer ces utilisateurs pilotes, ces personnes qui développent une solution pour répondre à un besoin spécifique, quotidien, Eric von Hippel rappelle l’histoire du docteur John Heysham Gibbon, l’inventeur du coeur et du poumon artificiels. Après avoir imaginé le procédé en 1931, le docteur Gibbon produit un premier prototype en 1935. Il faudra pourtant attendre 1953 pour qu’il l’utilise sur l’homme. Pourtant, il a très tôt démarché des industriels pour qu’ils l’aident à développer sa machine. Sans succès. Pour eux, il n’y avait pas de marché pour cette machine.
Cet exemple emblématique qu’utilise souvent le chercheur montre bien à la fois le rôle de l’utilisateur pilote et le rôle des producteurs. Les utilisateurs pilotes innovent au tout début du cycle d’innovation, avant d’être copiés et adoptés par d’autres utilisateurs, puis que de petites entreprises se lancent sur le marché quand elles estiment qu’elles peuvent retirer des profits d’une demande, avant que de plus grosses entreprises ne s’y mettent pour élargir la diffusion de l’innovation initiale, en lui donnant une forme qui va lui permettre d’atteindre un marché élargit. Au tout début du cycle, les entrepreneurs ont en fait du mal à comprendre le besoin, la demande, qu’expriment les primo-utilisateurs. Et quand les entrepreneurs prennent le relais, ils oublient rapidement la source de l’innovation et ce d’autant que les utilisateurs pilotes n’ont pas d’incitation à communiquer sur leurs réalisations.
Von Hippel a ainsi observé comment l’innovation de plusieurs instruments scientifiques s’est faite (.pdf) : dans les domaines aussi techniques que ceux de la chromatographie en phase gazeuse, de la résonnance magnétique nucléaire, de la spectrophotométrie et de la microscopie électronique en transmission : 81 % des innovations importantes dans ces technologies ont été le fait d’utilisateurs plutôt que de producteurs, comme il l’a montré dans Les sources de l’innovation.
L’utilisateur innove, le producteur produit
« Pourquoi donc un utilisateur a-t-il la charge de développer ce qui est nouveau et incertain ? », interroge Eric von Hippel. Parce que le rôle des producteurs est de gagner de l’argent, ce qui suppose à la fois des volumes et un degré de certitude sur les ventes à venir.
Bien sûr, reconnaît volontiers von Hippel, les utilisateurs ne font généralement pas l’ingénierie de leurs innovations. Les premiers systèmes automatiques de radio-immunologie étaient des appareils qui n’étaient pas finis, sans coque pour en faire un produit. Ce sont les producteurs qui bien souvent terminent l’appareil, lui donne un aspect commercial. Les premiers systèmes d’irrigation circulaire ont été inventés par des fermiers. Mais les versions commerciales qui en ont découlé, qui reposaient exactement sur les mêmes principes, se sont contentées de commercialiser un produit fini et fonctionnel. Le manque de qualité des produits amateurs semble pourtant toujours non fonctionnel aux professionnels. Les systèmes d’irrigation circulaire des fermiers avaient pourtant tous les attributs des systèmes commerciaux qui se sont développés ensuite.
Image : le nouveau paradigme de l’innovation, tiré de l’article « L’âge du consommateur innovateur ».
Le paradigme de Schumpeter est un paradigme de l’innovation par le producteur. Il entérine le modèle de l’innovation entrepreneuriale, qui a pour vertu bien souvent d’élargir l’accès à l’innovation. Pour Schumpeter, c’est l’entrepreneur qui initie la recherche de marché, la R&D, la production, la diffusion. Les politiques d’innovation, bien souvent, en restent d’ailleurs à cette vision Schumpeterienne, en se concentrant notamment sur la protection de la propriété intellectuelle des producteurs, dans le but de « donner une incitation » à innover. Ce qui est en contraste assez radical avec les innovateurs pilotes, qui sont souvent plus dans une logique de partage et d’échange, afin d’améliorer leurs créations. La protection n’a pas de sens du point de vue des utilisateurs innovateurs.
Pourtant, il nous est difficile de sortir du paradigme de l’innovation par le producteur, estime von Hippel. Et de rappeler les propos de Thomas Kuhn dans La structure des révolutions scientifiques qui montre que tout système d’explication du monde est à la fois une interprétation et une grille d’observation des phénomènes. Tant qu’un paradigme domine, est fortement implanté dans les mentalités d’une société, nous devons apprendre à faire avec. Il faut attendre qu’un paradigme dominant soit remplacé par un autre. Nous vivrons dans le paradigme de l’innovation par les producteurs tant que celui-ci ne sera pas remplacé par un autre, par celui de l’innovation par les utilisateurs que propose von Hippel. Car les utilisateurs innovent. Ils collaborent entre eux, évaluent, répliquent et améliorent leurs productions dans une logique de diffusion de pair à pair. La diffusion est très horizontale, dans un processus d’adoption, de copie, de reproduction, d’amélioration collaborative. C’est seulement ensuite que le système de production prend le relais.
Depuis deux ans, von Hippel travaille à mieux comprendre l’échelle de développement de produits par l’utilisateur-consommateur. Au Royaume-Uni, une première étude a montré que 6,1 % des consommateurs (soit 2,9 millions de personnes) inventaient ou transformaient des produits, dépensant pour se faire plus que toute la R&D des entreprises britanniques qui fournissent des produits aux entreprises (5,2 milliards soit 140 % de la R&D des firmes anglaises). Aux Etats-Unis, le montant des dépenses des innovateurs pilotes n’est que d’un tiers du montant de la R&D de ce type d’entreprise (20,2 milliards de dollars soit 33 %), mais cela représente tout de même 12 millions de personnes (5,2 %), bien plus que les effectifs de toute la R&D américaine. Au Japon, ces innovateurs représentent 3,9 millions de personnes, soit 3,7 % des Japonais (pour un montant de 5,8 milliards de dollars, soit 13 % de la R&D japonaise)…
Et pourtant, si les gens innovent, ce n’est pas pour profiter de la vente des créations qu’ils imaginent que pour bénéficier de leurs usages ! Bien souvent, les études montrent qu’ils offrent leurs créations à des producteurs parce qu’ils souhaitent que leurs innovations soient produites, rappelle le chercheur.
Image : Toutes les innovations inventées par les consommateurs ne donnent pas lieu à produit ou à protection. Via la revue de management du MITSloan.
Il n’y a pas d’innovation sans collaboration ouverte
Des communautés d’utilisateurs se mettent désormais à concurrencer les producteurs. Et von Hippel de prendre l’exemple du KiteSurfing, un marché complètement créé par les utilisateurs. Dès que le marché a commencé à exister, les producteurs ont tenté de prendre la place des utilisateurs… Mais ceux-ci ont continué à publier leurs modèles sur l’internet, notamment sur le site ZeroPrestige, tant et si bien que les producteurs ont finalement accepté de laisser les utilisateurs concevoir les modèles et se sont concentré sur la production industrielle. Et les utilisateurs ne se sont pas laissé enfermer dans les couleurs et les formes des modèles, mais travaillent, de manière très collaborative, sur l’aérodynamisme des planches et des voiles… En fait, estime von Hippel, il n’y a pas d’innovation sans collaboration. « Les opportunités d’innovations s’accroient par la collaboration ». Les utilisateurs innovent bien souvent à la marge du producteur. Avec l’internet, les coûts de conception et de communication diminuent permettant à toujours plus de gens d’innover par eux-mêmes. Désormais, la facilité de communication étend l’espace de l’innovation par l’usage, y compris pour de grands projets où il faut par exemple distribuer les tâches, y compris dans des secteurs comme l’industrie pharmaceutique ou la médecine, où le partage des données de chaque patient permet d’établir des études cliniques massives en réarchitecturant les systèmes. Et le professeur de donner un autre exemple. Celui de gens souffrants de sclérose latérale amyotrophique, une maladie dégénérative, qui se sont mis à fabriquer leurs propres médicaments, frustrés par le trop lent développement clinique de médicaments adaptés à leur maladie, alors qu’eux n’ont pas le luxe de pouvoir attendre, comme le rapportaient récemment le magazine Here and Now et le Wall Street Journal.
Dans sa plus récente étude, publiée avec Christina Raasch, qui propose une modélisation des interactions innovantes entre producteurs et utilisateurs, von Hippel distingue donc deux paradigmes (celui des producteurs et celui des innovateurs) tout en observant comment ils discutent l’un avec l’autre. L’interaction entre les deux paradigmes créé un marché rival, à l’image de Linux et Red Hat (sa version commerciale). Cependant, cette rivalité développe aussi des opportunités et donc des marchés complémentaires. Bien souvent, une distribution des tâches se réalise entre utilisateurs et producteurs : les uns fabriquent la technique, les autres l’équipement.
Les politiques d’innovation doivent favoriser la collaboration entre utilisateurs et producteurs
Von Hippel insiste à nouveau sur le fait que l’innovation des producteurs n’existerait pas sans celle des utilisateurs et notamment sans la diffusion de pair à pair qui permet à ceux-ci d’innover et d’améliorer leurs innovations mutuellement. Il y a un canal de diffusion par les utilisateurs qui concurrence et complète les canaux de diffusion professionnels.
Si on regarde comment sont nés les vélos tout terrain par exemple, on se rend compte que les techniques (l’ajout de suspensions, les techniques de saut…) ont été diffusées en pair à pair par les utilisateurs, alors que l’équipement a ensuite été vendu par les producteurs. La commercialisation n’exploite qu’une couche de l’innovation collaborative, une incarnation en produit, alors que les techniques qui produisent l’innovation restent diffusées par ailleurs, sous d’autres formes que des formes marchandes.
Dans ses enquêtes, von Hippel a remarqué que les utilisateurs innovants n’hésitaient pas à partager les détails de leurs innovations avec d’autres utilisateurs voire même avec des firmes. 46 % des sociétés américaines basées sur l’innovation et qui survivent 5 ans après leur fondation ont été créées par des utilisateurs. 80 % des sociétés qui développent des produits pour enfants l’ont été par des utilisateurs innovateurs, à l’image de la poussette pour Joggers inventée par un papa passionné de course à pied, Phil Baechler, qui a fondé sa propre société pour commercialiser son idée.
Pour Eric von Hippel, ces nouveaux phénomènes, sont autant de nouveaux défis à prendre en compte dans toute politique d’innovation. Pour lui, ce constat doit nous inciter à prendre en considération d’autres sources d’innovation et surtout, il doit nous interroger sur les formes de financement et de création d’entreprise.
Avec l’internet, l’Open Source, l’impression 3D…, les utilisateurs partagent de plus en plus de choses : des objets, des dessins, des plans… Le passage à l’échelle d’une idée au produit semble se réduire toujours plus et devenir toujours plus accessible. Le coût de l’innovation ne cesse de se démocratiser. Mais il faut toujours se souvenir que l’innovation vient des gens plus que des organisations. La banque mobile a été inventée par les pauvres des Philippines, pas par les banques, souligne von Hippel (sans hélas indiquer de quelle étude il tire cette assertion).
Faire de la conception est coûteux aux producteurs, rappelle von Hippel. La faire faire par les utilisateurs, comme c’est déjà le cas, ne devrait pas être l’objet d’une guerre entre producteurs et utilisateurs, mais devrait être une piste nouvelle de collaboration entre eux.
(Article paru dans InternetActu.net – Juin 2012)
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