« …les miracles de l’industrie rendent de plus en plus superflus les miracles des dieux... » Karl Marx, Manuscrits de 1844.
« …la civilisation scientifique (…) c’est la possibilité d’un savoir qui n’est plus encombré de la question de la vérité : un savoir sans vérité. » Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, 2009.
Je voudrais présenter ici quelques propositions sur ce qu’est l’innovation dans notre monde moderne (1) et, plus en amont, sur « les forces essentielles propre à cet âge » (Heidegger, 1962). Ces intuitions raisonnées, comme l’on dit en sociologie, se situent plutôt dans une perspective allant de Saint-Simon à Fourastié, en passant par Alfred Marshall ; mais il s’agit de parler de philosophie de la R&D, de ses commerçants et demi-habiles.
Toute « chose » (divinité, personne, objet et phénomène) appartient à un ensemble de significations, ou cosmos, liées les unes aux autres. (Toute science est l’étude d’une phénoménologie : en analysant des phénomènes, c’est-à-dire en les observant, les retirant/découpant, cette science produit une topologie et les explique avec de moins en moins d’imperfection.) Anthropologues et sociologues nomment ce cosmos un « système symbolique » ou une Culture avec ses espaces sociohistoriques d’affiliation/répulsion, références/préférences, goûts/dégoûts, et ses hiérarchies (concurrence/relation entre les différentes cultures et leurs représentants).
De fait, il suffirait de décrire convenablement notre cosmos moderne, de trouver le fondement, la manière générale, la surdétermination de cet ensemble, pour comprendre ce que veut dire le mot « innovation », notion hyper récente, nec plus ultra de la demi-pensée du design thinking et de tous les marketing.
L’innovation comme volonté
Si j’étais un savant un peu fou, à l’image du Doc. Brown des Retour vers le futur des années 80 ou du Dr House himself plutôt qu’à l’image de Faust (Goethe, 1808), Frankenstein (Shelley, 1818) et Moreau (Wells, 1896), je soutiendrais qu’il exista une telle orientation générale de l’Occident (on parle de « sociogenèse ») et de ses traits psychoculturels (on parle de « psychogenèse »). Oui, pris d’une savante folie, je soutiendrais qu’il exista un tel « modèle standard », une telle surdétermination de la totalité symbolique du monde et que si nous en discernons les grands traits, nous pouvons tout aussi bien discerner les plus petits, les plus simples détails étant toujours métonymiques.
À partir de cette sorte de zoom-dézoom psychoculturelle ou « matriochka conceptuelle », nous pourrions expliquer les moindres choses et, par conséquent, donner une « définition géométrique », comme disent les rationalistes du XVIIe siècle, de ce qu’est réellement l’innovation.
Cette orientation matricielle irriguant et surplombant tout, notre savant fou ne saurait parler de psychologie individuelle mais plutôt de psychologie collective ou d’« idéologie de base », exactement comme on parle de « personnalité de base » (Dufrenne, 1953). Pour cet excentrique aussi, il y aurait mythe de l’intériorité (Bouveresse, 1987). Cet aliéné de la science soutiendrait donc qu’après avoir vécu des millénaires dans de successives omnisignifications/totalisations sacrées du monde, nous serions entrés dans une nouvelle totalisation symbolique, une omnisignification moderne, une sorte de Matrix (Ulmann, 2008, 2010), dont nous ne pourrions encore sortir. Avec une passion folle donc, il aurait lu l’historien de l’art Erwin Panofsky (1967) et la postface du sociologue Pierre Bourdieu sur « le lieu géométrique de toutes les formes d’expression symbolique propres à une société et à une époque ».
Les croyances, la foi, la recherche de la vérité lui apparaîtraient comme les caractéristiques de ces totalisations sacrées successives, et la méthode, la science, la recherche du vrai comme celles de notre dernière totalisation. Celle-ci aurait été portée par les esprits de Bacon, Descartes, Galilée, Leibniz, etc. Et la « modernité » des Shelley, Baudelaire, Mallarmé, Poe, aurait été de gloser, à leur manière, de cette « rupture anthropologique » (comme on parle de rupture avec le Néolithique), c’est-à-dire d’exprimer et de répandre, dans leur style, cette nouvelle vision et conception de la vie. (Les films hollywoodiens L’histoire sans fin, Hook de Spielberg, etc., perpétueraient cette vision et sa dénonciation de la néantisation de l’imaginaire.)
Ainsi, comme l’ethnologue Marcel Mauss l’écrit en 1927 : « Ici se justifie l’idée profonde de la métaphysique, de la philosophie et même de la pensée allemandes, même du vulgaire en Allemagne : qu’une « Weltanschauung », qu’une « conception du monde » commande l’action et même l’amour. Il est juste de dire qu’autant qu’un sol et qu’une masse, c’est une tonalité de vie qui forme toute société. La société inspire en effet une attitude mentale et même physique à ses membres et cette attitude fait partie de leur nature. Et ces attitudes de ces masses peuvent être nombrées : premier point de l’éthologie collective. » (Mauss, 1969)
Surtout, si j’étais ce savant fou, je rappellerais que les critiques des années 30 et celles des années 60 à l’endroit du système de production capitaliste sont une seule et même critique de cette rupture. Si les théoriciens de l’Internationale situationniste (1959-1972) nommèrent cette rupture Spectacle, vingt ans auparavant, le controversé Martin Heidegger en donna l’atlas et le nomma Weltbild, « conquête du monde en tant qu’image conçue » — ou « l’étant » opposé au Monde et arrêté comme objet.
Dans un cas comme dans l’autre, écœurement libertaire ou existentiel, la « rupture épistémologique » aurait été de montrer que nous n’avons plus le choix : que dans la totalisation moderne, plus de subjectivité, c’est-à-dire plus de volonté individuelle et d’humanisme dans le monde, veut dire plus d’objectivité, c’est-à-dire plus d’esprit de la science et de marchandisation du monde — et inversement.
Aussitôt, même pour expliquer les progrès de la médecine et de la démographie, avec Heidegger et ses cache-sexe post-marxistes, la totalité de nos problèmes se rapporterait à cette rupture, à ce changement de Weltbild ou paradigme de représentation/conception du monde et de la vie.
D’autres penseurs auraient proposé d’autres expressions proches : celle de la mort du Dieu chrétien (Hegel, Strauss, Nietzsche), « nouvel esprit scientifique » (Bachelard, 1934) ou nouvelles conditions métaphysiques de l’esprit scientifique… En tant que galaxies de cette Weltbild, les mouvements libéraux, anarcho-nihilistes, marxistes et freudiens se déploieraient à partir de ce même cosmos. Peut-être le sociologue des sciences Bruno Latour en aurait-il discuté dans L’espoir de Pandore (2001) ; assurément les philosophes Husserl, Wittgenstein et Heidegger le firent-ils lorsqu’ils s’interrogeaient sur « l’étant en-soi », l’essence de la modernité, la certitude : ce qui, ici-bas, est vrai…
Finalement, l’idée du « spectaculaire intégré » du situationniste Guy Debord (1988) serait le résultat d’une mutation : le passage d’une explication métaphysique de la physique à une explication physique de la physique, explication strictement physicaliste de la présence du monde et de son usage…
En amont, il y aurait à la fois une transition longue et une « gigantosité » (pathologique) de la question de l’être. Dès lors, cette question aurait à la fois atteint/contaminer et produit la totalité du monde moderne, systèmes de production et de représentation compris, évidemment, « monde en tant qu’image conçue » pour les années 30, « Spectacle » pour les années 60 et pseudo-concepts inédits des chercheurs de toutes les cultural & digital studies d’aujourd’hui et du design thinking de demain.
Bref, tous les habitants de ce monde demeureraient coincés dans le Spectacle, Moderne Weltbilt ; il n’y aurait pas de sortie de secours et il faudrait nécessairement passer par celui-ci afin de (nous) sortir de nos manières de concevoir ce que sont le sujet et l’objet, la subjectivité/subjectivation et l’objectivité/objectivation, le cogito ego sum et la Technique.
Par conséquent, il (nous) faudrait revenir à la méditation de « la question de l’être » et à celle de l’être moderne ivre et malade de ses certitudes et de ses incertitudes, et enfin répondre aux questions seulement posées par les Grecs.
L’innovation comme représentation, maladie de l’être moderne ?
Dès lors, même le plus simple questionnement marketing und design concernant ce qu’est réellement l’innovation ne nécessiterait pas autre chose, lui aussi, qu’un retour à ces questions. Et que l’économie numérique ou le cyber-capitalisme soit « sympa » ou sénile (Amin, 2001), le meilleur des mondes libres possibles ou « le malheur de la société » (Marx), etc., cela ne changerait rien à notre situation (de rupture). Notre mode de vie, le capitalisme bourgeois industriel, dénommé « économie politique » depuis deux siècles, accélérerait simplement les choses, accélérerait cette… crise. Avec lui, nos traits psychoculturels seraient passés du spleen dix-neuvièmiste au speed vingtièmiste (Ulmann, 2012), le speed étant une motorisation du spleen et de l’histoire (Adorno, Horkheimer, 1974).
Définir l’innovation en reviendrait donc à définir ce qui l’autorise et l’étaye (en matriochka) : l’essence de la science, la technique moderne, la méthode, la « maîtrise du monde », sa constante objectivation et sa critique en miroir : sa constante subjectivation — soit toujours plus de manifestations et de contre-manifestations du cogito ergo sum et de l’empire des marchandises.
Finalement, à la question qu’est-ce que l’innovation ?, notre savant fou répliquerait tout d’abord que, s’appuyant sur et dépendant d’une Théorie générale de l’invention (Boirel, 1961) et d’une « véritable métaphysique expérimentale » (Fourastié, 1966), l’innovation dépendrait tout autant d’un « matérialisme romantique » (Ulmann, 2007). (Si, à l’intérieur même de l’histoire du matérialisme, il y a le germe grandissant du nihilisme, le romantisme est une tentative esthético-morale d’autodépassement de ces grands traits culturels.) C’est cette triple dépendance de l’innovation à l’invention, à l’expérimentation et à ce romantisme-là qu’auraient dévoilée les poètes des mouvements pessimistes-romantiques anglo-saxons, allemands et français (Löwy, Sayre, 1992).
Inéluctablement, la méthode scientifique habiterait tous les étages de la Culture et nos traits les plus intimes, et elle serait la… révolution même.
En définitive, le terme « innovation » serait un gros mot spectacliste pour ne pas dire « révolution », puisqu’il s’agirait même de ne pas le penser ; une grossièreté renvoyant cependant à la créativité et à la perfectibilité, mais sans négativité/critique réelle.
Toutes les formules magiques contemporaines concernant l’innovation et leurs fantasmes rabbiniques de maîtrise à 360° appartiendraient alors à une « négativité cool » sans négativité réelle (Ulmann, 2010). Cette négativité cool appartiendrait à une métaphysique du changement dont la mode serait le parangon. (Tous les honnêtes films/remakes de Quentin Tarantino illustreraient bien ce qu’est la négativité cool : un « étourdissement » contre « l’ennui, la nostalgie d’un contenu. » comme l’écrit le jeune Marx dans ses Manuscrits de 1844.)
Ainsi l’innovation ou le design (thinking) n’aurait-il pas pour définition d’être « une activité critique des imaginaires plongés dans les activités industrielles » (ce que serait une créativité critique, voire un effort de productivité), mais une simple négativité cool plongé dans les affaires du capitalisme sympa. Heureusement pour ces milieux d’affaires, dans la pratique grossière de l’innovation contemporaine subsiste la vieille compétition de personnes performantes, une rivalité en acte entre perfectibilités chrétienne, rousseauiste, kantienne et bourgeoise (de l’enseignement de la vertu à la volonté plus ou moins passionnée d’aller au-delà de soi-même et des autres).
Conclusion : quoi de neuf, Doc. ?
Évidemment, dès les premières pages du folklorique manifeste du parti communiste (1847), Marx et Engels écrivaient déjà : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, c’est-à-dire tout l’ensemble des rapports sociaux. (…) Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés de jeter un regard lucide sur leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques. »
Voilà : l’innovation, injonction de notre seconde modernité, n’aurait donc rien été qu’un moment plutôt cool du Spectacle, « une modernité de surface » écrit l’historien G. Duby en 1988, un regard simplement technique sur les choses, simplement technique sans révolutionner l’ensemble des rapports sociaux et « l’effet de mélancolie » qu’entraine la méthode scientifique (ce regard et son barnum)…
Fort de cette savante mélancolie, notre cinglé de la science soutiendrait que ses réflexions décrivent exactement le monde et le rationalisme qui vient (Saint-Sernin, 2007).
Un intuitionniste synthétique, comme Panofsky, ou un constructiviste structuraliste, comme Bourdieu, rappelleraient aussi que ce savant fou a réinventé l’eau chaude : c’est-à-dire redécouvert l’habitus.
(1) Lors d’une journée d’étude à l’IRPHI de Lyon (2010), pour décrire la négativité/critique contemporaine, je parlais d’une sorte de désespoir critique ou de critique désespérée : « Heidegger et Anders, l’école de Francfort, les situationnistes (…) renvoient à la description désespérément critique des propriétaires de la science et de la technique. », Ulmann Morin D., « Remarques sur la fantastique numérique », note 14, in Transversales philosophiques, vol. Image virtuelle, Ed. Modulaires Européennes, 2012. Puis, lors du colloque Innovation et design (numérique) organisé par L’école de design Nantes Atlantique et le design Lab. READi (2011), je commençais à discerner la nature de cette critique désespérée (in « Notes sur la part du design et du rêve dans l’innovation »). Derechef, lors de la journée d’étude Digital+Humanities II à l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) de Paris Beaubourg (2012), je décrivais cette pseudo-négativité. Après ma présentation, un magazine web marketing se rapprocha de moi pour son numéro papier Innovation. Cette description… désespérément critique… de l’innovation fut refusée alors. (Cette « critique désespérée » n’est en rien un dégout du classicisme et de la science, ni un amour immodéré pour le baroque, la poésie et Heidegger.)
David Morin Ulmann / OMNSH – Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines
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