Ce 19 novembre, Sciences Po a accueilli Kamel Daoud, Prix Goncourt 2024, pour une soirée exceptionnelle qui marquera les esprits. Écrivain engagé et premier titulaire de la Chaire d’écrivain en résidence de la Maison des Arts et de la Création, Daoud a offert à un amphithéâtre comble une réflexion profonde sur le pouvoir des mots, le droit au silence et la quête de vérité. Entre lectures poignantes de son roman Houris, et un dialogue captivant avec les étudiants, Kamel Daoud a incarné l’art de la nuance et l’importance de la question. À travers une lettre vibrante adressée à un étudiant imaginaire, il a exploré les passions qui animent les jeunes générations, confrontées aux tumultes du monde contemporain. Cette rencontre, riche en émotions et en enseignements, a célébré la littérature comme espace de réflexion et d’échange, où la quête d’un langage juste dépasse les certitudes et les clivages.
Dans un amphithéâtre Émile Boutmy complet, Delphine Grouès, directrice de la Maison des Arts et de la Création, a remercié l’écrivain pour ses “échanges permanents avec sa communauté étudiante, que ce soit à Paris ou sur nos campus en région”. Deux étudiantes ont ensuite lu des extraits du roman « Houris« , publié aux Éditions Gallimard et primé du Goncourt 2024. La présidente de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Laurence Bertrand Dorléac, qui vient de publier Le lion de Rosa (Bonheur), a inventé un conte pour célébrer la présence entre les murs de Sciences Po de ce formidable “raconteur”.
Le directeur de Sciences Po, Luis Vassy, a choisi d’emprunter les mots d’Albert Camus : “Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison” pour enjoindre tous ceux qui “doutent du dialogue” à écouter attentivement la lettre écrite par Kamel Daoud pour l’occasion et adressée à un étudiant réel, mais anonyme.
Et vous auriez pu être une étudiante.
Je vous revois encore là, dans la salle, inquiet souvent, illuminé par une passion sans issues vers le monde du dehors, agité par un enfermement. Parfois, vous vous intéressiez à mes paroles, dont la science supposée ne puisait, en vérité, que dans ma sincérité à raconter mes doutes, à affiner avec vos collègues l’interrogation d’une vie.
Je suis un homme dont la seule foi réside dans le droit à « la question », comme je l’ai maintes fois partagé. Je fixais vos yeux, scrutant votre enthousiasme dangereux, révélé par un sourire mystérieux, semblable à un feu lointain. Votre moue me secouait, et j’attendais.
Et, cela ne manqua pas : quand arriva le 7 octobre, se réveilla en vous l’indignation de l’ange et l’argument du diable : vous aviez découvert que vous possédiez une vérité indiscutable.
Dès lors, on se divisa, on marcha les uns sur les autres, on cria dans cet amphithéâtre même, on manifesta, on s’accusa. Comme depuis des siècles, on a cru que la vérité émanait toujours d’un procès, non d’un lieu de rencontre. J’ai veillé à ce que cette dynamique ne s’installe pas dans mon espace d’enseignement, non pas par une interdiction, mais en réfléchissant attentivement à mes propos. Tes yeux me jugeaient.
Ma réponse sur les questions que l’immédiateté rendait inflammables, j’avais depuis longtemps décidé d’une attitude qui, paradoxalement, demeure à la source de l’authentique prise de parole : le droit de se taire.
Il y a plusieurs décennies, Romain Rolland, une figure influente de la littérature française, a critiqué Hermann Hesse, un écrivain allemand pionnier, pour avoir prôné, défendu et sacrifié sa vie à une notion appelée « neutralité ».
Mais alors, que signifie le devoir de se taire à notre époque ?
Que veut dire cette ignominie, là, immédiatement, pendant que nous vivons le retour des guerres ?
Garder le silence ? Se désengager ? Se cacher dans la caverne des savoirs ? C’est ce qu’on désavoua justement chez cet immense écrivain allemand que, il y a trente ans, je découvris avec Le jeu des perles de verre et Le loup de steppes, si inaugural. « Le devoir de se taire » est-il de se ranger dans le confort, de hausser les épaules, de professer dans des temples sur des abstractions sans sentir le besoin de dénoncer ? Est-il de se placer du côté des plus forts et des plus lâches ?
Non.
Hermann Hesse, que je voudrais rappeler à mes contemporains, inventa un silence éthique, lucide, effroyable à vivre, et pour tant humain face aux passions. Se taire devant les fièvres de son époque n’est pas les ignorer, mais s’en prémunir. Garder le silence peut être une décision réfléchie, une manière de reconnaître sa propre impuissance et son humanité, de renforcer son efficacité, d’exprimer sa foi et de se préserver des illusions de ses proches.
Vous m’aviez lancé : « Je suis fatigué, Monsieur, d’entendre dire que nous, les jeunes, nous ne savons pas débattre, que nous sommes idiots, écervelés ». Tu l’avais prononcé, avec une sorte de dédain, presque avec un rictus. J’ai choisi alors de me taire, c’est-à-dire de choisir mes mots, de questionner mon secret.
Ce que je voulais, c’était te faire découvrir d’où venait cette lueur ardente qui était déjà en toi. Je souhaitais qu’on interroge ensemble tes réponses pour calmer mes questions.
« Pourriez-vous me dire d’où vient votre enthousiasme ? » demandai-je avec prudence. Cet enthousiasme, au-delà de vos raisons réarmées ? Je savais depuis longtemps que toutes les histoires émergent d’une autre histoire qu’elles cachent.
On me posa souvent cette question : mais comment faites-vous face à certains étudiants à Science Po et face aux radicalisés et leurs spectacles ?
Voici ce que je répondais : face à mon étudiant, je lui demande d’abord pourquoi crie-t-il ? Hurler est-ce la force d’un raisonnement ou sa défaite ? Est-ce un signe de la passion ou de la fuite au nom de la passion ? « Il prêchait l’amour avec haine » concluait Gorki à propos d’un prêcheur de justice au début du siècle dernier. Ainsi, je ne l’oubliai jamais.
Lorsque vous vous êtes calmé, je vous ai montré mes mains : elles sont nues et pauvres. Je ne suis pas contre vous, je suis simplement en face de vous. Je viens vers vous afin que vous me convainquiez. Cela vous a peut-être surpris. Vous n’aviez peut-être pas l’habitude d’écouter et d’être écouté, mais seulement de croire. Je vous dis : vous pouvez avoir raison, mais cela ne suffit pas. Dans mon pays natal, où nous avions connu tant d’enthousiasme, face à l’infantilisme militant ou aux passions déçues, je répétais sans cesse ce slogan, pourtant dangereux : « Vous voulez gagner ou bien vous voulez avoir raison ? » L’un n’est pas l’autre, parfois. On peut avoir raison, mais perdre quand même. Il faut que la passion soit accompagnée de générosité pour construire son avenir, et qu’elle possède assez de force pour affronter les réalités.
Je vous disais : « Au-delà du cri, de la passion, expliquez-moi votre vision, vos raisons véritables. » Puis je vous ai répété que, si une raison ne peut pas être dépliée dans le raisonnable, elle restera fière et inutile. En fait, elle sera poussée par la colère et l’extrémisme, faute de succès et de victoire.
Dans Conscience et violence, Zweig, ce prophète au bref passage dans notre monde, nous avertissait : « Quelle que soit l’idée dont il s’agisse, à partir du moment où elle recourt à la terreur pour uniformiser et réglementer d’autres convictions, elle n’est plus idéale, mais brutalité. Même la plus pure vérité, quand on l’impose par la violence, devient un péché contre l’esprit. »
Cher étudiant, je vous demandais alors de me mener en vous, de me convaincre, de changer mon point de vue, d’acculer mon droit de me taire face à vous. Vous aviez peut-être raison, mais le fait que vous ne puissiez pas m’expliquer votre certitude renforçait mes doutes à son sujet. C’est probablement l’âge. Car, souvent, on confond la puissance de renverser un ordre avec celle d’en imaginer un autre. À l’un, il suffit de l’enthousiasme et de la colère ; à l’autre, il faut de l’imagination, de la raison et de la générosité.
Et, finalement, comme la rage seule ne suffit pas pour goûter l’âme et découvrir la justice, vous m’avez tout confié en quelques phrases : « Je ressens de la colère. Et, si je suis sensible à cette cause plutôt qu’à celle de l’autre, c’est que ma vie n’a pas été facile. Je suis un Français né ici, mais dont l’origine est ailleurs. J’ai connu la dépossession, la douleur, le mépris, simplement parce que ma géographie et mon histoire sont différentes l’une de l’autre. Comment puis-je rester calme face au conflit à Gaza ou aux otages retenus là-bas ? »
C’est justement la réponse à cette question que j’attendais de vous. Car, si vous admettez que votre passion provient de vous, vous admettrez que la vérité n’est pas humaine, que l’autre, en face de vous, possède des raisons différentes, qui procèdent d’une histoire différente, de la mémoire de chacun.
Vous comprendrez que la vérité n’est qu’un souvenir éteint. À ce moment-là, je vis que cela vous a apaisé de le deviner. Et je crois que c’est ce qui rend un combat noble et victorieux : quand il est mené non pas pour vaincre l’autre, mais pour le convaincre.
Alors que la guerre le déchirait et qu’on l’accusait de traîtrise et de lâcheté, dans un pastiche de Zarathoustra, Hermann Hesse écrivait : « La solitude est le chemin sur lequel le destin veut conduire l’homme à lui-même ».
Le droit de se taire apparait comme celui de découvrir les mots les plus utiles.
Ce même écrivain allemand résumait ce paradoxe : « Le monde était partagé en deux camps qui cherchaient à s’anéantir mutuellement parce qu’ils désiraient tous les deux la même chose, à savoir la libération des opprimés, l’abolition de la violence et l’établissement d’une paix durable ».
Je ne vois pas comment terminer autrement qu’avec les mots de Romain Rolland sur Hesse. Il lui a écrit : « Si je suis en mesure de résister à ce doute dans les temps vraiment détestables que nous vivons, c’est en grande partie à votre exemple que je le dois. »
Pour ma part, le droit au silence, ce n’est pas le droit de crier le premier, mais plutôt celui de parler en dernier. Pour que ma parole puisse accueillir mon histoire et les histoires de tous les autres. Ainsi, nous serons tous préservés de la vérité.
Car, la vérité, c’est le métier des dieux. Le nôtre, c’est celui d’interroger.
C’est alors que je vous ai exprimé ma gratitude, cher étudiant, pour m’avoir confié votre blessure.
Merci à vous aussi.
Source : Sciences Po news
Photo d’en-tête : Kamel Daoud ©AFP via Getty Images