Selon sa propre définition la plateforme en ligne MyOwnDocumenta est « un objet virtuel non identifié par les artistes eux-mêmes », qui posent, le temps de résidences infinies, les traces de leurs projets en cours. Un carnet de bord collectif où chaque artiste ou auteur poste régulièrement et à son rythme des publications sur leur travail en cours, des fragments d’anciens projets, des concepts non terminés, le processus étant privilégié au résultat final. Une idée inédite née dans cette période de confinement contrainte …
Entretien exclusif
Le projet a été initié le 3 avril dernier par l’artiste David Guez, qui réalise des projets artistiques liés aux nouveaux médias, principalement axés sur les thématiques de la mémoire et du temps. Il travaille aussi sur la réalisation de nombreuses plateformes collaboratives qui questionnent les usages et les limites des nouvelles technologies tout en proposant de nouvelles alternatives. Ses projets sont produits et présentés dans de nombreux lieux artistiques comme le Centre Pompidou, au Jeu de paume, à la Gaité lyrique, sur Le plateau, au Centre Barbara, Banff, au File Festival Brésil, à l’ISEA 2015/2016…, et bénéficient d’une reconnaissance internationale.
Pour David Guez qui regrette l’uniformisation des relais artistiques que sont les galeries d’art de rue ou en ligne, les articles de presse au gré de l’actualité ou des opportunités de rencontres, « il manquait un lieu d’expression pour les artistes pouvant présenter leurs travaux en cours ou leurs idées, un peu comme un journal de bord. » Quant aux réseaux sociaux, certes pratiques pour marquer sa présence, ils n’offrent pas d’archivage, le mélange des genres n’est pas toujours valorisant, …
La question se posait donc en termes de valorisation de la création artistique pure.
Des espaces autonomes de flux commun de créations et de publications
En 15 jours, la plateforme MyOwnDocumenta a été créée, d’abord entre copains, puis, face à l’engouement des artistes qui la découvraient, David a effectué une sélection avec une modération par cooptation, chaque artiste gérant son propre espace, à son rythme, en toute autonomie. Ils sont aujourd’hui plus de soixante artistes et auteurs !
Chacun a intégré le projet avec une spontanéité naturelle qui a ainsi mis en évidence un « manque » dans la mise en valeur du processus de création. Ici, pas de « sélection », pas d’« effet de mode », pas de médiation : « Dans les revues, les rédactions, il y a toujours une sélection, un médiateur, explique David Guez. Là, je voulais que tout soit fait par les artistes eux-mêmes, directement. Dès que le compte en ligne est ouvert, le réseau évolue par cooptation. Pas de sélection, mais des artistes entre eux qui se cooptent et révèlent d’autres artistes qu’ils aiment. »
La webcam dans l’atelier
Objectif ? Pas de vente ! Le but est de montrer la création en devenir. La référence est faite aux Carnets de Léonard de Vinci (1) qui contiennent notes, croquis, ébauches, calculs, réflexions, …
Tout comme eux, la plateforme souhaite donner à voir l’effervescence de la création artistique contemporaine, tout en révélant la multitude des préoccupations et des interrogations des artistes de notre époque. L’histoire et les mémoires individuelles et collectives, le temps présent, se dévoilent par le souvenir et le témoignage. Ils sont suspendus aux oublis et aux silences, aux distances et aux départs et s’articulent ainsi, collectivement regroupés, mais totalement indépendants intellectuellement, dans un lieu virtuel, ouvert au plus grand nombre.
Les documents et œuvres mis en ligne permettent de comprendre la démarche et les œuvres des artistes. Nous sommes donc loin des galeries traditionnelles. Le processus de travail artistique mélange poètes, écrivains, peintres, artistes numériques, sculpteurs, mais aussi des « opérateurs », comme des commissaires, critiques d’art, rédacteurs, qui ont envie de coopter des artistes qu’ils connaissent personnellement.
Une importante communion artistique choisie et non sélectionnée.
Une communion bousculée pourtant dans cette période tragique de crise sanitaire où les artistes sont en premier front, quand les cachets s’annulent, que les retards dans les processus de paiement – pour ceux qui ont encore cette chance – s’accumulent dans les galeries d’exposition ou les centres d’art.
« À travers l’hospitalité, arrive l’impossible » disait Jacques Derrida. MyOwnDocumenta est alors comme une grande maison refuge face aux turbulences de nos sociétés.
(1) Les « Carnets » de Léonard de Vinci, rédigés entre 1487 et 1508, publiés initialement par Gallimard en 1942, ont été réédités par ce même éditeur pour les 500 ans de sa mort en octobre 2019. Douze Carnets sont conservés à l’Institut de France
Photo d’en-tête : « Emerging roots – II » de Golnaz Behrouznia, 17 Avr 2020