De nombreux efforts artistiques n’ont pas réussi à créer le terreau d’une vraie réconciliation dans le Liban de l’après-guerre car ils continuent de s’appuyer sur la construction de récits exclusifs, affirme la chercheuse politologue Ruth Artiles Valero pour Justiceinfo.net. Le Liban est un excellent exemple de la manière dont l’art performatif peut davantage servir les efforts de justice et de paix que les musées.
Ces dernières années, des fonds importants ont été consacrés à la création de projets et d’institutions artistiques et socio-culturels au Liban, tant par le gouvernement, la société civile, les ONG, que par des entités privées internationales. On a fait valoir que les « fonds pour la paix » sont plus facilement accessibles que les simples « fonds pour les arts », et il ne fait aucun doute que le Liban est un excellent exemple de la manière dont les initiatives artistiques peuvent mieux servir les efforts de justice et de construction de la paix que les initiatives esthétiques.
Historiquement, le Liban multiconfessionnel constitue un cas d’étude fascinant d’après-conflit. Non seulement la nature confessionnelle et conflictuelle du pays a été l’un des principaux facteurs de déclenchement de la guerre civile de 1975-1990, mais c’est aussi la principale raison pour laquelle ce pays n’est pas encore passé d’une paix négative à une paix positive. La complexité de ce conflit meurtrier n’a été dépassée que par le niveau de complexité de sa mémoire.
Cette guerre civile libanaise aux multiples facettes a nourri un éventail extrêmement large d’expériences. Comme l’a noté l’universitaire Sune Haugbolle, la sphère publique des années de guerre, physiquement fracturée, a également « créé une base ambiguë pour un nationalisme d’après-guerre, où les souvenirs de fraternité et de séparation confessionnelle se sont mêlés, concurrencés, et ont été manipulés par les acteurs sociaux et politiques ».
Ces ambiguïtés ont façonné les mémoires et les interactions dans le Liban d’après-guerre et ont ajouté au sentiment d’être d’intimes étrangers. Après le conflit, les quartiers de Beyrouth sont restés fortement ghettoïsés, tout comme les interprétations de la guerre.
Le nouveau nationalisme de Hariri et son amnésie historique
Au-delà de l’extrême difficulté posée par cette myriade de récits concurrents, tout le monde ne souhaite pas parler de « la vérité » ou de « leurs vérités (personnelles) ». De plus, quand ils sont exprimés, les mots prennent régulièrement un sens tout autre en étant transformés par différents médias. Sur un plan plus personnel, de nombreux Libanais ont peut-être été découragés par ce droit à la vérité dans la mesure où la découverte des faits pouvait déconstruire une grande partie de leurs croyances qui, depuis des générations, ont constitué une grande partie de leur identité.
L’ancien Premier ministre Rafic Hariri a tenté d’apaiser les tensions courantes nées de l’absence d’une vérité unanimement acceptée et accessible, en concevant un nouveau nationalisme pour le Liban qui serait véritablement à la hauteur des paroles de l’hymne national : Kullunalil-watan (Nous appartenons tous à la nation).
Pour l’essentiel, il s’agit de cultiver une mémoire nostalgique qui se concentre sur la turah (le patrimoine). Haugbolle a expliqué la logique de cette approche : « Alors qu’ils peuvent être en désaccord avec véhémence sur les causes de la guerre civile, les membres de toutes confessions et de tous les partis mangent du houmous, écoutent Fairuz et dansent la dabkeh« . Cependant, ce bel exemple de fuite de la réalité, également présent dans les plans architecturaux du centre-ville de Beyrouth, a ouvert la voie à une nouvelle amnésie historique, dont les implications continuent d’être contre-productives. Car, pour dire les choses simplement, comment une société est-elle censée se réconcilier si elle a du mal à s’entendre sur ce qui s’est passé dans le passé ?
L’art contemporain a-t-il déconstruit le confessionnalisme, ou le contraire ?
Répondant avec opportunisme aux appels à la paix et aux enquêtes de la justice, ainsi qu’à une réinvention de la mémoire de la guerre, l’art contemporain au Liban a offert une plateforme qui pouvait donner beaucoup de sens aux complexités si caractéristiques des conflits nationaux et interethniques, et on l’a cru mieux équipé pour réunir les multiples expériences, récits et compréhensions de la guerre.
Les œuvres remarquables d’artistes comme Akram Zaatari, Walid Raad, Joana Hadjithomas, Khalil Joreige, Marwan Rechmaoui et Lamia Joreige sont admirables dans leur effort d’éducation et de réconciliation. Néanmoins, les modes de représentation qui ont été utilisés par les artistes contemporains méritent un examen plus approfondi. Après tout, il ne faut pas s’étonner que les arts aient quelque chose à voir avec le fait que de nombreux Libanais ont encore le sentiment de vivre la guerre alors même que la paix a été déclarée. Malheureusement, il est fort douteux que les efforts artistiques contemporains aient cristallisé une authentique restauration des relations au sein de la société libanaise.
En raison de leur générale accessibilité, musées et monuments publics ont été jugés plus appropriés pour forger une mémoire collective pouvant invoquer une conscience et des émotions communes nécessaires à la réconciliation. Il a été dit que si l’art public, pluraliste et ouvert continue à déconstruire le confessionnalisme, « il sera possible d’arriver à une véritable libanéité ».
Mais d’autres ont fait remarquer que même ces efforts continuent à « endoctriner » la population, que cette approche est malavisée et qu’elle renforce, en fait, les affiliations sectaires et exclusives.
Le problème peut être abordé sous un angle plus productif si l’on réalise que de telles approches de l’art ont également un autre point commun : elles consistent à considérer les projets artistiques et socioculturels de l’après-guerre civile comme des produits. Ils sont privatisés sur le plan socio-économique et construits artificiellement. Or, certains arts, principalement sous la forme de performances participatives, ont réussi à échapper à ce champ-là.
Les musées : plus de ce que vous désirez, plus de ce que vous saviez déjà
Bien qu’exposées dans des espaces publics techniquement ouverts à tous, l’art du White Cube – une esthétique de galerie caractérisée par ses murs blancs carrés et une source de lumière provenant généralement du plafond – est privé et privatisé. La visite d’un musée est mieux décrite comme une activité culturelle de loisir à but lucratif, en particulier dans le monde arabe, car le simple fait d’y accéder nécessite du temps et, le plus souvent, de l’argent.
Le Liban n’est pas une exception. Par exemple, Beit Beirut (La Maison Jaune), musée et centre culturel urbain situé sur l’ancienne ligne verte de la capitale, a été décrit comme un lieu davantage utilisé « pour la location commerciale que pour la conservation pédagogique ». Certains se sont plaints qu’il « semble n’être ouvert que pour des événements spéciaux » et que les expositions axées sur la contestation du seul événement historique qui constitue la base du régime actuel au Liban – à savoir la guerre civile – n’ont tout simplement pas été mises à la disposition du grand public.
En conséquence, ceux qui peuvent se le permettre s’instruisent et peuvent intérioriser une certaine compréhension du passé. Mais, ce faisant, les Libanais semblent avoir intériorisé des compréhensions divergentes du passé selon l’institution auprès de laquelle ils ont acquis lesdites connaissances. Par exemple, au haut-lieu touristique de la résistance de Mleeta, géré par le Hezbollah au Sud-Liban, le Hezbollah se présente en défenseur national du Liban contre l’agression israélienne, une soi-disant « conséquence des défaillances militaires de l’appareil d’État ». Sur Internet, les critiques soulignent le parti pris partisan manifestement ancré dans la mémoire du conflit au musée. De nombreux Libanais, en particulier des chrétiens et des druzes, rechignent à l’idée de visiter un tel « lieu de propagande ».
En fin de compte, les destinataires des « informations » du Mleeta, issus de la majorité chiite libanaise, reçoivent davantage de ce qu’ils voulaient et davantage de ce qu’ils savaient déjà, ou, plus exactement, pensaient savoir. Des universitaires ont fait valoir que le musée joue un rôle important dans la création d’un « environnement islamique ».
Cette approche épistémologique nous fait voir le monde « non pas tel qu’il est, mais tel que nous sommes« . Comme l’a brillamment dit le professeur de philosophie américain Michael Patrick Lynch, « dans une bulle, la connaissance implique de toujours avoir raison« . Le danger est qu’en ne donnant qu’une seule dimension aux questions et événements traités et en essayant de les comprendre depuis un seul point de vue, la possibilité d’une authentique compréhension interconfessionnelle disparaît.
Les limites d’une approche conservatrice
La conception courante des musées comme temples du savoir et de l’information, qui pousse les gens à regarder par le filtre des outils narratifs sans apprécier leur propre pouvoir dans la représentation du passé, pose également problème. Ces dynamiques exercent sans le montrer une pression conservatrice sur la mémoire collective, ce qui la rend malheureusement très résistante au changement. Il ne faut donc pas s’étonner que les Libanais se trouvent dans une situation paradoxale où ils pensent qu’en visitant ces musées ils en savent beaucoup plus, alors qu’en réalité ils ne sont toujours pas d’accord sur ce qu’ils savent réellement.
En distinguant l’action (praxis) de la fabrication (poiesis), en la reliant à la liberté et à la pluralité, et en montrant son lien avec la parole et la mémoire, Hannah Arendt a pu articuler une conception de la vie politique dans laquelle les questions de signification et d’identité historiques pouvaient être abordées de manière nouvelle et originale. Le dialogue et l’action sociale y deviennent sources de réflexion et de conscience de soi, le consensus n’est jamais contraint et le dialogue est vraiment libre. Ce phénomène ne semble pas avoir beaucoup d’avenir dans les arts contemporains au Liban tels que nous les avons connus jusqu’à présent. Cependant, il existe un potentiel important dans les arts performatifs et participatifs.
Parler de la nouvelle Beyrouth à travers l’art vivant interactif
Le groupe Dictaphone, un collectif d’art « vivant » et de recherche urbaine basé à Beyrouth, est un exemple parfait de la manière dont ces arts peuvent compenser les carences contre-productives des artistes contemporains « orthodoxes » dans un contexte comme celui du Liban.
Dans le cadre d’une de leurs nombreuses représentations et pendant dix jours consécutifs en 2012, le groupe a réalisé une performance sur un lieu spécifique explorant les idées d’accès à la mer et à l’espace public en général, à travers une analyse du front de mer de Beyrouth. Deux fois par jour, cinq membres du public choisis au hasard ont été invités à participer à un voyage sur un bateau de pêche.
Dans un effort pour réexaminer la compréhension de l’espace public à Beyrouth et pour ré-imaginer la ville, la performance a encouragé une conversation vivante sur la propriété foncière du front de mer de Beyrouth, les lois qui la régissent et les pratiques de ses usagers, au cours d’un voyage du port d’Ein el-Mreisse à la plage de Ramlet el-Baida.
Cette performance a permis d’aborder le fait que, depuis la fin de la guerre civile libanaise, et dans le cadre du projet de reconstruction et d’effacement de la mémoire déjà mentionné, Beyrouth a également subi de nouvelles exclusions par la disparition progressive des terres côtières accessibles au public. Plus récemment, on a pu le constater dans le cadre de l’extension du front de mer, la baie de Zaytouna à Solidere, une nouvelle zone de marina créée sur les décombres du port de pêche historique de la ville, aujourd’hui transformée en l’un des projets immobiliers les plus coûteux de la région.
Faire participer d’autres publics à la conversation nationale
Dans un entretien, le Collectif a expliqué être très attentif depuis longtemps à différencier la politique en tant que contenu et la politique en tant que forme : « Nous ne nous contentons pas de nous intéresser aux résidents/habitants des espaces ou aux publics. Au contraire, nous collaborons avec eux. La personnalité et les intérêts de chaque individu ont une incidence sur le déroulement du spectacle. Nous encourageons cela et n’essayons pas de le contrôler« , déclare Tania El Khoury, co-fondatrice du groupe Dictaphone.
Le contrôle, selon El Khoury, « impose une discipline de la participation, comme le fait de dire au public : ‘Nous sommes dans une conversation, mais vous ne pouvez pas parler’« . Il y a ici un parallèle notoire avec le fait qu’Arendt privilégie l’action humaine comme moyen innovant d’aborder les questions de vérité, d’histoire et d’identité, car elle facilite de plusieurs manières une pluralité pacifique.
La compréhension de soi et les identités des différents groupes deviennent libres et peuvent s’exprimer sur la scène publique. La méthodologie suit une approche de la mémoire de(s) conflit(s) allant de la base au sommet. Au-delà de l’inclusion saine favorisée par cette approche, il y a le mode « surgissant » de ces spectacles. Situé dans des espaces urbains fréquentés, l’art vivant interactif expose la société au sens large, y compris les citoyens qui ne fréquenteraient pas un musée ou qui ne fréquenteraient que des institutions artistiques spécifiques.
En fait, des études comparables sur la région des Balkans ont conclu que le fait de traiter le passé (et ses réminiscences dans le présent) à huis clos ne fonctionne plus et que, statistiquement, c’est à la suite d’ateliers publics que les gens sont beaucoup plus susceptibles d’accepter et d’inclure l’autre dans le récit national/régional du conflit passé. Comme l’a fait remarquer Lynch, la compréhension implique davantage que le simple « téléchargement » d’informations. Il faut, selon ses termes, « faire un peu de travail pour soi-même : avoir un peu de créativité, utiliser sa propre imagination, aller sur le terrain, faire l’expérience, travailler sur les preuves, parler à quelqu’un ».
Emotions et compréhension pacifique
Le fait d’inclure la communication corporelle, émotionnelle et spirituelle, et donc de ne pas exiger une compressibilité orale ou grammaticale totale, permet également d’atteindre un public plus large, en particulier dans les pays « en développement ». En somme, cet art ne nécessite qu’une interaction sociétale au lieu d’une intégration sociétale avec un (ou plusieurs) récit(s) préfabriqué(s). Tout en acceptant les intérêts préétablis des différents groupes, la possibilité de les réunir sous une identité commune supplémentaire (car ils participent tous ensemble à ce processus de découverte et cela génère un nouveau sentiment d’appartenance générale) est favorisée. Il n’y a pas d’idée à laquelle s’accrocher de peur que son élimination ne supprime ou ne délégitime une partie de son identité, ce qui facilite également la reconnaissance de « l’autre » et de son expérience. Cela peut permettre de susciter un sentiment de solidarité plutôt que de compassion et de courage plutôt que de peur – émotions qui sont véritablement liées à l’idée de compréhension et de réconciliation.
Il semble désormais naturel que la recherche de la vérité se concentre sur l’élément constituant du récit d’après-conflit : les gens. Les personnes socialisées peuvent déconstruire les méta narrations égocentriques et auto-dépendantes du passé. Dans sa similitude naturelle avec les pratiques du discours social, cet art consiste à connaître le narrateur autant (sinon plus) que les récits. Après tout, la vérité n’est jamais unanime ni exhaustive. Ce n’est qu’en la décomposant et en comprenant ses éléments constitutifs (les expériences des individus) que les rescapés (et les générations qui leur succèdent) peuvent s’épanouir dans d’une véritable compréhension. Ils méritent cela, plus qu’une concoction artificielle. C’est ce qui nous rapproche le plus de la fausse notion de « réalité » universelle sur laquelle nous aimons fantasmer depuis trop longtemps. Et c’est ce qui nous rapproche le plus de l’amorce d’un processus de compréhension pacifique.
Ruth Artiles Valero, politologue chercheuse
Politologue originaire des îles Canaries, Ruth AZrtiles Valero a récemment achevé un master sur « La politique des conflits, des droits et de la justice » à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres. Sa recherche interdisciplinaire combine notamment la politique et les arts. Ses domaines d’expertise comprennent la consolidation de la paix, la réconciliation, la mémoire de la violence, les migrations et les études sur la diaspora.
L’original de cet article a été publié par Justiceinfo.net (CC)
Photo d’en-tête : Carte postale de Beyrouth extraite du projet Wonder Beirut (1997-2006), par les artistes libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. © Joana Hadjithomas & Khalil Joreige / Galerie In Situ – Fabienne Leclerc