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Lettre à Lucie, de Marion Muller-Colard

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Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 43 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.

Chère Lucie, Vous ne me connaissez pas, et moi-même, je ne sais que peu de choses de vous. Je fais partie de la cellule éthique de soutien créée par l’Espace de Réflexion Éthique de ma région, pour accompagner le personnel hospitalier au cœur des vagues annoncées de l’épidémie. C’est à ce titre qu’est arrivé sur mon bureau un formulaire de saisine que vous avez rempli avec soin, renseignant point par point tout ce qui vous était demandé, nom, prénom, fonction, service, établissement… De là, je sais que vous êtes infirmière.

Il ne vous a pas échappé que par les temps qui courent, on ne tarit plus d’éloges à l’égard des « soignants ». Pardonnez-nous de vous ballotter, au gré des circonstances, de l’invisibilité à la surexposition. Seulement nous avons peur pour nos vies et votre dévouement est notre seule chance. Or, dans cette étrange période, où est relégué au second plan ce qui ne relève pas de la survie, je crains que votre message ne passe inaperçu, Lucie. Sans doute participez-vous à sauver des vies, vous aussi. Mais ce que je sais de vous, et qui me touche au plus haut point, c’est que vous cherchez aussi à sauver des morts.

Je ne vais pas vous mentir : lorsque je suis tombée sur vos lignes manuscrites qui résumaient la raison de votre saisine, je n’en ai pas immédiatement perçu l’urgence et la nécessité. Vous écriviez ceci :

Avant son transfert à la morgue, le brancardier a mis la valise sur le corps de la patiente décédée. […] Le décès n’exclut pas, selon nous, le respect du corps. En tant que soignants, nous ne pouvons pas accepter un tel manque d’humanité !

Avant la vôtre, une autre saisine déplorait le retour à domicile d’un patient que l’encombrement du service ne permettait pas d’admettre en réanimation, et que la famille reprenait chez elle pour l’y voir mourir. Un médecin 4 écrivait sa détresse de n’avoir pu sauver, faute de places encore une fois, deux patients qu’en temps ordinaire il aurait eu les moyens de conduire jusqu’à la guérison. Une psychologue s’alarmait des conséquences, pour un patient porteur de lourds handicaps, d’être privé des visites de son épouse ; elle s’inquiétait du syndrome de glissement que ce manque affectif, incompréhensible pour cet homme, commençait à produire chez lui. Alors, Lucie, cette histoire de valise… J’ai tourné la page et replongé dans des questions qui me paraissaient autrement plus vitales.

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Première erreur de ma part : confondre vital et essentiel. Les temps qui courent, parce qu’ils courent, précisément, participent fort à cette confusion. Je vous demande pardon Lucie, mais aussi : j’en appelle à votre indulgence. De l’indulgence, il nous faut en avoir des réserves, car nous n’avons pas fini de devoir y puiser, pour les autres et pour nous-mêmes, lorsqu’il faudra nous réveiller de ce long cauchemar dans lequel le sentiment d’urgence nous aura bien souvent hypnotisés. Nous aurons fait des erreurs, et j’espère en ce nous dans lequel chacun aura l’humilité de reconnaître sa part, en faisant aveu de ce besoin fondamental de l’indulgence des autres – oui, il sera encore temps, le « jour d’après », de nous sentir fragiles, fragiles ensemble devant le jugement comme nous l’avons été devant le virus.

J’ai donc, Lucie, dans un premier temps, négligé votre cri du cœur ponctué d’un point d’exclamation – là où la plupart 5 des autres saisines s’ouvraient sur un abîme de points de suspension.

Seulement voilà : ces quelques lignes manuscrites sont revenues danser sous mon crâne, s’infiltrer obstinément entre deux pensées décousues, et quelque chose m’empêchait d’en tourner pour de bon la page.

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Marion Muller-Colard, « Tracts de crise » n°42 – Gallimard, 10 avril, 10h

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