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Le dilemme de Gaïa

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Gaïa s’inquiète. Gaïa nous guette. Notre mère nature observe son dernier rejeton, un tout jeune homo sapiens de quelques centaines de milliers d’années à peine, adolescent turbulent au comportement à risque, à tendance suicidaire, qui n’en fait littéralement qu’à sa tête, une tête où il n’y a presque plus rien d’autre que lui-même, sa guise, ses ivresses, son accélération. Il est en train de tout détruire. Et Gaïa s’interroge : Faudra-t-il le détruire, lui, pour qu’il ne me détruise pas moi et toute vie sur Terre ? Mais si je détruis le seul être qui me comprend tout entière, ne suis-je pas en train de détruire ma propre intelligence, ma valeur, ma dignité, et mon avenir ? Tel est le dilemme de Gaïa. Voyons.

Au Parlement des êtres de nature, des non humains, des écosystèmes et des vivants, tout le monde se presse autour de Gaïa avec ses doléances : Homo sapiens a mis du plastique partout ! Les océans sont acides, les glaces polaires et les espèces disparaissent, les forêts s’incendient et plus aucun des équilibres qui ont permis l’épanouissement des mammifères ne tiennent ! Les esprits des plantes, des animaux, des champignons, des forêts, des blobs et des tardigrades s’échauffent et demandent instamment à Gaïa d’intervenir pour que cesse cet effondrement violent que les humains infligent à la planète. Personne ne comprend comment un être vivant peut à ce point autodétruire toutes les conditions qui le font vivre, dans une course insensée à la négation de son environnement, donc à la négation de soi.

Gaïa n’entend plus que des plaintes autour d’elle, et elle sait trop bien que toutes sont légitimes. Les amphibiens ont raison, les abeilles ont raison, les coraux ont raison. Et le ton monte. Tous les êtres de la Terre reprennent en chœur : « Gaïa ! Supprime cet humain arrogant et létal ! Tue-le, avant qu’il ne nous tue tous et se tue lui-même ! Ce n’est pas bien difficile : un bon petit virus mortel à 50% dans les airs, quelques bactéries super-résistantes dans les eaux et la soupe, le tout doublé d’une bonne décennie de sécheresse sans polinisateurs et le tour est joué ! Les quelques survivants, exsangues et fous, s’entretueront et le calme reviendra sur la planète bleue ».

Gaïa entend, Gaïa écoute, Gaïa comprend le désespoir de tous les êtres. Pourtant, elle hésite. Car Gaïa nous aime aussi, encore. Elle nous aime comme une mère continue d’aimer un enfant tombé dans la spirale de la délinquance et des drogues. Elle nous aime bien que nous ne fassions pratiquement plus que ce qu’elle déteste, bien que nous lui fassions honte. La délinquance : c’est l’argent. Les drogues : ce sont les cosmovisions idiotes.

L’argent serait un instrument de traduction intelligent et utile s’il était resté à sa place entre les mains humaines : un outil abstrait à travailler en pleine conscience du concret qu’il doit servir à traduire et faciliter. Il devrait donc être monnaie plurielle, adaptée à chaque cas, limitée dans le temps, dans l’espace et dans le nombre, être non cumulable et avec date de péremption. L’argent devrait être, comme tout outil, circonscrit et critiquable, destiné à n’être utilisé que quand on a besoin de lui, et rien de plus. On devrait donc pouvoir s’en passer dans une gratuité grandissante et émancipée, un joyeux bien-vivre.

Mais hélas, il y a bien longtemps que l’argent est devenu la fin concrète et non plus le moyen abstrait. On peut même le nommer une délinquance systémique, car le système économique actuel fait mal faire le bien et bien faire le mal. Chez nous les humains, on ne fait pas, ou peu, ce qu’il faut faire (bien éduquer, bien soigner, prendre soin, bien manger, bien cultiver, bien habiter, écouter, aimer, chanter, créer du beau…) parce qu’il n’y a pas « assez » d’argent pour cela. Et on fait beaucoup ce qu’il ne faut pas faire (exploiter, outrepasser, dénigrer, tuer, exciter, polluer, abimer, rendre malade, détruire, mentir, accélérer, accumuler, enlaidir…) car « ça rapporte » de l’argent. Quand on sait que l’argent ne se mange pas (1), ne sert directement à rien, tout être rationnel se demandera vraiment pourquoi il obnubile autant, commande autant, empêche autant.

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Au Parlement des non humains, personne ne comprend, tout le monde se lamente. Gaïa le sait. Elle s’interroge : Pourquoi l’humain transforme ainsi des outils conviviaux en monopoles radicaux et y sacrifie sans broncher sa liberté ? (Illich). La situation est toujours plus dramatique à mesure que l’individu est de moins en moins autonome et de plus en plus dépendant du système, misérable consommateur nu forcé par isolement à tout acheter, dépourvu de puissance de voisinage par la faute des puissants. Plus personne ne produit ce qu’il consomme ni ne consomme ce qu’il produit, à part de très rares communautés natives et paysannes dans certains pays du Sud, tant qu’elles n’ont pas été rejointes par « le Développement ».

Parallèlement à la délinquance systémique de l’argent qui fait souffrir humains et non humains, dominent des cosmovisions, des idéologies, des religions, des structures de pensée, des intelligences aveugles (Morin), toutes soumises à des oppositions saugrenues qui coupent l’humanité de ce qu’on nomme « nature », la tournent vers des « au-delà » mirages, éloignent la divinité de la réalité corporelle pour la percher dans une transcendance froide et oiseuse, empêchent toute dia-logique entre pluralités respectées et au contraire absolutisent des idoles autoritaires mono-logiques telles que le Sujet, Dieu, la Raison, l’Esprit, l’Histoire, le Marché, la Patrie, la Science, le Progrès… laissant la quotidienneté sans grâce, sans boussole, sans autre possibilité de sens que l’autoposition orgueilleuse d’un soi-disant libre-arbitre dans un monde abêti, néantisé, commerçant.

La pensée humaine se trouve littéralement « dénaturée », droguée depuis des millénaires de mono-logisme monothéiste, et depuis des siècles de domination d’une Raison au but avoué de contrôle absolu d’une société « totalement administrée » (Horkheimer et Adorno). Et comme Kant l’avait bien vu, le « chemin sûr de la Science » n’écoute plus la nature mais la fait comparaitre devant son « tribunal rationnel » pour la soumettre à la question. Depuis des lustres, d’extravagantes dichotomies telles que :  Sujet/Objet, Humanité/Naturalité, Nature/Culture, Transcendance/Immanence, Corps/Esprit, Faits/Valeurs, Passion/Raison, Créateur/Créatures, Divinité/Mondanité, Liberté/Nécessité charrient toutes sortes de significations sociales imaginaires (Castoriadis) qui convergent vers le savoir absolu hégélien (de gauche marxienne ou de droite néolibérale, peu importe). Le système entier tient et s’excite constamment à une foi en un progrès ad libitum (de droite ou de gauche, c’est le même problème). Alors on érige des délires d’Idées en vérité pure (le PIB), des biais réactionnaires en éthique (le même « développement » au Sud comme au Nord), insultant toute tentative de respect discret de l’autre et de maintien de limites (Jaulin), creusant l’abime entre les humains et leurs natures.

Gaïa s’attriste à tant de discours enflés et agressifs, elle qui était si heureuse que certains de ses enfants adoptent une cosmovision « perspectiviste » sur la réalité (Viveiros de Castro) comme les peuples autochtones d’Amazonie qui pensent, à l’inverse de la Modernité, qu’il existe de nombreuses natures (chaque espèce à la sienne) mais une seule culture, donc que chaque espèce, depuis sa propre perspective, se pense comme des êtres humains qui mangent, parlent, font la fête, élèvent leurs enfants, etc. Le léopard, de notre point de vue, s’abreuve du sang de sa proie, mais de son point de vue à lui, il boit de la bière. La métaphysique perspectiviste permet de créer une secrète solidarité et complicité entre tous les êtres, puisque tous ont finalement les mêmes buts, envies, problèmes, capacités d’intelligence et de choix, et partagent le même monde, comme dans l’univers des contes populaires. Gaïa se désole du fait que cette pensée-là ait été si systématiquement méprisée, infantilisée et éliminée, quand, de toute évidence, les travaux éthologiques actuels sur le comportement animal (et des plantes) démontrent toujours plus d’intelligence en acte dans la nature, à l’intérieur de chaque espèce, et même et surtout entre elles (Narby). La science réussira-t-elle à temps à rejoindre les pertinences de la pensée sauvage pour initier la grande révolution philosophique de l’écologie ? Ou bien notre « raison » aura-t-elle finalement raison de nous ?

En tout cas, Gaïa s’énerve, elle s’échauffe, et a toujours plus de mal à nous protéger devant le Parlement des êtres non-humains qui la presse de nous éliminer. Les arguments de Gaïa en notre faveur sont les suivants :

  • Les humains sont capables d’harmonie avec la réalité, ils ne sont pas condamnés à la pensée et l’agir dénaturés et destructeurs. Les peuples autochtones et leur haute harmonisation culturelle avec leur environnement en sont la preuve. La liberté humaine est certes dangereuse et risquée, mais elle a toujours le pouvoir de changer et de faire advenir l’improbable, elle a le pouvoir de commencer (Arendt). Il faut continuer à leur faire confiance.
  • Les humains, si on les fait disparaître, lanceront leurs bombes nucléaires lors d’une hécatombe finale qui détruira la majorité des êtres les plus évolués sur Terre. Il faudra alors des dizaines de millions d’années pour recommencer une évolution de complexification jusqu’à recréer une espèce langagière et technique, en partant d’espèces très éloignées des mammifères, comme les pieuvres. Tout le travail de complexification qui a abouti aux mammifères Homo serait donc perdu. Ce pour quoi il ne faut pas acculer, désespérer ni humilier les humains, c’est trop dangereux. Nous, les êtres de nature, devons rester doux et accueillants à leur habitabilité terrestre, continuer d’être hospitaliers.
  • De plus, en tant que biosphère dépendante du soleil, nous avons besoin d’une espèce langagière et super-technologique capable de transporter toute la vie terrestre sur une autre planète avant que le soleil ne se fatigue et s’éteigne. Notre propre durabilité multimillénaire comme nature vivante dépend ainsi d’un être libre (donc dangereux) mais capable de protection totale (donc nécessaire), grâce à la construction d’une Arche de Noé salvatrice des effondrements cosmiques contre lesquels la biosphère ne peut rien. Sans une espèce capable de s’extraire de la biosphère par l’équation contradictoire « Ce qui n’existe pas existe » (Barjavel), nous sommes tous condamnés au néant final. Il nous faut donc supporter et aider l’humain à nous aider.
  • L’humanité, pour détestable et menaçante qu’elle soit en ce moment, est donc notre fleuron, notre espoir, notre destin à tous les êtres vivants sur Terre. Elle est la capacité d’apprécier toute la nature en sa beauté, de lui donner un sens, de faire naitre la transcendance à même le corps, depuis la chair du monde, et non tombée des éthers stériles (Billeter). N’oublions pas que l’humanité est la seule espèce capable de s’émouvoir et de s’émerveiller de chacune des autres espèces (Naess).

Grâce à ces arguments, bien que les dissensions montent, Gaïa a quand même réussit à maintenir le pacte de non-agression lors de la dernière plénière du Parlement des non-humains. Il ne fut décidé qu’un tout petit avertissement, avec un coronavirus très peu dangereux, ainsi qu’une poursuite des sanctions actuelles de réchauffement global et d’aggravation des catastrophes climatiques, afin de promouvoir la prise de conscience des humains et leur changement d’attitude générale. La voie républicaine et démocratique de la prise de conscience autonome des humains, sans coaction externe tyrannique et catastrophique, est donc encore la position majoritaire au sein du Parlement des non humains (Serres), mais pour combien de temps ?

Aux dernières informations, hélas, les sanctions n’ont pas eu l’effet escompté. La pandémie de coronavirus fut un échec pour le changement de mentalité. Il semble d’ores et déjà acquis que, lors de la prochaine plénière, le mouvement antihumain réussira à imposer de nouvelles sanctions beaucoup plus drastiques, avec épidémies virales pour assurer une perte significative de la population et de l’espérance de vie des humains, migrations massives forcées grâce à des zones désormais inhabitables pour eux, dysfonctionnement systématique de leur microbiote pour les obliger à s’écouter du dedans et renoncer aux pesticides et à la junk food, etc. Gaïa a déjà averti des risques accrus d’effondrement brutal et donc de guerre nucléaire, ce qui n’inquiète bien entendu pas les scorpions, cafards, pieuvres et autres tardigrades, avides d’un nouveau départ du monde sans nous. De toute évidence, Gaïa constate la montée de la dysharmonie entre tous les vivants et de la misanthropie. Tout cela à cause des humains ! Combien de temps encore nous aimera-t-elle ? Combien de temps ?

François Vallaeys, Philosophe – Professeur universitaire fondateur et directeur de l’Union de Responsabilité Sociale Universitaire Latino-américaine (URSULA) au Pérou / qui promeut une éducation supérieure responsable. Auteur de « Pour une vraie responsabilité sociale. Clarifications, propositions » Editions PUF, 2013

(1) On connait le proverbe : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson pêché, alors vous découvrirez que l’argent ne se mange pas ».

Photo d’en-tête : International Women Day 2022

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Première publication dans UP’ Magazine : 20/06/22

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