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Face à la crise de la santé publique, la démocratie est une obligation et une urgence politiques
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Face à la crise de la santé publique, la démocratie est une obligation et une urgence politiques

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« Épuisement, souffrance, détresse, maltraitance, scandale éthiques… » S’il est une crise de la santé publique et de l’hôpital en particulier, elle n’est pas que d’ordres organisationnel et financier, ou consécutive à des années d’improvisation chaotique et sans vision des politiques publiques. Elle se caractérise par un abrasement des valeurs constitutives de l’engagement soignant, par le mépris de la signification démocratique des fonctions soignantes, par la prévalence de considérations conjoncturelles réfractaires à une pensée de nos responsabilités politiques partagées à l’égard des personnes malades, de leurs proches, et de leur représentativité associative. Dans ce témoignage doublé d’un cri d’alerte, le professeur Emmanuel Hirsch, gardien inlassable de l’éthique médicale, appelle à reprendre conscience que l’espace du soin est un des lieux essentiels de la démocratie. On l’oublie trop souvent. Or il y a urgence.

« Épuisement, souffrance, détresse, maltraitance, scandale éthiques… »

Une neurologue m’alerte de son « épuisement éthique ». De garde un week-end, pour prodiguer les soins indispensables à 16 personnes dépendantes en tous les actes du quotidien, son équipe était réduite à 1 infirmière et à 1 aide-soignante. Dans notre échange elle évoque une maltraitance institutionnelle, et pour les soignants la culpabilité d’être, de fait, complices de non-assistance à personne en danger.

Le chef d’un service de gériatrie éprouve le besoin de partager avec moi un dilemme qu’il pensait ne pas avoir à revivre après la pandémie. Il est dans l’incapacité de faire face à l’afflux de demandes d’hospitalisations justifiées, et doit donc exercer une sélection des entrants que contestent ses collègues. Car admettre une telle pratique serait pervertir leurs pratiques. Des responsables régionaux lui ont préconisé de reporter cet été les demandes de congés des soignants (ce qui aboutirait à ce que la plupart d’entre eux démissionnent), exigeant dans la foulée qu’il désigne des médecins qui ces prochains mois viendraient en soutien des territoires pour suppléer la carence des généralistes en vacances. Pour pallier l’urgence et afin de préserver provisoirement la continuité des missions dont il est garant, il s’est résolu à engager des « médecins mercenaires », ces intérimaires qui proposent des prestations d’un coût exorbitant, y trouvant des avantages supérieurs aux contraintes qu’ils subissaient avant de démissionner de leurs fonctions à l’hôpital. Ce gériatre me confie avec gêne l’oppressant sentiment de « souffrance éthique » liée à l’incompréhension, au déni et à l’impuissance des décideurs préoccupés de sauver les apparences plutôt que de comprendre l’ampleur de la catastrophe.

Ce responsable d’une association nationale de personnes malades me demande de « dénoncer publiquement » – comme je l’avais fait dans mes critiques de certains arbitrages contestables au cours de la pandémie -, la perte de chance de ceux dont l’accès à des traitements vitaux est conditionné par des capacités d’accueil qui se rétractent au jour le jour. Il anticipe un sinistre semblable à ce qu’a été la canicule de 2003, avec une accentuation des vulnérabilités et des préjudices à la personne qu’il assimile à une forme de « criminalité administrative ». Il ne s’agit plus pour lui de renoncement, d’incompétence ou d’ignorance des faits connus, reconnus et débattus. Il exprime son désespoir en termes de « détresse éthique », de sentiment de « déchéance démocratique ».

Une infirmière qui a provoqué avec ses collègues une rencontre de concertation éthique à laquelle j’étais convié, restitue ce douloureux entretien au petit matin avec les proches d’un homme de 45 ans hospitalisé pour une complication qui imposait une intervention chirurgicale sans délai.  Il n’a pas survécu à l’attente. « Je ne pouvais plus me taire et leur ai avoué en larmes, cherchant des mots qui expriment notre regret, le chagrin et la compassion, que la mort aurait pu être évitée si nous avions été disponibles pour le sauver… ». En fin de réunion, elle annonce son départ de l’établissement motivé par l’incapacité à subir davantage une « maltraitance éthique » qui saccage ce à quoi elle a consacré sa vie professionnelle au service d’un idéal du soin.

Ce chirurgien me restitue son dernier entretien avec le directeur d’un établissement auquel il a consacré sa compétence et sa renommée pendant 19 ans, y compris face à la Covid-19. Aucune tentative de la part de son interlocuteur pour tenter de comprendre avec lui comment des équipes se délitent et quittent des structures d’excellence qui s’appauvrissent progressivement de ce qui leur est constitutif. Le DRH lui adressera le lendemain un email afin qu’il restitue son badge et ses blouses… Nous avons rendez-vous quelques jours plus tard avec ses collègues qui ont choisi de rester, au motif qu’ils bénéficient d’une infrastructure technologique de pointe. Le sens qu’ils attribuent à leur capacité d’être en mesure de sauver des personnes qui ne bénéficieraient pas ailleurs de ces traitements innovants, compense encore un désenchantement qui les inciterait à fuir. Ne serait-ce que pour se préserver moralement, tant ils redoutent le moment où ils pourraient s’habituer à l’inacceptable. Ils évoquent une récente décision gestionnaire qui a amputé leurs capacités d’intervention en pouvant disposer d’équipements achetés à grand frais. Ils sont inutilisables faute de la disponibilité d’équipes auxquelles des primes ont été reniées pour maximaliser les résultats financiers de l’établissement.

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Comme eux, d’autres compétences vitales pour les personnes en situation d’urgence sanitaire sont entravées par des logiques et des modalités de gouvernance contestables. Elles imposent pourtant leurs règles et des restrictions incompatibles avec la déontologie médicale. Elles compromettent le droit à bénéficier de l’excellence de traitements et bafouent l’esprit d’engagement dans le soin. Pour ces professionnels de santé ces « scandales éthiques » qui les meurtrissent dans leurs valeurs personnelles et altèrent le sens de leurs missions sont une injure faite aux devoirs de solidarité et de justice qui devraient prévaloir dans une société digne et responsable.

Il nous faut décréter un état d’urgence sanitaire d’une toute autre signification que celui qui est en vigueur en ces temps de pandémie.

« Épuisement, souffrance, détresse, maltraitance, scandale éthiques… » S’il est une crise de la santé publique et de l’hôpital en particulier, elle n’est pas que d’ordres organisationnel et financier, ou consécutive à des années d’improvisation chaotique et sans vision des politiques publiques. Elle n’est pas seulement la conséquence de modes d’arbitrages et de l’exercice d’influences de toute nature peu soucieux de l’exigence d’anticipation des évolutions sociologiques et démographiques, des mutations technologiques qui s’ajoutent à la complexité d’un réel dont les instances politiques donnent désormais à penser qu’elles n’en comprennent ni les fondamentaux, ni les enjeux, ni les urgences.

Cette crise se caractérise par un abrasement des valeurs constitutives de l’engagement soignant, par le mépris de la signification démocratique des fonctions soignantes, par la prévalence de considérations conjoncturelles réfractaires à une pensée de nos responsabilités politiques partagées à l’égard des personnes malades, de leurs proches, et de leur représentativité associative. À l’égard aussi des soignants intervenant dans les champs du sanitaire et du médico-social, en établissement comme au domicile. Ils témoignent d’un mépris qu’ils acceptent d’autant moins aujourd’hui, qu’au-delà de la mise en cause de ce qu’ils sont et de ce qu’ils incarnent à travers leurs implications décisives, là où est éprouvée la cohésion de notre démocratie, ce mépris relativise, dévalorise, disqualifie, relègue les causes supérieures auxquelles ils ont fait le choix de se consacrer.

Ce bien commun que constitue la protection de notre patrimoine santé ainsi que nos solidarités inconditionnelles à l’égard des personnes vulnérables dans la maladie, le handicap ou les situations de perte d’autonomie, doit se comprendre comme l’un des principes de ce qui fait démocratie, de ce qui confère une valeur humaniste à la vie démocratique.

« Épuisement, souffrance, détresse, maltraitance, scandale éthiques… » . Ces constats qu’aucune argumentation ne saurait sérieusement contester, sont révélateurs des vérités humaines et sociales de ce qu’est la démocratie française en 2022. Ils sont partagés par tant d’autres serviteurs de la vie publique engagés depuis des années à dénoncer en vain les signes annonciateurs d’un désastre qui s’ajoute à tant d’autres défaites qu’il nous faut désormais affronter avec lucidité dans la cohésion d’une exigence de refondation de la République.

Il nous faut décréter un état d’urgence sanitaire d’une toute autre signification que celui qui est en vigueur en ces temps de pandémie.

Cette mobilisation politique et éthique nous impose une intelligence et une ambition bien différentes de la rédaction de rapports dont les observations et les conclusions sont connues et méconnues depuis au moins 20 ans, ou des concertations dans un entre soi qui vise à temporiser ou à aménager des compromis qui ne résistent plus à la déferlante.

Les prochaines semaines seront redoutables, car le constat anticipé d’un sinistre dans l’incapacité à satisfaire l’accès juste aux meilleurs soins pour tous ceux qui en justifient le besoin, semble dès à présent nécessiter une hiérarchisation des priorités.

La démocratie en santé déjà malmenée et humiliée par des décisions imposées au cours de la pandémie sans intégrer aux arbitrages politiques l’expertise des personnes les plus directement concernées, ne survivra pas une fois de plus au refus d’une concertation nationale qui s’impose sans attendre. Si mener des missions visant à présenter des diagnostics de situations analysées depuis des années (sans avoir eu la capacité d’influer de manière déterminante sur les dysfonctionnements) peut donner à penser que des décisions palliatives vont être présentées, seront-elles tenables, applicables, acceptables et envisageable dans la durée ?

La crise sanitaire qui menace d’amplifier la montée en puissance de « pratiques dégradées » à l’hôpital mais tout autant en pratique de médecine de ville si de surcroit se confirmait la recrudescence de la dynamique pandémique, doit être comprise comme une des expressions de la crise de notre démocratie. Elle en appelle à une mobilisation de la société civile, à une capacité d’affirmer collectivement ce à quoi nous sommes le plus attachés, ce que nous sommes en devoir de défendre au prix de concessions individuelles conditionnées par un souci explicité et partagé de l’intérêt général.

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« Épuisement, souffrance, détresse, maltraitance, scandale éthiques… » Si à la dimension éthique de ces constats s’ajoutait sa signification politique, sa vérité démocratique, chacun comprendrait que l’espace du soin est un des lieux essentiels de la démocratie, là où s’exprime, se cultive et se préserve le sens même de nos devoirs d’humanité. C’est pourquoi ne pas comprendre qu’il nous faut inventer ensemble une démocratie en santé digne de ce à quoi notre démocratie doit pouvoir aspirer et prétendre, serait renoncer à nos essentiels au moment où nous en éprouvons le plus urgent besoin. 

J’en appelle donc à une concertation nationale qui permette à chacun de mieux saisir le sens de ses droits et de ses responsabilités dans ce temps où l’émergence d’une culture de la démocratie en santé est une obligation et une urgence politiques.

Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay

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