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Crise agricole : un modèle qui marche sur la tête

Tribune exclusive

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La colère des agriculteurs en France comme dans d’autres pays européens souligne l’un des paradoxes tragiques de ce monde. Le modèle de réussite indispensable pour réussir dans la société capitaliste, libérale, hypermoderne, obéit à une structure, aboutissant au marasme sur de vastes domaines essentiels à la vie commune sur terre et en société ; il s’avère être un antimodèle de réussite. Devenue une profession réglementée, l’agriculture est maintenue sous perfusion de subventions qui s’expriment par une profusion de normes issues des agendas politiques. Dans une absurdie tragique, des agriculteurs vont payer, être terrassés, éliminés par des injonctions pour toujours faire plus du même ; pour se précipiter, comme depuis cinquante ans, toujours plus profondément dans la crise écologique, en toute connaissance de cause.

La séquence que nous vivons actuellement sur les problèmes de l’agriculture est effarante : une bombe explose dans une direction de l’environnement (DREAL) à Carcassonne qui souffle le bâtiment (19 janvier), des autoroutes et des routes sont bloquées partout en France depuis le 18 janvier, des morts sont à déplorer sur un barrage en Ariège (22 janvier), tout cela pour défendre l’agriculture intensive et industrielle et faire reculer les normes environnementales européennes et françaises.

Pendant ce temps, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, déclare publiquement qu’une évacuation par les forces de l’ordre n’est pas à l’ordre du jour (22 janvier). Pourtant, de tels moyens d’action seraient radicalement réprimés s’ils venaient de groupes écologistes, qui, pour bien moins – quelque blocage de bassine – sont aussitôt réprimés le plus durement qui soit, et des procédures de dissolution lancées depuis le plus haut niveau de l’état (cf. l’épopée des Soulèvements de la terre).

À gros traits : ceux qui tentent de remédier au réchauffement climatique, à la chute de la biodiversité, à l’épuisement des ressources, à la pollution des milieux, sont cassés, dissous, poursuivis ; ceux qui entretiennent le système responsable du réchauffement climatique, de la chute de la biodiversité, de l’épuisement des ressources, de la pollution des milieux, sont écoutés, protégés, encouragés.

Il y a là une responsabilité historique.

La tragédie du système

Cette responsabilité historique prend une tournure tragique, au sens propre de la tragédie : la tragédie d’Œdipe colle à l’Occident depuis deux millénaires et demi, non parce qu’un fils couche avec sa mère et tue son père comme l’a pensé Freud, mais parce que l’Occident, comme les Grecs de la tragédie classique, sait la destinée néfaste qui pèse sur lui, et, à partir de ce savoir, tout ce qu’il entreprend pour essayer de s’en sortir, tous les stratagèmes qu’il imagine, le précipitent plus vite contre le mur. D’où la métaphore ultime d’Œdipe, qui vaut pour l’Occident : ils sont aveugles à leur propre destin, en dépit qu’ils le connaissent.

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La logique est celle de ce que l’on peut décrire, en toute rigueur, comme un antimodèle de réussite.

L’antimodèle de réussite, c’est la course à la réussite qui produit l’échec patent : l’inverse de la réussite.

Non pas un modèle d’antiréussite. Il n’y a pas une liste de pratiques et de valeurs qui visent à saccager la planète, le bien des gens et la beauté du monde. Personne ne cherche à planter le système par tous les moyens. Il n’y a pas de secte diabolique qui tire les ficelles avec une joie macabre. Il n’y a pas de complot.

En revanche, il y a bien un antimodèle de réussite : une liste de pratiques et de valeurs, extrêmement diffuses, indispensables pour réussir dans la société capitaliste, libérale, hypermoderne, qui obéit à une structure, et qui aboutit, toutes conséquences intégrées, au marasme sur de vastes domaines essentiels à la vie commune sur terre et en société.

L’antimodèle de réussite, c’est l’incompétence de l’hypercompétence. Le percer à jour, c’est faire douter, s’il était possible, le capitalisme libéral hypermoderne. C’est ébranler, s’il était possible, sa légitimité, non pas tant pour ses immoralités et injustices individuelles, mais pour son incapacité collective à résoudre des problèmes criants depuis cinquante ans, alors même qu’il ne cesse de se vendre comme le grand pourvoyeur de solutions, comme le professe Johan Norber (« Le capitalisme sauvera le monde », selon le slogan de son dernier livre, The Capitalist Manifesto, Atlantic Books, 2023). L’appareil de sélection devrait s’effondrer quand, se targuant de s’appuyer sur les meilleurs des meilleurs, les plus compétents parmi les compétents, et les rémunérant très cher, ce qui en sort n’est qu’inefficacité sur l’essentiel – la vie, l’avenir, la nature, les relations, les biens communs, en cours de carbonisation.

Les meilleurs des meilleurs : antimodèle de réussite 

L’antimodèle de réussite vient de ce que le modèle de réussite qui pèse sur toutes et tous dans nos sociétés de capitalisme tardif – modèle dominant qui forge les comportements et les mentalités – est tellement hégémonique, qu’il n’aperçoit même pas qu’il porte en lui sa propre destruction. Il est tellement focalisé sur l’administration permanente de la preuve de son efficacité maximale qu’il devient, par autopersuasion, incapable de réagir quand il va dans le mur. Aller dans le mur, impossible, par définition, pour un modèle de réussite totalitaire, comme il est impossible pour un dictateur de savoir ce qui ne va pas sur son territoire, entouré qu’il est de beni-oui-oui terrifiés et de loques décérébrées. Il persuade ses adhérents, conscients ou inconscients, qu’ils sont tellement des as de la réussite qu’ils passeront à travers, qu’ils s’adapteront, qu’ils s’en sortiront.

Les réfractaires à ce système deviennent, soit des ennemis à circonvenir de gré ou de force, soit des inadaptés dont on attend qu’ils se mettent d’eux-mêmes hors-circuit.

On le voit ces jours-ci avec la différence de traitement des luttes écologistes et des révoltes agricoles venant des pans les plus aidés, les plus industrialisés, les plus gros du monde agricole, et non pas des petits, des bios, des alternatifs, qui sont viables, pourraient être aidés et se généraliser pour réussir la transition écologique – les financements sont là – mais tellement à contre-modèle dominant que, par une absurdie tragique, ce sont eux qui vont payer, être terrassés, éliminés par les dominants, en ordre de bataille pour toujours faire plus du même ; pour se précipiter, comme depuis cinquante ans, toujours plus profondément dans la crise écologique, en toute connaissance de cause.

Qui marche sur la tête ?

C’est là, et pas ailleurs, que le système global, de fait, marche sur la tête. C’est là que les panneaux à mettre cul par-dessus tête ne devraient pas être les très civiques panneaux de noms d’agglomérations dans les campagnes françaises (selon l’opération « on marche sur la tête », démarrée en novembre 2023, à l’initiative de représentants agricoles), mais les publicités pour les SUV, causes directes du réchauffement climatique et de la pollution, qui s’étalent sur les murs parisiens à peu près à la même période, lors de la coupe du monde de Rugby et de la COP28 à Dubaï.

Rue Royale à Paris, 7 octobre 2023, photo Olivier Fournout

À la fin d’un tel antimodèle de réussite, sa propre négation le percute de l’intérieur, sans même qu’il puisse en avoir la sensation et la compréhension. Il dévale la pente à mesure qu’il pense l’escalader avec ivresse – l’ivresse de la maîtrise quand il ne maîtrise rien ; l’ivresse des accomplissements qui ne sont que le trompe l’œil démentiel de la cause même des défaillances ; l’ivresse de valoriser les recettes de spécialités sans défaillance qui ne sont sans défaillance que dans le cercle de micro-communautés ultra-spécialisées ; l’ivresse des actions égoïstes qui conduisent à l’échec au plan global, dans l’oubli du Tout-Monde ; l’ivresse d’être tellement au top de la résolution des problèmes qu’immanquablement, il devient impossible de souligner les problèmes irrésolus continuant d’empirer ; l’ivresse, enfin, d’une course généralisée à la réussite, telle que la modernité tardive en a fait un slogan de masse, qui devient, in fine, le problème des problèmes.

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Au-delà du monde agricole
Pour prendre la mesure de la puissance de cette logique, il faut bien voir qu’elle ne se limite nullement au monde agricole, qui n’en est qu’une des nombreuses victimes collatérales ; que le système s’établit à travers une myriade de situations qui, au niveau structurel, vont dans le même sens. De là la nécessité de départiculariser les vécus pour en apercevoir la répétition. J’en livre ici une illustration, à travers le compte-rendu d’un entretien mené il y a quelques mois (2023), auprès d’un cadre du secteur privé, âgé d’une quarantaine d’années, impliqué dans des enjeux d’écologie : Sébastien est salarié de l’industrie pharmaceutique.

Un jour, à midi, il réalise qu’il a oublié d’aller à une réunion le matin même, où il avait une présentation. Ça ne lui ressemble pas, de même que de ne plus pouvoir répondre à des questions simples sur son métier. Il écrit alors à sa coach professionnelle pour lui dire « je dérape, je dois m’éjecter ! » Juste après, il se rappelle que la réunion a déjà eu lieu, un mois plus tôt, et qu’il y avait fait sa présentation comme prévu. Et là, il se dit qu’il va mal, que, selon ses propres termes, « la ligne rouge est franchie ». De fait, sans l’avoir admis, il va mal depuis des mois. Il s’en ouvre à ses proches et à son médecin. Il est mis en arrêt maladie pour une longue durée. Il réfléchit à ce qui vient de lui arriver. Il comprend qu’il est à la fois reclus dans un placard « à cocher des cases » et qu’il croule sous une charge mentale colossale – « coupé de ce qui lui donne sa flamme », dit-il. Comment cela est-il possible ? Après tout, dans un placard, on peut être tranquille, on n’a pas trop de pression. Mais ce n’est pas aussi simple. Quelques temps plus tôt, grâce à sa ténacité, il lui est permis d’entrer dans un projet d’intrapreneuriat, c’est-à-dire de devenir entrepreneur de son propre métier au sein de son entreprise. La chose est présentée comme une opportunité. « Au commencement, c’en est une », relève-t-il. Bien sûr, il faut se vendre, passer des épreuves, convaincre le management, trouver des alliés qui vous soutiendront. Le couperet de l’échec pèse sur vous. Vous devenez comme un free-lance salarié. Vous êtes mis en situation de devoir défendre en permanence votre renouvellement de contrat, alors que vous êtes déjà sous contrat. L’employé joue le jeu de cette injonction paradoxale. Il y va, tenté par « le défi » et « le sens » qu’il accorde à sa mission. Il propose de travailler sur le développement durable de l’entreprise. Le sujet est en vogue. Nous sommes à l’orée de l’année 2020. Sa hiérarchie lui dit Banco ! Il se met à la tâche sur une multitude de sujets, notamment en quête d’économies d’énergie. Il part à la chasse aux gaspillages. Il va sur le terrain. Il se penche sur le parc des frigos et des incubateurs. L’industrie pharmaceutique en est gourmande. Dans son entreprise, ce sont des milliers de frigos à très basses températures et des centaines d’incubateurs. Il constate que la moitié sont vides ou sous/mal utilisés mais restent en fonctionnement. Il suggère de les débrancher quand c’est possible, et d’en optimiser l’usage. La recommandation ne passe pas. Petit à petit, il comprend que tout va continuer comme avant, qu’il ne faut pas « embêter » les laboratoires et les laborantins qui sont « le cœur du business ». Il n’aura aucun budget pour des actions ciblées. Autrement dit, le développement durable n’entre pas, de fait, dans les priorités stratégiques, décidées par la hiérarchie, mises en tableaux Excel. Il se sent relégué dans un placard. Mais reposons la question : Où est la charge mentale ? La charge mentale qui le fait craquer, perdre ses facultés, qui le pousse au burn out, vient de ce qu’il n’est pas seulement dans un placard. Il lui est demandé, de surcroît, de faire semblant. Faire comme si le développement durable était dans les axes stratégiques de l’entreprise. La folie est là, par où le paradoxe devient tueur. Souffrance insupportable d’avoir à défendre une position de pure apparence, de mensonge, de poudre aux yeux, quand, par ailleurs, on ne dispose d’aucun soutien stratégique. Ce cadre s’en sort bien. Son équilibre et sa connaissance de soi lui permettent de « s’éjecter » avant les dommages irréversibles. « Mais pour beaucoup, ce n’est pas le cas », conclut-il, pensant à des collègues.

Acter de ne rien pouvoir changer au système

Sébastien s’éjecte lui-même et considère qu’il ne s’en tire pas mal ; ce faisant, il acte qu’il n’a rien pu changer au système. La réussite de la grande entreprise pharmaceutique poursuit sur sa lancée de bulldozer, tandis que lui, l’individu isolé, réfuté par le système, se met sur le bas-côté.

Tout le monde n’est pas Tartuffe qui prospère dans le rôle du cynique. Certains en meurent – d’un monde de folie qui fait le contraire de ce qu’il dit et dit le contraire de ce qu’il pense. La perte de sens, vertigineuse, met en danger les plus responsables, les plus sensibles, les plus investis, les plus éthiques des individus, qui pensent les problèmes et tentent de s’y attaquer en cherchant des marges d’action.

Au-delà du cas individuel, ce qui se déclenche est bien la logique de l’antimodèle de réussite que nous analysons ici : la réussite des cœurs de métier se traduit en incompétence crasse pour résoudre les problèmes transverses, qui ne sont pas dans les cœurs de métier. Le fait de soulever un problème ou d’émettre une critique est alors, soit forclos, soit digéré par le système. Et rien ne progresse : par construction, là où il n’y a pas de problème, il n’y a aucune chance de porter un diagnostic sur la situation problématique et de trouver des solutions.

La sanction contre ceux qui mettent les problèmes sur la table

Dans ce contexte, le salarié qui pose problème, c’est-à-dire qui met les problèmes sur la table, ne tient pas sur la durée. S’il lui est insupportable de présenter comme vérité le contraire de la vérité, qu’à cela ne tienne, le système est paré pour le faire partir : c’était à lui, l’individu isolé, de se montrer résilient, de résoudre ses problèmes, d’être son propre patron, d’être autonome, de se surpasser, de prendre soin de sa santé, de jouer l’équilibriste.

Tel est le discours du développement personnel appliqué au monde du travail, dont j’ai étudié la structure dans Le nouvel héroïsme, puissances des imaginaires (2022) aux Presses des Mines, et travaillé la critique dans un conte philosophique/fantastique, Germinata (2023), paru chez C&F édition.

Si l’individu est en échec, c’est à lui de changer, ou de quitter de bateau, et pas au bateau de changer de cap, ce qui constituerait une révolution systémique. Le cadre juridique pour cette situation s’appelle « rupture conventionnelle ». Le système restaure son équilibre en repoussant l’individu en burn out. Plus profondément, il repousse la vérité, sans avoir à le dire en public, grâce à la « convention » qui, formellement, évite d’entrer dans les contenus qui ont conduit à la « rupture ». La victoire est de court-terme, car le système continue à s’enferrer sur une trajectoire de craquage plus global en ne traitant toujours pas les problèmes réels qui mettent le monde en péril.

La terre-radeau

Kafka écrivait dans son journal : « Des réunions d’hommes reposent sur ceci, que l’un, par sa forte existence, semble avoir réfuté d’autres individus en soi irréfutables. Pour ces individus cela est doux et consolant, mais cela manque de vérité, et donc, toujours, de durée ».

La réussite de quelques-uns réfute la présence des autres, mais cela ne tient pas sur la durée car manque de vérité.

Il y a toujours deux histoires de la réussite : celle qui vient de ceux qui réussissent, qui cherchent, aux yeux du monde et pour l’éternité, à en montrer le côté éclatant et justifié, et celle, plus enfouie, de ceux qui n’ont pas la réussite aussi patente, qui ne la poursuivent pas forcément, qui peuvent en contester les critères, qui n’entrent pas dans le jeu. Le fameux aphorisme d’un président en exercice, livré à un parterre de startupeurs en 2017, en dresse la partition avec brutalité : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ».

Là où la situation présente est inédite, c’est que la réussite de quelques uns sabordent la terre-radeau sur laquelle toutes et tous, la population entière, sont en train de dériver : tragique définition de l’antimodèle de réussite, à l’œuvre structurellement, dont nous voyons les conséquences, à vif, dans les problématiques de l’agriculture actuelle, qui ne peut que manquer de durée selon la trajectoire en cours.

Olivier Fournout, Sociologue et sémiologue à l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation/CNRS et à l’Institut Polytechnique de Paris –
Auteur du roman de science-fiction Germinata, paru chez C&F éditions en Juin 2023

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