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Élections : la Russie en embuscade

Élections : la Russie en embuscade

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Selon une étude du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les réseaux sociaux sont visés par des campagnes de désinformation organisées par la Russie en cette période électorale en France. C’est notamment le cas de X (ex-Twitter), ciblé par Moscou dans le but de polariser la scène politique française vers les « extrêmes» et de briser le « front républicain».

Ce mercredi 3 juillet, la Russie, par la voix de son ministère des affaires étrangères, s’est officiellement mêlée des élections législatives en publiant sur X une photo de Marine Le Pen triomphante au soir du premier tour, assortie d’un message d’Andreï Nastasine, directeur adjoint du département de l’information et de la presse russe : « Le peuple français recherche une politique étrangère souveraine qui serve ses intérêts nationaux et une rupture avec le diktat de Washington et de Bruxelles », peut-on lire, comme un défi lancé au président Emmanuel Macron et aux forces pro-européennes qui ne seraient, aux yeux de Moscou, que de simples intermédiaires des volontés des Etats-Unis et de l’Union européenne.

Selon Le Monde, toutes les sources des milieux du renseignement interrogées sont en alerte : « Nous avons tous en tête le risque de collusion entre un gouvernement RN et la Russie » et le récent coup de boutoir de Marine Le Pen — « Chef des armées, pour le président, c’est un titre honorifique » — n’a pas arrangé les choses, électrisant l’appareil d’Etat français sur la question russe. Au sein de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), on s’inquiète qu’une France gouvernée par le RN soit tenue à l’écart des échanges de renseignements entre alliés sur la menace russe, de peur que l’information reparte à « l’envoyeur ».

Une crainte amplifiée par l’intense bruit de fond des réseaux sociaux activés par Moscou pendant cette période électorale. Certes, l’ingérence de la Russie dans les affaires françaises n’est pas une nouveauté. Le régime de Poutine sait parfaitement combiner des actions sur notre territoire en les amplifiant massivement sur les réseaux sociaux. À l’heure des législatives 2024, le Kremlin a rarement été aussi présent sur le territoire français. « Le problème de Poutine est simple : comment faire perdre les élections aux communautés politiques opposées à sa domination ? » La Russie s’appuierait sur le Rassemblement national (RN), dont le « tropisme pro-Kremlin » ressort du compte rendu de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères, qui a auditionné Marine Le Pen en 2023. De fait, le Rassemblement national n’a jamais eu autant de candidats à avoir entretenu des liens directs avec le Kremlin ou à avoir affiché publiquement des positions pro-Poutine.

Une étude du CNRS publiée ce 30 juin identifie certaines stratégies d’ingérence numérique du Kremlin, en particulier sur X, pendant la campagne des législatives. L’objectif de la Russie, selon le rapport, serait ainsi de « déstructurer la société française de manière systémique pour provoquer une transition vers une société fermée ou une démocratie illibérale ». « Le front républicain est le dernier obstacle avant l’arrivée au pouvoir d’un parti pro-Poutine. Il est donc devenu une cible principale de la stratégie d’ingérence menée par le Kremlin », précise David Chavalarias, auteur de l’étude, directeur de recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématiques sociales (Cams) et directeur de l’Institut des Systèmes complexes de Paris Ile-de-France.

Abattre le front républicain

Pour abattre le front républicain, deux stratégies sont possibles, explique l’étude. Le rendre sans objet en normalisant l’extrême-droite, idéalement jusqu’à ce que ses partisans puissent prétendre rejeter le préfixe “extrême”. C’est ce à quoi s’emploie le Rassemblement national depuis plusieurs années. La seconde stratégie consiste à faire en sorte que les partis de gouvernement se détestent au point de ne plus pouvoir faire front républicain. Mais le nec plus ultra de la réussite reste encore d’arriver à inverser le front républicain en faisant en sorte que les électeurs de partis de gouvernement donnent leurs voix à un parti d’extrême-droite pour faire barrage à un parti de gauche, ou s’abstiennent — amener les électeurs du camp adverse à ne pas aller voter, par exemple en leur faisant perdre le sens du vote ou en rendant le vote difficile, s’appelle la stratégie de suppression d’électeurs.

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Comment parvenir à cet objectif ? « Il y a des stratégies de long terme, comme la modulation de la perception de La France Insoumise (LFI) avec l’émergence de ‘l’islamogauchisme’ — un terme façonné par le Kremlin », selon les chercheurs qui précisent que quasiment personne entre 2016 et 2021 ne faisait référence à l’“islamogauchisme” en tant que groupe social organisé, le concept étant quasi inconnu. En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient d’introduire cet imaginaire dans l’opinion publique. « Les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin », révèle le chercheur. « Le leader est un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls ».

L’autre moyen est la délégitimation du pouvoir d’Emmanuel Macron, via des publicités ciblées, ou même la mise en avant de faux sites, détaille David Chavalarias. Des publicités politiques ciblées payées par des acteurs liés au Kremlin ont surfé « sur les faits d’actualités susceptibles de semer la discorde, voire la révolte, comme les manifestations des agriculteurs qui ont secoué l’Europe », énumère aussi le rapport qui présente plusieurs captures d’écrans de ces publicités. L’une d’entre elles, publiée par un compte au nom douteux, porte sur l’augmentation du prix du gaz importé de Russie et rejette la faute sur l’Union européenne : « Après les interdictions imposées à la Russie, l’énergie est devenue très chère, ce qui a entraîné une hausse du prix de tous les autres produits », peut-on lire. Ces actions ont touché des dizaines de millions d’utilisateurs entre août 2023 et mars 2024 et moins de 20% d’entre elles ont été modérées par Facebook, « alors que la publicité politique est interdite en période électorale », note l’étude.

Un faux site du mouvement Ensemble demande aux visiteurs de payer 100 euros pour obtenir une procuration pour les législatives. Ce dernier vise à faire croire à des achats illégaux de voix par le parti d’Emmanuel Macron. Ces campagnes sont de plus en plus intenses à l’approche des jours de vote, a constaté le chercheur. La semaine précédant le premier tour, le compte @enfrancetoday faisait par exemple la promotion, via des publicités sur X, de campagnes de désinformation et de campagnes sous faux drapeau [en prenant l’identité d’une personne ou d’un groupe afin qu’ils soient accusés ou ridiculisés]. Ainsi une fausse annonce de recrutement de l’armée française pour l’Ukraine confortait les internautes dans l’idée qu’Emmanuel Macron s’apprêtait à entrer en guerre contre la Russie.

La guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien sont « un terreau idéal » pour les opérations russes, peut-on lire dans l’étude. « Le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès des sympathisants de LFI, afin que le thème du conflit israélo-palestinien s’impose aux législatives, avec son corollaire sur la montée des attitudes hostiles envers l’islam. »

Inverser les rapports de force

Il s’agit in fine « d’inverser le front républicain », de manière à pousser les électeurs des partis de gouvernement à s’abstenir ou à voter pour l’extrême droite afin de faire barrage à « l’extrême gauche », et à compromettre toute structuration d’un front républicain.

Pour David Chavalarias, « ces exemples sont légion et ces opérations ont très fortement gagné en productivité et en efficacité ces derniers mois, avec les progrès récents des IA génératives ». L’un des faits politiques majeurs issu du scrutin des élections européennes de juin 2024 n’est pas tant le score historiquement haut du Rassemblement national que le fait que son implantation soit très homogène sur l’ensemble du territoire. En physique, ce phénomène s’appelle la percolation et marque un changement profond de dynamique. Pour les législatives 2024, cela se traduit par un nombre inédit de triangulaires et seconds tours en présence de candidats Rassemblement national et une normalisation de facto du RN en tant que parti populaire. La question d’un front républicain se posera donc des centaines de fois.

Sa solidité a été remise en question dès la dissolution de l’Assemblée nationale mais dans des termes très inhabituels. Dès les premiers jours de la campagne des législatives, les observations des chercheurs du CNRS suggéraient un processus d’inversion du front républicain. Il n’a fait que se renforcer avec le temps. L’une des illustrations les plus flagrantes de cette inversion est la déclaration de Serge Klarsfeld, défenseur de la cause des déportés juifs en France et chasseur de nazis. Il a affirmé qu’« en cas de duel, [il] votera RN « qui soutient les Juifs », face à LFI « résolument antijuif » ». Comment est-il possible qu’un chasseur de nazis puisse préférer un parti fondé par d’anciens Waffen SS et proche d’antisémites notoires à une large coalition de gauche ? Pour les chercheurs, ceci illustre indubitablement un nouveau renversement de valeur : « On peut raisonnablement penser que la pénétration du concept d’« islamogauchisme » […] a préparé le terrain pour une telle confusion ».

Mais pour inverser un fondamental de notre démocratie aussi puissant que le front républicain, rien ne vaut un couple de forces agissant en sens opposés. L’analyse des échanges politiques sur X depuis la dissolution permet aux chercheurs du CNRS de découvrir l’autre composante de ce couple.

D’un côté, le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux législatives avec son corollaire sur la monté d’attitudes hostiles envers l’islam. Cela favorise sa radicalisation et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite.

De l’autre, les communautés juives traumatisées par le 7 Octobre et la droite ont été marquées depuis des années par le narratif sur les « islamo-gauchistes » (qui ne peuvent qu’être antisémites) et l’équivalence « Nouveau front populaire = LFI ». Pour couronner le tout, la perception de la montée de l’antisémitisme et son caractère anxiogène ont été amplifiés par le Kremlin via des actions sur le territoire : « la perception de la montée de l’antisémitisme et son caractère anxiogène ont été amplifiés par le Kremlin via des actions sur le territoire français »comme des tags d’étoiles de David sur les murs de Paris (octobre 2023) ou les « mains rouges » sur le Mémorial de la Shoah » (mai 2024), commandités, selon des enquêtes en cours, par la Russie. Charge ensuite aux soldats numériques du Kremlin d’amplifier ces phénomènes « bien réels », insiste le chercheur, pour pousser chaque camp à « sur-réagir ».

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Le conflit israélo-palestinien est dans ce contexte une aubaine.

Cœur de la twittosphère politique post-dissolution. Les filaments représentent des échanges entre comptes Twitter, ils matérialisent la circulation d’information au sein du réseau via l’action de partage (retweet). Les échanges entre plusieurs de milliers de comptes Twitter sont représentés sur chaque image, les labels correspondants aux comptes des personnalités politiques les plus représentatives de leur ‘région’, ils sont positionnés à l’endroit du compte. La structure globale, calculée numériquement, reflète les proximités idéologiques des comptes analysés. Une approche mathématique permet de regrouper les comptes par courants idéologiques et de coloriser la carte en fonction. Le Nouveau front populaire, dont la communauté s’est considérablement renforcée au fil des jours, apparaît comme déconnectée du super-bloc “d’en face”, composé de Renaissance et du bloc des extrêmes-droites. Cette configuration suggère qu’un éventuel partage de l’espace en deux camps lors d’un second tour séparerait les deux partis de gouvernement plutôt que de les unir contre l’extrême-droite. Cela présage également de triangulaires compliquées. Il est à remarquer que la communauté Les Républicains, supposée se démarquer des autres, a complètement disparu en tant que communauté autonome dans ce paysage. Cartes calculées sur la période du 10 au 27 Juin 2024 ; 3.5k comptes. Seuls les liens représentant 5 retweets ou plus sont affichés. Source de données CNRS/ISC-PIF : collecte des timelines publiques des personnalités politiques ayant un compte sur X.

Le Kremlin ne se cache pas de ces ingérences. Dmitri Medvedev, l’ancien président de la Fédération de Russie, avait appelé en février dernier à « soutenir de toutes les manières possibles » les partis « antisystème » occidentaux afin qu’ils obtiennent « des résultats corrects aux élections ».

Car pour Vladimir Poutine, l’enjeu de ces législatives françaises est énorme. En favorisant la victoire du RN, il s’assure que la position de la France à son égard, aujourd’hui hostile, sera bientôt assouplie. Mais en menant ce travail de sape qui vise à déstructurer la société française, son but est encore plus ambitieux : détruire de l’intérieur, et sans que la population française en ait conscience, notre démocratie en poussant les électeurs à voter en faveur d’un régime politique plus autoritaire. N’oublions jamais que les pays comme la Chine et la Russie voient les démocraties occidentales comme un risque existentiel car susceptible de donner le goût pour la liberté à leur population. « Il est regrettable de constater que nous continuons à faire preuve d’une réelle naïveté face à ce genre d’opérations de déstabilisation » concluent les chercheurs.

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