Et si le Canada devenait le 51ᵉ État des États-Unis ? Une plaisanterie farfelue ou une hypothèse qu’il faudrait commencer à prendre au sérieux ? Depuis que Donald Trump, fidèle à son goût pour la provocation, a évoqué cette possibilité tout en annonçant une série de mesures économiques agressives à l’égard du voisin nordique, la question suscite des remous des deux côtés de la frontière. Au même moment, la démission inattendue du Premier ministre Justin Trudeau a exacerbé les inquiétudes. Une coïncidence troublante ou une opportunité que le président élu entend saisir ? Pierre-Alexandre Beylier, professeur en civilisation nord-américaine à l’université Grenoble-Alpes, analyse la teneur politique et stratégique de cette rhétorique pour France Stratégie, mais rappelle également l’histoire de cette menace expansionniste dans l’histoire des relations américano-canadiennes, où le spectre de l’annexion a souvent joué un rôle majeur.
Pierre-Alexandre Beylier introduit son analyse en nous rappelant que « En 1969, le Premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau remarquait non sans humour lors de sa première visite avec le nouveau président américain Richard Nixon qu’« être votre voisin, c’est un peu comme dormir avec un éléphant. Même si la bête est amicale et placide, […] on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements (1) ». En effet, lorsque l’on partage son unique frontière terrestre avec la première puissance au monde et que l’on est économiquement dépendant de celle-ci – en 2023, 78 % des exportations canadiennes étaient à destination de son voisin du sud –, le moindre événement qui a lieu aux États-Unis peut avoir des répercussions importantes au Canada. »
En ce début d’année, le Canada se voit donc confronté à deux crises majeures – la première, interne au pays, avec l’instabilité politique engendrée par la démission de Justin Trudeau ; la seconde, internationale, avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche –, les deux étant imbriquées et s’influençant l’une l’autre. France stratégie propose, à travers cette note, de nous concentrer sur cette dernière et sur les trois sujets de crispation qui la structurent et qui vont indéniablement façonner les relations américano-canadiennes dans les mois à venir, sur fond de crise politique à Ottawa.
Une vieille querelle économique ravivée
Derrière les propos de Trump se cache une rhétorique économique martelée depuis des années : celle de « l’Amérique d’abord ». Dès son premier mandat, Trump avait ciblé les partenaires commerciaux des États-Unis, et le Canada n’avait pas échappé à sa volonté de rééquilibrer les échanges bilatéraux. Cette fois, le président élu a promis une nouvelle salve de droits de douane, à hauteur de 25 %, sur les produits canadiens et mexicains dès son investiture.
Cette politique protectionniste s’inscrit dans la continuité des tensions économiques amorcées sous son premier mandat. L’ancien ALENA (2) que Trump avait qualifié de « plus mauvais accord commercial au monde » avait alors été remplacé par l’USMCA (United States-Mexico-Canada Agreement), un accord renégocié avec difficulté qui avait imposé au Canada des concessions importantes, notamment sur l’ouverture de son marché laitier.
En parallèle de ce premier sujet de discorde, le président américain avait également imposé, en juin 2018, des droits de douane de respectivement 25 % et 10 % sur l’acier et l’aluminium en provenance du Canada. Si les deux alliés ont finalement signé un accord en mai 2019 pour les lever, condition incontournable à ce que le Canada signe l’accord USMCA, le président étasunien les réimpose en septembre 2020, prétextant qu’il le fait au nom de la « sécurité nationale ».
Les menaces de Trump sur le commerce transfrontalier sont donc loin d’être anodines et visent à exacerber l’interdépendance économique entre les deux nations.
Des chiffres moins alarmants qu’annoncés
Pourtant, les arguments économiques de Trump ne résistent pas à l’examen des faits. Les exportations américaines vers le Canada se chiffrent à 441 milliards et leurs importations à 482 milliards, avec un déficit commercial d’un peu plus de 41 milliards, en partie dû, depuis la pandémie de Covid-19, à l’augmentation des importations étasuniennes de pétrole, dopées par l’inflation. Nous sommes loin des 100 milliards évoqués par le président élu. De 2020 à 2023, celles-ci sont en effet passées, en valeur absolue, d’environ 50 milliards à près de 100 milliards, avec un pic à 110 milliards en 2022. Toutefois, en termes de proportions, elles demeurent stables et représentent 60 % de toutes les importations américaines de pétrole.
De plus, la relation commerciale entre les deux pays est marquée par une forte intégration économique, ce que ces statistiques globales du commerce bilatéral ne disent pas. Dans l’industrie automobile, par exemple, les chaînes de production traversent la frontière plusieurs fois, illustrant un partenariat plus qu’une compétition. Nous sommes là dans un niveau d’interdépendance qui existe entre les voisins nord-américains. Accuser le Canada de profiter des États-Unis relève davantage de la rhétorique que de la réalité. De surcroît, dans ce contexte, imposer des tarifs douaniers nuirait autant à l’économie américaine qu’à celle du Canada.
Quoi qu’il en soit, Donald Trump propose une solution radicale pour rééquilibrer la relation commerciale entre les deux partenaires nord-américains, une solution qui a fait renaître des craintes qui s’étaient apaisées depuis plus d’un siècle au nord de la frontière, à savoir l’annexion du Canada par les États-Unis.
L’ombre de la « Destinée manifeste »
L’offensive de Trump ne se limite pas à des mesures économiques. En évoquant l’annexion du Canada, il ressuscite une idée enracinée dans l’histoire des relations américano-canadiennes : celle de la « Destinée manifeste » (Manifest Destiny). Cette idéologie, qui a justifié l’expansion territoriale des États-Unis au XIXᵉ siècle, comprenait la conquête du Canada comme un objectif stratégique.
Dès 1781, la possibilité d’annexer les colonies britanniques d’Amérique du Nord était inscrite dans les Articles de la Confédération (3). Plus tard, des figures politiques influentes, comme les présidents Ulysses S. Grant et Rutherford Hayes, ont ouvertement exprimé leur volonté de voir le Canada intégré aux États-Unis. Ce spectre de l’annexion, bien que repoussé par l’évolution géopolitique du XXᵉ siècle, n’a jamais totalement disparu.
Blague dénuée de finesse ou levier de négociation ? Quelle que soit la stratégie du président élu derrière ces sorties, elles ne passent pas inaperçues, dans la mesure où elles ne sont pas anodines si l’on considère le temps long des relations américano-canadiennes. Les Canadiens ressentent ces forces annexionnistes comme une menace. Le débat, voire la controverse, qui a structuré le débat autour du libre-échange illustre toute l’ambivalence de la relation américano-canadienne.
Une souveraineté canadienne sous pression
Pour le Canada, les propos de Trump ravivent des craintes historiques. Le pays s’est construit en opposition aux États-Unis, en valorisant des politiques progressistes sur des enjeux tels que les droits sociaux, la justice climatique et les libertés individuelles. Voir cette souveraineté remise en question par des menaces économiques et des provocations politiques met en lumière une stratégie d’intimidation assumée par Trump, destinée à exploiter les vulnérabilités politiques actuelles du Canada.
Les attaques répétées de Trump envers la souveraineté canadienne apparaissent donc comme le retour d’une menace qui semblait appartenir au passé. Elles se sont multipliées ces dernières semaines – le président élu a d’ailleurs renouvelé sa « proposition » d’annexion le jour où Justin Trudeau a annoncé sa démission en tant que Premier ministre du Canada, suggérant que si le Canada « fusionnait » avec les États-Unis, le pays n’aurait plus à se soucier des droits de douane, des impôts élevés et des menaces provenant de la Chine ou de la Russie. Il a également dit vouloir utiliser « la force économique » – par opposition à la force militaire – pour se débarrasser de cette « ligne artificielle » qu’incarne, selon lui, la frontière Canada/États-Unis, estimant que la « sécurité nationale » s’en trouverait ainsi renforcée.
Certains observateurs jugent cette rhétorique absurde et la classent parmi les provocations habituelles de Donald Trump. D’autres, en revanche, estiment qu’elle fait partie d’une tactique de négociation calculée, visant à instaurer un rapport de force favorable aux États-Unis. En jouant sur la sacralité de la souveraineté canadienne, Trump cherche à renforcer son emprise sur un voisin déjà fragilisé par des crises internes.
Qu’en pensent les Canadiens ?
Ces propositions ou provocations, selon l’angle d’interprétation adopté, revêtent une portée non négligeable pour le Canada, dont l’identité nationale s’est historiquement construite en opposition à celle des États-Unis. Le pays se positionne comme plus progressiste que son voisin du sud sur des questions sociétales majeures, telles que l’abolition de la peine de mort, le droit à l’avortement, la reconnaissance des droits LGBTQ+ ou encore la lutte contre le changement climatique.
Cependant, il serait réducteur de considérer le Canada comme un bloc homogène. Des disparités régionales existent, notamment entre les provinces maritimes (Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard) et la Colombie-Britannique, souvent perçues comme plus progressistes, et les provinces rurales de l’Alberta et de la Saskatchewan, davantage ancrées dans un conservatisme traditionnel. Pourtant, selon les recherches de Michael Adams en 2003, même les provinces canadiennes les plus conservatrices restent, dans l’ensemble, plus progressistes que la majorité des États américains, à l’exception de ceux de la Nouvelle-Angleterre (4). Cette observation demeure pertinente aujourd’hui, bien que des signes croissants de polarisation commencent à émerger, notamment en Alberta, connue pour son orientation conservatrice mais restant relativement modérée sur l’échiquier idéologique.
Ces différences fondamentales entre les deux pays expliquent pourquoi l’idée d’une annexion américaine suscite une forte opposition au Canada. Selon un sondage récent de l’institut Léger, une majorité écrasante de Canadiens (82 %) rejette cette perspective. Cette hostilité traverse l’ensemble des provinces, avec une opposition allant de 74 % en Alberta à 90 % dans les provinces maritimes. Ces chiffres traduisent un refus catégorique, consolidé par des valeurs et une identité nationales profondément distinctes.
Annexion : blague, intimidation ou stratégie de négociation ?
Bien qu’il soit encore prématuré de déterminer si les déclarations sur une éventuelle annexion du Canada par les États-Unis relèvent d’un projet sérieux ou d’une provocation, plusieurs éléments méritent attention. Tout d’abord, une telle annexion se heurterait à des obstacles juridiques majeurs. Le Canada, en tant que pays fédéral décentralisé, réunit dix provinces et trois territoires, chacun doté de particularités politiques, économiques, culturelles et linguistiques. Cette diversité rend hautement improbable l’intégration du Canada en tant qu’État unique au sein des États-Unis.
Au-delà des aspects juridiques, certains analystes perçoivent dans ces propos davantage qu’une simple plaisanterie. Ils y voient une tentative de Donald Trump d’affirmer sa domination sur un voisin déjà fragilisé politiquement. Roland Paris, ancien conseiller de Justin Trudeau, décrit cette posture comme une forme de harcèlement, ou « bullying », que Trump a déjà utilisée dans d’autres contextes : « Il identifie des points sensibles et s’y attaque. » La souveraineté canadienne, particulièrement symbolique et précieuse, représente un de ces points vulnérables.
Cette approche intimidante n’est cependant pas dépourvue de calcul stratégique. Steven More, ancien conseiller de Trump, a récemment affirmé que ces remarques sur l’annexion, tout comme les menaces de droits de douane, visent à instaurer un rapport de force. Elles servent notamment de levier pour négocier sur des dossiers sensibles, tels que la gestion des migrations irrégulières à la frontière canado-américaine. En imposant cette pression, Trump cherche à contraindre Ottawa – tout comme Mexico – à renforcer ses efforts pour contrôler ces flux migratoires.
Ainsi, derrière les déclarations ostensiblement provocantes se dessine une stratégie mêlant intimidation et tactique commerciale, inscrite dans une vision négociatrice propre à l’ancien magnat de l’immobilier.
Les nouveaux enjeux migratoires entre le Canada et les États-Unis
Comme le démontre Pierre-Alexandre Beylier, il faut prendre de la hauteur pour se rendre compte que ces différents points de friction ont émergé dans un contexte plus large, dont on ne peut faire abstraction si l’on veut comprendre les relations américano-canadiennes : celui de flux migratoires irréguliers qui traversent la frontière Canada/États-Unis et qui constituent une source de préoccupation pour Washington. À cet égard, la situation a grandement évolué au cours des dix dernières années.
Depuis 2015, la frontière Canada-États-Unis est devenue le théâtre de flux migratoires irréguliers, initialement marqués par des demandeurs d’asile entrant au Canada. Ce phénomène s’appuie sur une faille juridique dans l’Accord sur les pays tiers sûrs, qui permettait aux migrants de déposer une demande d’asile après une traversée irrégulière de la frontière. Des lieux emblématiques comme le chemin Roxham, entre le Québec et New York ont cristallisé ces flux, atteignant un pic avec 40 000 migrants interceptés en 2023.
En mars 2023, face à la pression politique et à une opinion publique plus défavorable à l’immigration, Justin Trudeau a renégocié cet accord avec l’administration Biden, restreignant ces traversées. Ce changement a inversé les flux : le nombre de migrants interceptés par la Border Patrol américaine a explosé, passant de 2 238 en 2022 à 23 721 en 2024.

Cette nouvelle dynamique alimente une économie clandestine lucrative : des passeurs, souvent liés au crime organisé, facturent entre 1 500 et 6 000 dollars par personne pour traverser la frontière. Parallèlement, une rhétorique accusatoire à l’encontre de la frontière nord se développe aux États-Unis. Des élus républicains la décrivent comme une « menace pour la sécurité nationale », invoquant à tort des afflux de narcotrafiquants et de terroristes.
Bien que cette diabolisation semble exagérée – les saisies de fentanyl (5) à la frontière canadienne sont dérisoires comparées à celles du Mexique – elle fournit un prétexte à Donald Trump pour capitaliser sur ces tensions. Ce retour de la frontière nord dans le débat reflète un basculement stratégique, alors que Trump s’en sert à la fois comme levier politique et outil de pression sur le Canada dans ses négociations. La rhétorique autour de la prétendue « crise » qu’il y aurait le long de cette frontière « poreuse » a donc émergé ces derniers mois en raison des « nouveaux » flux irréguliers à travers la frontière Canada/États-Unis et fournit désormais à Trump un nouveau bouc émissaire sur lequel capitaliser dans son entreprise de sécurisation du territoire national mais également dans ses négociations avec le grand voisin du nord.
Une histoire vieille de plusieurs siècles semble se rejouer sous nos yeux, à travers une combinaison de stratégie économique, de tactique politique et de rhétorique expansionniste. Si l’idée d’une annexion du Canada paraît improbable, elle illustre à quel point les relations américano-canadiennes restent marquées par des tensions historiques et des rapports de domination. Mais au-delà des menaces, c’est aussi une démonstration de la résilience d’un Canada qui a toujours su défendre son identité et son indépendance, contre vents et marées – ou, dans ce cas précis, contre les tempêtes médiatiques et politiques venues du Sud.
Lire la note d’analyse complète de Pierre-Alexandre Beylier
(1) « Living next to you is in some ways like sleeping with an elephant. No matter how friendly and even-tempered is the beast, if I can call it that, one is affected by every twitch and grunt » (cf. CBC Radio, 15 juin 2018).
(2) Signé en 1992 entre le Canada, le Mexique et les États-Unis, l’ALENA entre en vigueur en 1994 et crée ce qui est alors la plus grande zone de libre-échange au monde.
(3) Pendant la Guerre d’indépendance, les 13 colonies rebelles avaient déjà tenté des incursions vers le Québec et auraient voulu que ce dernier rejoigne la cause indépendantiste.
(4) Michael Adams montre également que, dans les années 1990, les États-Unis et le Canada ont même emprunté des chemins de plus en plus divergents en matière d’identité embrassant des valeurs d’authenticité, de responsabilité, d’exclusion et d’autorité, reflétant un certain conservatisme social alors que le Canada s’identifie davantage à des valeurs progressistes d’idéalisme et d’autonomie (cf. Michael Adams, Fire and ice: the United States, Canada and the myth of converging values, Toronto, Penguin Canada, 2003, p. 73 et p. 173-176).
(5) Selon Mike Lawler (État de New York, Parti républicain), « enough fentanyl has been seized at the northern border to kill over 270 million Americans ». Seulement 21,5 kilos ont été saisis à la frontière septentrionale en 2024, une quantité dérisoire en comparaison avec les 10 500 kilos saisis le long de la frontière mexicaine.
Article très intéressant et très bien rédigé