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Tout le monde savait. Nous pouvions anticiper la pandémie de coronavirus

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La pandémie qui oblige plus de trois milliards d’humains à rester confinés chez eux semble être arrivée par surprise, comme un fléau tombé du ciel. La plupart des dirigeants des États qui nous gouvernent jurent la main sur le cœur que cette pandémie est un événement unique, jamais vu, d’une ampleur inattendue. Dès lors, face à cet imprévu en forme de force majeure, les politiques reposent nécessairement sur des réactions, plus ou moins rationnelles, des méthodes plus ou moins validées, mais dans tous les cas, un vague sentiment d’improvisation et de tâtonnement prédomine ; alors que les décomptes macabres des morts ne cessent de se dérouler, implacablement. Pourtant, cette émergence d’un nouveau coronavirus était prévisible, et le tocsin avait été sonné à plusieurs reprises. En vain. Comme si nous étions atteints d’une étrange surdité quand une catastrophe est annoncée.  

Le spectacle du monde est très étrange : en quelques jours, trois milliards d’humains ont reçu l’ordre de rester confinés chez eux. Les économies d’à peu près tous les pays que compte la Terre mettent un genou à terre, quand elles ne sont pas atteintes d’une embolie sévère. Les oiseaux gazouillent dans les frondaisons de nos villes, les rues sont désertes de toute circulation, l’air deviendrait extraordinairement respirable si l’on pouvait se promener pour nous en délecter. Les couples confinés dans leurs appartements réapprennent à vivre ensemble, les travailleurs ont découvert en quelques instants que le télétravail n’était pas un luxe de bobo. Des milliards venus du ciel coulent à gogo pour aider des secteurs entiers de l’économie. La vie nouvelle serait presque belle s’il n’y avait en ce printemps délicieux ce parfum de mort, ces échos d’hôpitaux bondés, de cercueils entassés et de centaines de milliers de malades angoissés.

Sont-ils devenus fous ?

Dans ce paysage surréaliste, les dirigeants des États semblent avoir complètement perdu leurs repères. On distingue ici un président français martelant d’un air martial que nous sommes en guerre contre un ennemi… microscopique, une chancelière allemande claquemurée dans une quarantaine commode, un chef anglais faisant des valses hésitations pour finalement tourner en rond, un leader américain tweetomane hésitant dans le choix de son personnage : cabot outrancier devant ses électeurs ou comique troupier devant ses armées sanitaires.

Les dirigeants du monde seraient-ils devenus fous ? Incapables de faire des choix dans une situation à laquelle ils n’étaient pas préparés, ils se retranchent au jour le jour derrière les oracles des scientifiques, ils guettent d’autres courbes que celles de leur image, celles de leurs morts. Ils flattent, aiguillonnent, menacent pour que les chercheurs s’activent à trouver l’arme fatale contre le virus. Ils se jettent sur tout ce qui pourrait servir leur intérêt en détournant des cargaisons de produits d’urgence destinés à d’autres pays ou en tentant de s’approprier, à la hussarde, brevets et compétences. Les uns cherchent des masques, les autres des respirateurs ou des lits de réanimation. C’est panique à bord. On ferme boutique. On ferme les frontières. On se claquemure. La solidarité entre États n’est devenue qu’un vieux souvenir, quant à l’Europe, elle brille par son absence. Dans ce charivari du monde, on distingue des bataillons de nouveaux héros en blouse blanche qui font ce qu’ils peuvent avec ce qu’on leur donne. Ils sont en première ligne pour sauver des vies et la population le sait et les applaudit.

Une petite bestiole dont on ne connaissait pas le nom il y a encore trois mois. Une petite chose qui nous met échec et mat et révèle toute l’étendue de nos fragilités.Le spectacle se déroule sous nos yeux dans un monde de haute intelligence, dans un monde qui veut aller sur Mars et sait manipuler les secrets de la matière ; dans un monde de grande technologie où l’on veut reculer les limites de l’âge et enfoncer celles de la nature. Ce monde si sûr de lui, conquérant et dominateur est fracassé par un virus. Une petite bestiole dont on ne connaissait pas le nom il y a encore trois mois. Une petite chose qui nous met échec et mat et révèle toute l’étendue de nos fragilités.

La première d’entre elles est notre incapacité atavique à envisager la catastrophe. Le philosophe Jean-Pierre Dupuy est un des grands penseurs de la catastrophe. « La catastrophe a ceci de terrible écrit-il que non seulement on ne croit pas qu’elle va se produire alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire, mais qu’une fois qu’elle s’est produite elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. Sa réalité même la rend banale. »

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Avant que la catastrophe ne se produise, personne n’y croit ; quand elle advient, elle entre sans embarras dans le registre du réel. C’est exactement ce qui se passe avec cette pandémie du coronavirus. Elle était annoncée. De nombreuses voix ont alerté le monde sur l’imminence d’une pandémie. Tous les détails y étaient. Ils sont restés « inouïs » au sens étymologique du terme : non-entendus.

Chronique d’une catastrophe annoncée

UP’ Magazine s’est plusieurs fois fait l’écho de ces prévisions et de cette catastrophe pandémique annoncée. À force même de nous répéter, comme d’autres médias, le procès en diffuseur de mauvaises nouvelles à des fins de sensationnalisme a parfois été fait. Pourtant les écrits restent et ces messages méritent d’être revus à la lumière du jour.

Le 12 février 2018, le directeur général de l’OMS prend la parole devant un parterre de choix : celui du sommet des gouvernements qui se tient à Dubaï. Dans un silence glacial, il annonce que l’apocalypse n’a jamais été aussi proche. « Il ne s’agit pas d’un scénario cauchemardesque du futur » dit-il. « C’est ce qui s’est passé il y a exactement cent ans pendant l’épidémie de grippe espagnole ».

Sur un ton terriblement grave il poursuit : « Une épidémie dévastatrice pourrait commencer dans n’importe quel pays à tout moment et tuer des millions de personnes parce que nous ne sommes pas encore prêts. Le monde reste vulnérable. »

Une épidémie aux conséquences désastreuses tant sur la vie humaine que sur l’économie.Il ajoute : « Ce que nous savons, c’est qu’elle aura des conséquences désastreuses tant sur la vie humaine que sur l’économie. » Il termine en appelant les chefs d’États et de gouvernements assis devant lui à mettre les moyens pour éviter que ce soit un agent pathogène qui prenne le contrôle.

Résultat : rien.

 

Autre message, début mai 2018, cette fois-ci d’un nom très connu du grand public : Bill Gates, le fondateur de Microsoft. Informé par les dernières données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il est persuadé que la probabilité de l’émergence d’une pandémie ne cesse d’augmenter. Ce personnage n’est pas du genre à se délecter de mauvaises nouvelles ; c’est un optimiste qui croit en l’intelligence de l’homme. Pourtant, le discours qu’il tient dans la prestigieuse enceinte du MIT devant un aréopage de médecins donne des frissons. Il assène : « Si vous disiez aux gouvernements du monde entier que des armes qui pourraient tuer 30 millions de personnes sont actuellement en construction, il y aurait un sentiment d’urgence à se préparer à la menace. »

Trouver des moyens pour lutter contre une maladie mortelle émergente.Nous sommes en apparence mieux préparés que nous ne l’étions pour les pandémies précédentes, explique-t-il. Nous avons des médicaments antiviraux qui peuvent, dans de nombreux cas, améliorer les taux de survie. Nous avons des antibiotiques qui peuvent traiter les infections secondaires comme la pneumonie associée à la grippe. Mais, dit-il en substance, nous ne sommes pas encore assez efficaces pour identifier rapidement la menace d’une maladie et coordonner une réponse. Il termine en un appel aux gouvernements à trouver des moyens avec l’aide du secteur privé pour mettre au point des technologies et des outils en mesure de lutter contre une maladie mortelle émergente.

Résultat : rien.

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Troisième exemple, début juin 2018. Une équipe de scientifiques du Johns Hopkins Center for Health Security publie un rapport intitulé « The Characteristics of Pandemic Pathogens », qui établit un cadre pour l’identification des micro-organismes naturels posant « un risque biologique catastrophique global » (GCBR dans la terminologie des experts de santé publique). Ces « GCBR » sont des événements dans lesquels des agents biologiques pourraient conduire à une catastrophe soudaine, extraordinaire et généralisée, au-delà de la capacité collective des gouvernements nationaux et internationaux et du secteur privé à la contrôler.

Pour les chercheurs, la prochaine pandémie ne viendra pas d’un virus à haut taux de mortalité, mais d’un virus banal, de la famille de ceux qui nous assaillent en hiver comme les rhinovirus ou coronavirus, par exemple. Ils ne sont que peu mortels mais leur potentiel pandémique est énorme. Les auteurs soulignent en effet que pour déstabiliser les gouvernements, l’économie, les sociétés, et toutes les organisations sanitaires, la mortalité importe moins qu’un taux très élevé de personnes malades en même temps. Il est avéré qu’un virus peu mortel mais extrêmement contagieux, notamment par les voies aériennes, peut finalement provoquer une hécatombe.

Portrait-robot du futur agent pandémique : un coronavirus à ARN d’origine respiratoireLes travaux de l’équipe de recherche aboutissent à un portrait-robot du futur agent pandémique. Son mode de transmission, conclut l’équipe, sera très probablement respiratoire. Il sera contagieux pendant la période d’incubation, avant l’apparition des symptômes ou lorsque les personnes infectées ne présentent que des symptômes bénins. Enfin, il aura besoin de facteurs spécifiques à la population hôte (par exemple, des personnes non immunisées contre lui) et d’autres caractéristiques de pathogénicité microbienne intrinsèque (par exemple un taux de létalité faible mais significatif), autant de traits qui, ensemble, augmentent considérablement la propagation de la maladie et l’infection. D’autant que, parmi les critères, les chercheurs ajoutent que cet agent pathogène se distingue par le fait qu’aucun traitement direct ou méthode de prévention n’existe à ce jour contre lui.

Parmi tout le bestiaire de microbes que les chercheurs ont analysé, ils en distinguent une famille particulière : celle des virus à ARN comme le coronavirus du SRAS par exemple. Les chercheurs recommandent donc de fixer comme une grande priorité la surveillance des infections humaines causées par des virus à ARN d’origine respiratoire. Des programmes de recherche clinique visant à optimiser le traitement des virus à ARN à diffusion respiratoire devraient être mieux financés. Enfin, les auteurs du rapport appellent à un renforcement de la priorité de la recherche sur les vaccins contre les virus respiratoires à ARN, y compris un vaccin antigrippal universel.

Résultat : rien.

Ils savaient

Ces messages datent de 2018. Ils ont sans doute été lus et vus par des cohortes de responsables dans le monde. Les politiques, les gouvernants, les autorités sanitaires des États en avaient connaissance. C’est incontestable.

Ont-ils pour autant pris les mesures qu’il fallait ? La même année 2018, en France, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a-t-elle vérifié les stocks de masques dont le pays a besoin ? S’est-elle demandé si nous disposions de suffisamment de lits de réanimation ou de respirateurs, ou de matériels de test ? Qu’ont fait ses collègues dans les autres pays ? Le président Trump a-t-il pris les mesures pour protéger les citoyens américains de la vague épidémique qui va déferler sur son pays ? Certes il a un mot d’excuse :  il était très occupé à twitter des âneries. Quelles mesures a pris le monde face à la bombe à retardement épidémique qui menace d’exploser en Afrique ?  

Alors que les annonces de la catastrophe se faisaient plus pressantes…Alors que les annonces de la catastrophe se faisaient plus pressantes écrit le biologiste Eric Muraille, le sous-financement et la gestion managériale de la recherche fondamentale ainsi que des services de santé réduisaient, en France notamment, notre capacité d’anticiper et de répondre aux épidémies. Chercheurs précarisés, réseaux coopératifs entre équipes de recherche fragilisés, cette situation ne favorise pas le maintien des compétences et l’exploration de nouveaux domaines de recherche pouvant contribuer à mieux connaître les agents infectieux émergents et à identifier les nouvelles menaces. La pratique du flux tendu dans les hôpitaux, devenue la norme, qui réduit leur capacité à faire face à des crises sanitaires majeures. Les baisses de financement de ces services publics depuis des années comme la gestion court-termiste du système de santé publique a, de facto, éteint toute capacité d’anticipation. Le président Macron a bien juré dans son allocution du 20 mars : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». N’est-ce pas déjà trop tard ?

Il faudra bien un jour ou l’autre tirer les leçons de cette crise sanitaire qui secoue le monde. D’autant que les catastrophes ne manqueront pas de se reproduire. Climatiques cette fois-ci. Elles aussi sont annoncées à cor et à cris. Nous savons que nous aurons dès l’été prochain des épisodes caniculaires meurtriers, peut-être même avant que nous ne soyons remis de l’épisode coronavirus. Nous savons que la mer grignote les côtes partout sur la planète. Nous savons que des millions de réfugiés climatiques vont s’agglutiner aux frontières. Nous savons que le monde va devenir irrespirable, nous savons que notre alimentation, notre eau, nos enfants sont en danger. Nous savons.

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