Vivons-nous réellement, dans ce confinement imposé par la prophylaxie antivirale, une époque si inédite ? La gestion de la crise se fait naturellement selon les lignes de force du monde d’avant la crise, elle en amplifie même certaines directions et imposera, si l’on veut vraiment du différent, d’en analyser les pratiques en soupesant sans naïveté ce qui y aura été poursuivi « viralement », bêtement, voire monstrueusement.
TRIBUNE LIBRE
« L’écho du vide » est une peinture de Salvador Dali, visible dans l’exubérant musée de Figueras.
Une bande sableuse s’y confond à un ciel lourd ; à droite se tient un arbre en voie de fossilisation, prenant l’apparence d’un silex usé, percé ; du coin gauche, une masse informe se profile, marron et pleine, sa limite est inconnue ; elle surplombe un personnage frêle qui avance, vêtu d’une sorte de blouse blanche. Puisqu’il n’y pas d’autre personnage, celui-ci en apparaît entouré d’une « distanciation sociale » parfaite. Enfin… on imaginera ici beaucoup : par exemple, la mère occupée de son chagrin (l’histoire est connue : celle de Dali venait de perdre un fils lorsque le « nouveau » Salvador vint au monde), son sein sec pour l’enfant qui s’identifie à elle de désirer la comprendre, sa tâche à lui de traverser la déprime et de trouver des formes sur l’informe.
Là est bien l’œuvre de l’artiste, de nous donner en provoquant notre imagination. Ainsi on pourra voir dans cette scène désolée la solitude du contemporain, également – pourquoi pas ? – la ruine de ce qui fut imaginé fertile et qui, parce que le constat fut fait que les arbres jamais ne montent au ciel, aura été crevassé au profit d’énigmatiques conglomérats. Bref, la mutualisation d’un côté, la marchandisation de l’autre, le service public et les fonds de pension ou gestionnaires d’actifs (type BlackRock, multinationale géante dont le président-France siège au « Comité action publique 2022 » qui vise à… réduire la dépense publique et vient d’être choisie par l’UE comme conseiller sur l’environnement).
L’écho du vide de Salvador Dali
Il est inutile de rappeler l’écho accordé ces derniers temps aux revendications et inquiétudes des services publics. Sur le dénuement existentiel mis en scène par Dali, on évoquera le sentiment d’être tout petit, également comment les mesures de protection contre Covid-19 attaquent notre capacité à être en lien, notre élémentaire humanité en rendant caduques, par exemple, certaines manières de dire « bonjour », également certaines manières de dire « au-revoir » (l’impact est grand sur les rituels funéraires).
Mais dans cette « déshumanisation » apparaît moins l’expression d’une rupture brutale que celle grossie, monstrueuse sans aucun doute, d’une tendance à la dématérialisation, à la non-personnalisation des relations. L’hôpital est, hélas, un site d’observation privilégiée pour cette pente qui évolue à marche forcée ; incontestablement la façon dont on s’occupe des vieux aussi, peut-être même celle dont on s’occupe des plus jeunes (on est en droit de se demander si la dévitalisation du lien à l’autre n’évolue pas d’une même manière pour l’école où « l’e-learning », avec toutes les inégalités d’accès qu’on imagine, remplacerait un savoir autrement apporté dans la collectivité).
Avons-nous atteint une paradoxalité inédite avec cette « distanciation sociale » signifiant que veiller à l’autre oblige à s’en séparer physiquement ? Là aussi la paradoxalité des échanges n’est qu’une affaire croissante, remarquable dans la relation entre l’attente du citoyen et le discours politique. Par exemple, il est facile de noter combien une certaine psychologisation à outrance dans la société contourne les profonds besoins individuels. Tout est à l’image de ces cellules psychologiques où l’on cernera un trouble aigu sans qu’il soit licite d’interroger la structuration plus « historique » des difficultés qui auront pu, par force et à force, éclore là ou là (légitimement : c’est pas le moment).
« Action publique », « Cellule qualité » … c’est l’irrésistible progression d’un langage dont, à l’hôpital, les soignants ne cessent de déplorer l’incidence sur la qualité de leur travail tant la tâche est d’encadrer le soin par une succession de protocoles évacuant l’aléa humain en évacuant l’humain. La crise Covid survenant sur cette lancée, elle démontre non pas tant l’errement au jour le jour de la parole politique, mais l’amplification de sa paradoxalité devenue naturelle.
Si l’on veut des mots plus qu’une image (on a tous vu un politique prôner le confinement en faisant une sortie devant un public à touche-touche), on lira le document généreusement envoyé par le secrétariat chargé de l’égalité, aux pédopsychiatres par exemple qui n’ont pas été consultés : « Guide des parents confinés – 50 astuces de Pro ».
Le conseil de regarder la télévision (C. Hanouna, conseil 34) voisine directement avec celui de faire attention aux écrans (35). Parmi beaucoup, un motif de surprise réside dans la recommandation même de la ministre signataire (18 : « comment lire quand on est confiné ? »). Celle-ci use d’une citation de Flaubert – « s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle » – alors que le contexte rend cette allusion orgiaque bizarre et que, surtout, on imaginera raisonnablement Flaubert abhorrant cette prose (indiquant comme premier choix de « faire appel aux géants d’internet »), et ce ministère pouvant redire sur la misogynie de l’écrivain.
On reconnait donc la tendance moderne du politique à faire feu de toutes citations, détachées de leur contexte et de leur propre auteur, constituant par là une mosaïque d’idées comme s’il fallait convaincre par la profusion, la lecture d’un dictionnaire et non par l’énoncé d’un bon sens qui devient, en cette rhétorique, digne de l’hypnotiseur, inaccessible.
Pour faire passer quoi ? convoquant « baby planner », coach en « slow parentalité » … bien vite une « experte Inclusion et Innovation » révélant, grâce au télétravail, « la satisfaction d’être redoutablement productif/productive en étant moins dérangé » (conseil 6 !), ce document semble constituer une réclame pour la transition numérique généralisée.
Là est bien l’œuvre d’une certaine politique, de nous donner en asséchant notre imagination à coups de contradictions dont on ne peut savoir quoi penser, sinon à coups d’un moralisme tout aussi indiscutable mais derrière lequel se poursuit l’attaque de liens humains suffisamment animés (au risque du conflictuel, parfois : c’est la vie).
Le climat actuel, tout le monde l’éprouve, est fatigant. Cette fatigue tient du basculement manifeste de nos repères, de la peur de la contamination et de l’anxiété liée au confinement, mais une source puissante en réside dans cette paradoxalité qui ne rend nullement service à la pensée, qui la subvertit ou l’épuise, la vide là où elle devrait la stimuler. Sur cette ligne de front problématique, parler de « guerre » est une condensation : ça hystérise le moment qui n’est, en vrai, pas celui d’une guerre, ça épuise d’avance, ça segmente la population, ça renforce le doute envers l’élu puisque chacun sait qu’on récompense les héros de guerre en faisant des commémorations, pas des réformes structurelles.
Comme dans les tableaux de Dali, le vide ne tarde pas à susciter l’apparition de formes monstrueuses. Peut-être la politique du « en même temps » en est-elle déjà une, avec ses hybridations contre-natures du type Flaubert-télétravail, ce qu’elle demande aussi aux forces de l’ordre avec ces drôles d’insectes, drones et hélicoptères, qui survolent les forêts et les littoraux. Mais nous devons craindre qu’elles puissent prendre bientôt, ces formes monstrueuses, des incarnations redoutablement inédites et, pour les contrer, il va falloir réfléchir résolument autrement au bien commun et aux besoins de toute la population, parmi ceux-ci le besoin d’Histoire dont la réponse ne devrait plus être confondue avec l’hypnose ni avec la consolation courte-vue d’un anticipé post-traumatisme, encore moins avec le mépris.
Yoann Loisel, Pédopsychiatre-Psychanalyste – Responsable d’une unité de soins pour adolescents
Yoann Loisel est l’auteur de : « Le complexe traumatique – Fonctionnement limite et trauma : la réalité rejoint l’affliction » MJWFédition, 2018 / « La bobine de Louis Ferdinand – Louis-Ferdinand Céline, le négatif et le trait d’union », MJWFédition, 2018 / « Samuel Beckett – D’une langue à l’autre : l’outre-verbe », MJWFédition, 2020