L’alerte éthique et la dénonciation légitime d’un acte touchant l’intérêt général. Il est plus que jamais nécessaire, au nom de l’intérêt général qu’ils défendent, de protéger mieux les lanceurs d’alerte : par la loi et dans les entreprises. Étude de quelques pistes d’amélioration.
Différentes lois sectorielles adoptées depuis 2007 sur les dispositifs d’alerte éthique visent à mettre un terme à des activités constituant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général. Elles concernent les crimes et les délits, la corruption, la sécurité sanitaire et environnementale et les conflits d’intérêts touchant des responsables publics1 et placent un puissant levier de renforcement de la gouvernance des entreprises entre les mains des salariés. Mais à quel prix ?
Protection de l’intérêt général et protection du lanceur d’alerte.
Issu des pays de Common Law, l’alerte éthique y est encadrée depuis le XIXe siècle.2 La dénonciation par les salariés, consommateurs et citoyens devient légitime, elle protège des valeurs essentielles menacées par les activités de certains individus et rejoint le whistleblowing tel qu’il existe aux Etats-Unis : la dénonciation de comportements contraires à la réglementation ou aux valeurs sociales partagées au sein de l’entreprise. Les bénéfices attendus sont la détection de fraudes, la protection de l’intérêt de la société et de ses actionnaires et l’engagement de la responsabilité des dirigeants. La motivation du lanceur d’alerte réside dans son sentiment de loyauté et de fidélité envers son employeur, les autres parties prenantes et la société au sens large.
Or, une récente étude de l’Université de Greenwich indique que 83 % des salariés ont déjà lancé l’alerte au sein de leur entreprise et que 60 % d’entre eux n’ont jamais reçu de réponse de la part de leurs managers, qu’elle soit positive ou négative, comment briser la loi du silence institutionnel ? Un élément clé est certainement la protection offerte au salarié auteur de l’alerte qui risque des représailles telles que le harcèlement, voire le licenciement. En Grande-Bretagne, le Public Interest Disclosure Act offre un statut protecteur au lanceur d’alerte en raison du caractère d’intérêt général de la dénonciation.
La Sénatrice Nathalie Goulet vient de déposer une proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur la protection accordée aux lanceurs d’alerte, dans le droit fil de la recommandation du Conseil de l’Europe d’avril 2014. Aujourd’hui, la nécessité d’actualiser le droit français s’impose au nom de l’intérêt général ainsi protégé par le lanceur d’alerte. Or, la notion même d’intérêt général manque de clarté : peut-on comme en Grande-Bretagne, considérer que la plainte conjointe de 4 salariés reflète l’intérêt général ? Ou requérir qu’elle en concerne une centaine ?
Renforcer la protection du lanceur d’alerte.
Les dispositifs de divulgation voient leur portée limitée par l’autocensure du salarié ou sa crainte de mise en responsabilité personnelle à l’issue de l’enquête. Le transfert de la gestion du risque vers les lanceurs d’alerte nécessite donc la mise en place de solides protections. D’après la Convention civile contre la corruption du Conseil de l’Europe, « Chaque Partie prévoit dans son droit interne une protection adéquate contre toute sanction injustifiée » contre les lanceurs d’alerte (art.9). Elle repose sur la confidentialité, la nullité des mesures individuelles de représailles.
Pour éviter tout risque de stigmatisation du salarié, la confidentialité est garantie par l’organisation, sauf exception pour des faits extrêmement graves. En ce qui concerne la protection du lanceur d’alerte contre toute mesure individuelle prise en rétorsion ou représailles, elle couvre les périodes de recrutement, stage et formation, et prend la forme d’une interdiction de toute discrimination ; elle s’accompagne de sanctions (nullité de la décision individuelle) mais la protection contre le licenciement n’est pas systématique (voir les art. L 1132-3-3 et art. L 4133-5 C. Tr., art. L1351-1 C. Santé Publ.). La récente recommandation du Conseil de l’Europe préconise une protection contre les représailles au sens large : licenciement, suspension, rétrogradation, perte de possibilité de promotion, mutation à titre de sanction, diminution de salaire ou retenues sur salaire, harcèlement ou toute autre forme de sanction ou de traitement discriminatoire.
L’alerte éthique et gouvernance « omnicanal ».
L’alerte éthique renforce la confiance dans l’organisation au même titre que le comité d’audit, le Compliance Officer, le Fraud Officer (en plus de la voie hiérarchique, du commissaire aux comptes, de l’audit et des représentants du personnel, de l’inspection du travail). Elle illustre les logiques de transparence et d’accountability. Ces lanceurs d’alerte deviennent des composantes du gouvernement d’entreprise grâce à leur action de détection d’abus commis par les dirigeants. Dès lors que la dénonciation a pour objet un fait illicite, elle joue un rôle important pour les actionnaires, les dirigeants, les salariés et la société en général. Les tiers en contact avec l’entreprise peuvent être concernés par le dispositif d’alerte éthique.
Toutes les parties prenantes peuvent être impliquées : cela offre un dépassement de l’approche financière du dispositif vers une gouvernance omnicanal. L’alerte éthique organise la conformité de la société à son environnement normatif ce qui évite la destruction de valeur, elle est un moyen pour les actionnaires et les parties prenantes de créer de la valeur et peut même se révéler un véritable avantage concurrentiel en comparaison des entreprises qui en sont dépourvues.
Les axes d’amélioration des dispositifs actuels
L’efficacité d’un dispositif d’alerte éthique en termes de gouvernance d’entreprise repose sur trois piliers : cadre légal, responsabilité individuelle et culture d’entreprise. L’absence d’un cadre légal clair et protecteur du lanceur d’alerte fait pour le moment obstacle à son utilisation en tant qu’outil de gouvernance d’entreprise. Le passage à l’acte de signalement pourrait être favorisé à travers ce que j’appellerai le triangle de l’alerte éthique : motivation, opportunité et moyen.
La motivation individuelle ne peut reposer seule sur la loyauté, la fidélité ou une obligation juridique de dévoiler l’acte illicite, elle se trouverait accrue par l’existence d’une incitation financière et des facteurs iso-morphiques, c’est-à-dire liés à la capacité de l’organisation à accueillir l’alerte (opportunité et moyens).
L’opportunité doit aussi être donnée au lanceur d’alerte de choisir la modalité de lancement de l’alerte interne ou externe. Au lieu de placer l’alerte sous l’autorité d’un comité spécialisé du conseil d’administration (Comité de la conformité, Comité d’éthique) dont l’indépendance repose sur un examen de sa composition (administrateur indépendant, représentants syndicaux, représentants de la direction et une personne extérieure), les entreprises françaises gagneraient à l’externaliser et recourir à des sociétés spécialisées dans le traitement d’alerte (c’est le cas de Global Compliance, Navex, KPMG, Lighthouse Services en Grande-Bretagne). Il serait aussi possible de laisser au lanceur d’alerte le choix de passer à l’échelon supérieur au sein de l’entreprise, tel est le cas avec le Public Interest Disclosure Act (UK).
Enfin, les moyens doivent dépasser la procédure interne à l’entreprise et s’ouvrir sur des autorités externes. L’alerte éthique pourrait devenir un instrument universel, un véritable « signalement dans l’intérêt général ». Cela passera par la création d’un statut du lanceur d’alerte, d’une Agence nationale indépendante, réceptacle de l’alerte et qui procédera aux vérifications de l’information divulguée (comme le Service Central de Prévention de la Corruption, art. 40-6 CPP, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, ou la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement, loi de 2013). A défaut, il y a un risque d’opacifier l’alerte. Le cadre national devrait aussi faire la promotion de l’alerte éthique afin de développer une attitude positive au sein de l’opinion publique et des milieux professionnels.
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Obligation pour les fonctionnaires et les élus de dénoncer au procureur de la République les infractions pénales dont ils ont connaissance dans l’exercice de leurs fonctions (on parle de lanceur d’alerte de droit) (Loi n° 57-1426 du 31 décembre 1957 portant institution d’un code de procédure pénale, Art. 40 du code de procédure pénale) et art.25 de la loi n°2013-907 du 11/10/2013 relative à la transparence de la vie publique. Alertes dans le secteur des établissements de crédit (Comité de la réglementation bancaire et financière, Règlement n°97-02 du 21 février 1997 relatif au contrôle interne des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, Art.11-2 et Arrêté du 19 janvier 2010 modifiant le règlement n° 97-02 du 21 février 1997 relatif au contrôle interne des établissements de crédit et des entreprises d’investissement sur le contrôle de conformité). Dénonciation d’un cartel à l’autorité de la concurrence (Art.L464-2, IV C.Com.) ; harcèlement au travail (Ordonnance n° 2007-329 du 12 mars 2007) ; dans le domaine de la lutte contre la corruption : déclaration de soupçons de maniement de fonds, lutte contre le blanchiment d’argent (Art.L561-1, L562-1 à L562-10 C. Mon. Fin. et Art.L1161-1 C. Trav.) ; lutte contre le blanchiment d’argent (Art.L823-12 al.2 C.Com.) ; le dispositif spécifique aux sociétés de gestion de portefeuille (Art.313-71 C.Mon.Fi.) ; lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (Art.L1132-3-3 C.Trav.) ; dans le domaine de la santé publique (loi Bertrand du 29/12/2011 n°2011-2012 relative au renforcement de la sécurité du médicament et des produits de santé, Art. L.5312-4-2 du Code de la santé publique) et la Loi n°2013-316 du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte (dite loi Blandin, Art.L4133-1 à art.L4133-5 du Code du travail et art.L1351-1 C. S. P.).
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Les origines de l’alerte éthique se trouvent notamment dans le False Claim Act (US, 1863), le Whistleblower Protection Act (US, 1989), le Public Interest Disclosure Act (UK, 1998), la loi Sarbanes-Oxley (SOX, 2002) et le Dodd Franck Act (US, 2010).
Nathalie Devillier, Professeur de droit, Grenoble Ecole de Management
Photo : Snowden, symbole des lanceurs d’alerte. AK Rockefeller / Flickr, CC BY-SA
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.