Alors que tous les regards sont tournés vers la COP 21, à l’issue de laquelle le sort de notre vie sur cette planète sera mis en jeu, les tractations vont bon train, dans l’ombre et la plus grande opacité pour mener à son terme l’élaboration d’un traité. Celui-ci prend plusieurs noms, comme pour brouiller les pistes : TAFTA, TTIP, Traité Transatlantique… Mais c’est toujours du même dont il s’agit : celui qui prétend vouloir sceller notre existence de citoyen libre et responsable.
Car le TAFTA se trame secrètement, et son allure semble étrangement nous mener vers un monde dont nous ne voulons plus.
Pour ceux qui auraient raté un épisode, rappelons ce qu’est le TAFTA.
Son nom officiel est le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Ce sont plutôt ses détracteurs qui l’appellent TAFTA pour Transatlantic Free Trade Agreement. Il s’agit d’un projet de zone de libre-échange lancé début 2013 par Barack Obama et les dirigeants de l’Union européenne, José Manuel Barroso et Herman Von Rompuy, avec le soutien des 27 Etats-membres européens (qui sont maintenant 28).
L’objectif est de libéraliser au maximum le commerce entre les deux rives de l’Atlantique, en réduisant les droits de douane et en réduisant les « barrières réglementaires », c’est-à-dire les différences de réglementations qui empêchent l’Europe et les Etats-Unis de s’échanger tous leurs produits et services. Il s’agit concrètement de mettre en place une gigantesque zone de libre-échange correspondant à un marché de plus de 800 millions de consommateurs. Comment ? En réduisant les obstacles au minimum. Tout cela semble pavé de bonnes intentions mais dans les détails, comme souvent, l’enfer est sournoisement niché.
Les négociations sur le Traité se font hors de la vue du public, dans un manque de transparence total, conduisant même certains élus à parler de « privatisation du débat public ». Les critiques ne manquent pas, quand il ne s’agit pas de violentes levées de boucliers.
Les craintes portent sur plusieurs aspects de ce que l’on sait plus ou moins précisément du Traité.
Les premières salves de critiques portent sur l’invasion de produits américains aujourd’hui proscrits en Europe en raison de normes plus protectrices : poulets lavés au chlore, bœuf aux hormones, OGM, etc. Les européens, comprenant que ce sujet est particulièrement sensible, déclarent vouloir instaurer une sorte de ligne rouge protégeant les réglementations sanitaires européennes. Vœu pieux pour l’instant car les négociations n’ont encore rien acté sur ce sujet sensible.
L’autre critique porte sur le règlement des différends. A priori très technique, ce sujet est pourtant fondamental. Le principe est d’instaurer une justice parallèle pour appliquer le contenu du Traité. Les juges publics seraient remplacés par des arbitres privés à qui l’on conférerait une très large marge de manœuvre. Nul doute que ces arbitres seront soumis à la pression du lobbying des grandes sociétés transnationales, sans compter les potentiels conflits d’intérêts que ce modèle va engendrer. Il est à craindre que ces arbitres ne deviennent une véritable armée levée contre les Etats pour attaquer tout ce qui entraverait le libre-échange contractualisé dans le traité. On peut craindre que, s’agissant d’une justice à consonance anglo-saxonne, le coût des procédures menées par des géants de la santé, de l’alimentaire ou du numérique ne mettent les Etats à genoux.
Un autre sujet, moins visible car très technique, concerne la question de la convergence règlementaire. Les « décodeurs » du journal Le Monde ont bien circonscrit la menace ; il s’agit ni plus ni moins d’un Cheval de Troie permettant à quelques technocrates « de détruire les réglementations européennes et américaines derrière des portes closes, une fois que le traité sera signé et que l’opinion publique regardera ailleurs. Tous les sujets sensibles, comme le poulet au chlore et les OGM, pourraient ainsi être évacués du corps du traité transatlantique pour revenir quelques années plus tard par cette porte dérobée ».
D’une façon générale, le TAFTA se situe parfaitement dans la ligne de la politique ultra-libérale menée par la Commission européenne depuis des décennies. Une politique hostile aux monopoles ou services publics et favorable à la libre concurrence dans le maximum de secteurs. La Commission européenne assure que les « services publics » seront exclus du champ de la libéralisation, sans jamais définir ce qu’elle entend par « service public ». Le flou, ici encore, produit la suspicion. On peut ainsi imaginer l’accord sur une « liste » de services exclus du Traité. Attention alors aux oublis ! Si l’on omet par exemple le service public de la petite enfance, il sera de facto considéré comme faisant partie de la libre-concurrence, et ce secteur sera immédiatement remis aux mains du privé. On peut compter sur la sagacité des avocats anglo-saxons des grandes firmes pour dénicher des perles de ce genre.
Le durcissement de l’ultralibéralisme que ce Traité laisse entrevoir, avec la généralisation absolue du libre-échange, participe de la soumission des Etats et des peuples aux intérêts des grandes entreprises transnationales. Ces dernières pourront assigner devant des tribunaux les Etats quand leurs législations correspondant à la volonté populaire et répondant à des enjeux d’intérêt général, voire à des enjeux globaux, les gêneront. L’effet dissuasif de ces procédures présente le grand risque de bloquer toute décision courageuse en matière d’environnement, d’agriculture, de santé, etc. On se demandera alors si le mot souveraineté populaire a encore un sens. On pleurera sur l’absence de prise en compte des initiatives locales ou individuelles qui font le fruit de l’intelligence collective pour apporter des solutions originales et pertinentes aux problèmes auxquels les humains seront de plus en plus confrontés.
Les négociations entre les Etats-Unis et l’Europe ont officiellement démarré à l’été 2013. Elles ont fait l’objet de plusieurs rencontres, onze rounds au total, dont le dernier s’est tenu à Miami la semaine dernière. Le prochain round aura lieu probablement début 2016. Que sait-on de ces différentes rencontres ? Pas grand-chose. Nous sommes ici dans le règne du grand secret. Il a fallu une fuite dans la presse pour connaître exactement le mandat donné par les Etats européens à la Commission européenne pour négocier.
Les discussions se tiennent à huis-clos et rien ne filtre. Les négociateurs sont interdits de téléphone portable pendant les réunions, les photos et photocopies sont interdites. Rien ne doit sortir, aucun document de travail ne doit fuiter. Les personnes ayant accès aux « textes consolidés » sont triées sur le volet et la consultation des documents ne peut se faire que dans une salle sécurisée, à Bruxelles ou dans les ambassades américaines, avec interdiction de les photocopier.
Pour justifier ce mystère, les négociateurs invoquent le caractère stratégique de leurs discussions. Washington refusant catégoriquement de rendre publiques ses positions, Bruxelles ne souhaite pas mettre ses cartes sur la table, pour ne pas être mis en position de faiblesse dans la négociation. « Un certain niveau de confidentialité est nécessaire pour protéger les intérêts européens et conserver des chances d’obtenir un résultat satisfaisant », fait ainsi valoir la Commission européenne citée par Le Monde.
Les Etats communiquent-ils un minimum vers leurs citoyens ? Là encore, pas vraiment. Le Président François Hollande n’aborde quasiment jamais le sujet publiquement. Seule dérogation à la règle, en février dernier, lors d’une visite à Washington où il a déclaré souhaiter que les discussions s’accélèrent pour aboutir : « Nous avons tout à gagner à aller vite. Sinon, nous savons bien qu’il y aura une accumulation de peurs, de menaces, de crispations ».
Matthias Fekl
Autre incartade plus récente à l’omerta officielle : les propos du jeune Secrétaire d’Etat au Commerce extérieur Matthias Fekl s’insurgeant contre les méthodes et l’opacité de ces réunions. Il affirme que les pourparlers sur le TTIP se déroulent « dans un manque total de transparence, ce qui pose un problème démocratique. » Erreur de jeunesse, peut-être, dans cet accès de franchise du Secrétaire d’Etat, retentissant singulièrement dans cette chape de silence.
La négociation est-elle suffisamment transparente ? La réponse est donc définitivement non. « Elle est toujours insuffisante, malgré nos demandes répétées » a affirmé Axelle Lemaire au Sénat. Si elle souligne qu’« il n’y a pas d’accord secret qui serait tenu hors de vue du public », elle regrette qu’« il n’existe pas de document précis faisant état de l’avancée des négociations ». La secrétaire d’Etat ajoute : « Le flou entretien la suspicion. Il faut y mettre fin ».
Si les fonctionnaires de la Commission européenne et leurs homologues américains qui travaillent sur ce dossier ne veulent rien laisser filtrer, c’est parce qu’ils savent que, si les citoyens pouvaient lire noir sur blanc les termes des «accords» alors personne n’accepterait ce marché de dupes.
Ils cherchent à imposer ce système préparé par les multinationales avec la complicité des gouvernements – lesquels sont prêts à tout pourvu qu’on leur promette la croissance. Il faut l’imposer rapidement et secrètement car, une fois en place, nul ne pourra physiquement ni intellectuellement s’y opposer. Les négociateurs comptent aussi que la plupart des individus, au fond d’eux-mêmes, adopteront peu à peu l’idéologie fausse qui leur a été imposée. Le précédent historique existe, il n’est pas si lointain.
Petit rappel : Souvenons-nous que le néolibéralisme s’est développé de façon absolue dans le monde en ayant recours à deux moyens : un discours symbolique fort et un réseau de prescripteurs particulièrement puissant. Le discours néolibéral s’est appuyé dès le milieu des années 1970 sur un lexique de termes nouveaux propagés ad libitum dans le monde entier : mondialisation, gouvernance, flexibilité, multiculturalisme, identité, post-modernisme, modernisation, etc. Ce nouveau discours n’est pas porté par les seuls partisans du néolibéralisme mais aussi d’une part, par la majorité immense de ce qu’on regroupe sous le vocable d’ « intellectuels » : les universitaires, les écrivains, les chercheurs, les journalistes, et d’autre part, par de très nombreuses personnalités voire de simples citoyens. Le nuage des mots constituant la pensée libérale moderne est ainsi littéralement planétarisé, multiplié dans des proportions épidémiques dans le monde entier par le ressassement médiatique international. Il circule à travers le monde en empruntant les canaux d’un réseau hautement organisé, dont les nœuds sont des instances apparemment neutres : les grandes organisations internationales comme la Banque mondiale, la Commission européenne ou l’OCDE. Il s’appuie sur un réseau de think tanks méticuleusement organisé. Le discours produit est alors le fait d’une nouvelle race de prescripteurs intellectuels : les experts, qui couchent dans des rapports éminemment techniques, aux allures hautement scientifiques voire mathématiques, les analyses et recommandations qui vont alimenter les cerveaux du pouvoir politique ou celui des décideurs des grandes entreprises. Tous les grands médias mondiaux lui servent de relais à travers éditorialistes et chroniqueurs empressés de propager la nouvelle langue, symbole d’ultra-modernisme.
Les néolibéraux ont construit un cadre mémétique extrêmement efficace assis sur une phrase slogan répétée à l’envie, d’abord par Margaret Thatcher, puis admise comme une vérité simple : There is no alternative. Il n’y a pas d’alternative aux principes du néolibéralisme, tout le monde, partisans ou opposants, doit s’adapter à ses normes.
Avec le TAFTA, nous franchissons un nouveau degré dans la dissémination de cette idéologie.
Dans une tribune très inspirée publiée dans Libération, la philosophe Corinne Pelluchon n’hésite pas à appeler un chat un chat. Pour elle, ce traité traduit la volonté d’instaurer un ordre totalitaire. Avec le TAFTA, « nous n’avons pas seulement affaire à une libéralisation totale du commerce, englobant tous les biens qui, jusque-là, étaient soustraits au marché, parce qu’ils répondent à un service public ou parce que, liés à un intérêt général, ils ne doivent pas faire l’objet de spéculation. Il s’agit réellement d’une mainmise totale des entreprises privées, qu’elles soient américaines ou européennes, sur l’ensemble de la vie privée et publique des citoyens américains et européens et même des citoyens des autres pays qui voudront se confronter à cet empire. »
Corinne Pelluchon
Le système qui couve sous le TAFTA, le jour où il sera accepté par les Etats, imposera sa dynamique de manière implacable et irréversible. Cette irréversibilité qui, selon Corinne Pelluchon « s’étendra à toutes les sphères de la vie et à toutes les échelles, des individus aux collectivités locales et aux Etats, mais aussi au monde entier, sont bien la preuve que nous sommes confrontés à une nouvelle forme de totalitarisme ». Elle poursuit : « Cette idéologie contredit tout ce qui est mis en place et reconnu comme juste par les citoyens, les Etats, l’Europe et même les organisations internationales : la lutte contre le réchauffement climatique, la protection de la biosphère, les normes de toxicité et de sécurité, si importantes quand il est question d’alimentation, le droit du travail, le bien-être animal, le respect de la vie privée, les droits d’auteur ». En bref, c’est tous les champs de notre vie quotidienne qui seront affectés.
Pour la philosophe, ce n’est pas seulement en raison de ses conséquences catastrophiques que le TAFTA relève d’une forme de totalitarisme. L’idéologie sur laquelle il repose et qu’il imposera comme étant la seule réalité, celle contre laquelle on ne pourra plus lutter, « est totalement erronée et essentiellement excessive ». Il s’agit, selon elle, d’un monisme qui conduit à faire en sorte que l’argent puisse tout acheter. « L’entreprise privée est conçue de manière abstraite, comme s’il s’agissait d’une entité coupée du reste du monde. Cela sert à justifier l’idée selon laquelle le profit de ceux qui possèdent cette entreprise peut être une fin en soi, quels que soient la manière de l’amasser et son impact sur l’environnement, les hommes et les animaux qui constituent pourtant l’écosystème dans lequel, comme dit le sociologue Niklas Luhmann, une entreprise s’insère. Ainsi, l’idée que tout peut être marchandisé, que tous les biens et les services sont à organiser de la même manière, que l’on pense aux services à la personne, à la relation au vivant ou aux produits manufacturés, est l’envers d’un triple déni du réel : déni de la dimension nécessairement relationnel de l’entreprise, de son insertion dans un environnement à la fois naturel et social ; déni du sens des activités et du fait que la production et l’échange ne peuvent être organisés de la même façon, soumis aux mêmes règles d’efficacité ou de rendement ; déni de la valeur des êtres humains et non humains impliqués ».
Bill Gates
Cette entreprise de domination absolue s’appuie sur une conception homogène contraire au bon sens et au savoir-faire des individus. Elle est si réductrice qu’elle ne résiste pas à l’analyse. Même les plus célèbres emblèmes de l’économie libérale comme Bill Gates, que l’on ne peut soupçonner d’ultragauchisme, affirment que face aux enjeux du changement climatique et de la nécessaire transition énergétique, le modèle du « libre échange » ne fonctionne pas ; le patron mythique de Microsoft estime, dans une interview accordée cette semaine au mensuel The Atlantic, que le secteur privé est trop égoïste et inefficace pour offrir de réelles alternatives.
Alors, seul un hébétement généralisé de la raison pourrait faire triompher le fantasme ultralibéral du TAFTA. Pour l’instant, ce n’est encore qu’un fantasme. Mais un fantasme nourri par l’opacité des négociations, dont Wikileaks menace de révéler le contenu. Seule une mobilisation citoyenne massive pourrait faire chanceler cet économisme au pied d’argile dont le TAFTA n’est rien d’autre, pour Corinne Pelluchon qu’« un rejeton hideux et décomplexé ».
Un rejeton qui semble sorti du temps, qui avance à contrecourant de l’époque, sans grande imagination ni sens de l’innovation responsable. Un rejeton démodé avant que d’être né.
En effet, à quelques jours de la COP21, on observe un changement dans les états-esprit, dans l’air ambiant. Il semble que les gouvernements du monde entier prennent enfin conscience de la nécessité de modifier nos modes de consommation et de production. Il semble que l’humanité dans son ensemble souhaite la mise en place de circuits courts, d’une économie repensée et d’un progrès plus respectueux de l’environnement. Comment alors ne pas s’étonner et s’insurger du nivellement normatif et des circuits longs que veut nous imposer le TAFTA ? Un modèle périmé dont nous ne voulons plus.
Ugo Yaché, Journaliste économique UP’ Magazine
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