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La Révolution impensable ?

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Les épidémies mondiales étaient devenues impensables, la guerre en Europe n’était plus dans le champ des possibles. La Révolution n’est plus d’actualité. Jusqu’à quand ? J’ai eu beaucoup de difficulté à écrire ce texte. Je l’ai abandonné plusieurs fois. Mais j’y suis revenu. Cette question m’obsède, moi, l’homme des compromis et de la modération. J’aimerais vraiment avoir des retours. Y compris pour me dire que je me trompe.

La Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la Suisse pour inaction climatique. Les droits de l’Homme s’étendent ainsi au droit à vivre dans un environnement protégé. De plus en plus, les tribunaux deviennent une voie de recours face à l’incurie des gouvernants en matière environnementale. En France, notamment, l’Affaire du Siècle avait déjà fait condamner l’Etat. 
Partout dans le monde, des cours de justice nationales ont été saisies de ces nouveaux contentieux, poussant exceptionnellement les gouvernements à revoir à la hausse les ambitions de leurs législations relatives au climat, comme aux Pays-Bas avec la remise en cause de l’élevage bovin intensif.

On sait néanmoins que la plupart de ces condamnations restent sans effet, et aux Pays-Bas où une action a été engagée, la mise en œuvre est compliquée. La justice ne permet pas de venir à bout de l’inaction (ou de l’action sans rapport avec l’enjeu). Aujourd’hui, pire encore que d’inaction, c’est de débandade généralisée qu’il faut parler. La crise agricole européenne conduit à reculer sur tous les fronts : les pesticides, l’eau, les haies, le Zéro artificialisation net (ZAN)… La liste est longue, en France et à l’échelle européenne où le Green Deal ne sera bientôt plus qu’une coquille vide.

Jusqu’à quand allons nous trouver supportable que les gouvernants ne tiennent pas leurs engagements sur la question climatique ? Certes, il est acceptable – et courant – que les élus, confrontés aux réalités de l’action publique, revoient à la baisse leurs ambitions voire tournent le dos à leurs engagements initiaux. On se souvient de Mitterrand et du tournant de la rigueur, de Chirac oublieux de la fracture sociale ou de Hollande ne donnant aucune suite à sa tirade contre la finance. Dans tous ces cas, nous avions la possibilité de revoir nos choix politiques aux échéances suivantes, avec le maigre espoir d’être mieux représentés.

Avec la crise environnementale dont le climat n’est qu’une des dimensions, nous ne sommes plus dans ce cadre puisque c’est l’habitabilité de la Terre elle-même qui est en jeu. La conséquence de ne pas tenir ses engagements n’est plus le risque (déjà grave) de désengagement à l’égard du politique, c’est la mise en danger de la vie de milliards d’êtres humains et une remise en cause des conditions d’existence de tous les êtres vivants au-delà des seuls humains.

La mise en danger de la vie d’autrui, définie par l’Article 223-1 du code pénal, c’est « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort […] par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». En sommes-nous à une violation délibérée d’une telle obligation de prudence ? Quand on voit l’accumulation des reculs, quand on sait que ces reculs rendent clairement impossible le respect des engagements de l’accord de Paris de 2015 puisque nous n’étions déjà pas sur la bonne trajectoire, je commence à penser que l’obligation de prudence est délibérément ignorée.

Je sens réellement l’exaspération monter dans cette partie de la population consciente des atteintes au Vivant. C’est une sécession de la part la plus créative et généreuse de la population qui menace. Certains bifurquent, désertent, se replient. D’autres se radicalisent et s’éloignent de toute forme de représentation démocratique. L’écoterrorisme n’est aujourd’hui que le fantasme du ministre de l’Intérieur mais pour combien de temps ? Nos imaginaires ne sont-ils pas en train de muter, anticipant de quelques années une réalité que nous nous refusons encore à considérer comme l’avenir le plus probable ?
La fiction donne de plus en plus de place à cette hypothèse d’une radicalité de rupture débouchant selon les circonstances sur des révoltes violentes : dans le pourtant volontairement positif Ministère du Futur, en parallèle de l’action d’une instance créée par l’ONU (et en son sein même) des actions violentes sont organisées par les « Enfants de Kali ». Le dernier roman de Naomi Alderman, Le futur, explore la manière dont les patrons de la tech, qui ont tout prévu (avec leurs bunkers) pour échapper à une apocalypse, dont ils seraient largement responsables, pourraient être contrés. N’oublions pas non plus Jean-Christophe Rufin qui avait anticipé les ravages possibles d’une écologie profonde dans son roman Le parfum d’Adam, et cela dès 2007. Ce qui sera toujours considéré par les gouvernants comme du terrorisme ne sera-t-il pas considéré par la partie de la population la plus engagée, jusque-là activiste mais paisible, comme une révolte légitime ?

A partir de quand, sur la base de quels éléments, devient-il légitime de se révolter ? Je n’ai pas l’âme d’un révolutionnaire, je ne suis même pas un radical à la Aurélien Barrau. Mais je vois tous les jours, comme beaucoup d’autres, que les choix de nos dirigeants conduisent inexorablement à une impasse. Ils ne font pas que céder sur tous les plans aux agriculteurs conventionnels, ils gaspillent des milliards dans des boucliers tarifaires qui maintiennent des modèles de déplacement automobiles intenables, ils refusent de taxer les profits pétroliers, ils construisent des « giga-factories » sur des terrains qu’ils artificialisent, ils imaginent que le nucléaire sera LA solution alors que les nouvelles centrales ne produiront aucune électricité avant dix ans au moins, laissant pendant ce temps-là s’accumuler les gaz à effet de serre …

Les révolutions semblent aujourd’hui impensables. Mon centrisme congénital m’a toujours éloigné de la rhétorique révolutionnaire et des radicalités souvent inopérantes. Je me trouve donc particulièrement peu préparé à ce qui progressivement envahit ma conscience et me fait reprendre ce texte depuis plusieurs semaines : le réformisme a atteint ses limites et il faut se préparer non pas à « entrer en lutte » mais simplement à faire face aux situations de danger absolu (et pourtant toujours relativisé).

Jusqu’ici, lorsque je me projetais dans l’avenir, je faisais volontairement l’impasse sur les étapes qui conduisaient aux changements positifs que j’imaginais. Le pas de temps (30 ans) laissait la possibilité d’un accouchement éventuellement difficile fait d’effondrements et de reconstructions. Je ne voulais pas que la description d’une métamorphose douloureuse empêche de se projeter au-delà. Trop de fictions à mon sens tombent dans le travers de concentrer leur récit sur les effondrements et les réactions qu’ils suscitent ne donnant à voir la post-apocalypse que sous la forme d’une perspective de renaissance à peine esquissée.

Je suis en train de me dire que je ne peux plus faire l’impasse sur l’avenir immédiat. L’angoisse des « lendemains qui déchantent » empêche de lire les avenirs possibles autrement que comme des utopies irréalistes et désincarnées. Moi-même j’éprouve le besoin d’imaginer le passage en tentant d’apprivoiser la radicalité mais sans nier les ruptures nécessaires.

Revenons un instant à la veille de la Révolution française. La rupture devenue tellement désirable qu’on était prêt à prendre le risque d’affronter le pouvoir d’une monarchie absolue, c’était, en 1789, la rupture avec la contrainte des places assignées à vie. La liberté de mener sa vie hors des trois ordres (clergé, noblesse et tiers-état), hors des corporations, hors d’une Eglise régnant sur les âmes, avait été imaginée par le siècle des Lumières, expérimentée par quelques aristocrates et quelques bourgeois en rupture de ban, il était temps d’en faire un principe d’action généralisé. Quel est l’ordre des choses avec lequel nous voulons aujourd’hui rompre ? Quel est le principe d’action qui peut nous guider si ce n’est plus la liberté de mener sa vie hors des contraintes ancestrales qui ont de fait largement disparu ?

Nous n’avons plus à nous battre contre des sujétions extérieures mais contre un renoncement généralisé à la puissance d’agir, favorisé par les « voleurs d’attention » que sont les réseaux sociaux sans oublier les entreprises du divertissement comme Netflix. Nos dirigeants n’ont ni la volonté ni le courage d’aller à l’encontre de cette dévitalisation généralisée. Par intérêt, diront certains. Par facilité et par calcul à courte vue à mon sens car ils se privent d’une énergie (celle de leurs concitoyens) qui leur est pourtant indispensable pour réussir la métamorphose indispensable de nos modes de vie.

La Révolution à venir est difficile à imaginer et à mener car nous avons avant tout à nous affranchir de nos addictions, de notre soumission volontaire. Et si nous continuons à vénérer la Liberté, c’est sans nous rendre compte que nous en avons perverti le sens, que cette liberté que nous chérissons n’est plus qu’un individualisme destructeur des solidarités. Il nous faudrait, paradoxalement, comme principe d’action révolutionnaire, non pas cette liberté dévitalisée mais plutôt la recherche des liens, comme source de bonheur. Ce sont aujourd’hui les Liens qui libèrent comme le dit tellement justement le nom de la maison d’édition bien connue.

Pour activer ce principe qu’Hartmut Rosa a appelé la Résonnance, il est essentiel de l’incarner. Je sais de quoi je parle. Je ne suis pas né dans une culture de la solidarité et du lien mais dans la glorification de la Liberté et de l’entrepreneuriat. Jeune, face à une Union Soviétique considérée comme l’absolu du Mal, je me méfiais de l’Etat et de tout ce qui entravait l’action de l’entreprise et de la société. C’est seulement vers 40 ans, en créant les Ateliers de la Citoyenneté que j’ai franchi le cap et éprouvé puissamment le « bonheur d’être relié ». Il y a près de dix ans maintenant dans « Citoyen pour quoi faire ? », je parlais de ce « bonheur d’être relié » comme de la promesse démocratique du XXIème siècle. Je crois toujours à la puissance de cette promesse. Elle est réellement révolutionnaire au sens où elle conduit celles et ceux qui en font une règle de vie à changer radicalement d’orientation.

Et si nous prenions au sérieux la puissance révolutionnaire de cette règle de vie ? Et si nous réfléchissions sérieusement à la manière de faire du « bonheur de se relier » un enjeu politique ?
Aujourd’hui, l’urgence commande des ruptures avec l’ordre établi mais la voie est étroite entre l’incantation inefficace, le retrait solitaire et la violence dangereuse. Le réformisme même radical ne me semble plus pertinent. Il faut urgemment inventer une voie. Au-delà du Convivialisme, au-delà de la Résonnance d’Hartmut Rosa, au-delà de la Traversée de Patrick Viveret et Julie Chabaud dont je me sens pourtant proche et qui m’ont nourri. Les Soulèvements de la Terre viennent de préciser leur mode d’action (blocage, occupation, désarmement) dans Premières secousses. Ce ne sera pas ma façon d’agir même si j’en comprends l’utilité quand les voies du dialogue sont délibérément fermées.

La révolution à engager est celle de la société civile. Il faut s’appuyer sur les ressources invisibles de celles et ceux qui trouvent déjà des chemins d’engagement. Il faut inventer avec elles un activisme joyeux, créatif et dérangeant. Celles qui veulent y travailler avec moi sont les bienvenues.

Hervé CHAYGNEAUD-DUPUY, Chroniqueur invité de UP’ Magazine – Essayiste – Consultant développement durable et dialogue parties prenantes. Auteur de « Citoyen pour quoi faire ? Construire une démocratie sociétale », éditions Chronique sociale

L’original de ce texte est paru sur le blog de M. Chayneaud-Dupuy, persopolitique.fr
Avec nos chaleureux remerciements à l’auteur.

Photo d’en-tête : « Le Serment du Jeu de Paume, le 20 juin 1789 » – Tableau attribué à Jacques Louis David (1748-1825).. Huile sur toile. Paris, musée Carnavalet

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