Le Parlement européen ouvre la voie à une nouvelle loi européenne exigeant que les entreprises respectent les normes en matière de droits de l’homme et d’environnement dans leurs chaînes de valeur. Pour les députés, les entreprises doivent être tenues responsables des préjudices causés aux citoyens et à la planète.
Selon le rapport d’initiative législative, adopté ce mercredi 10 mars, les entreprises seraient désormais tenues responsables lorsqu’elles portent préjudice – ou contribuent à porter préjudice – aux droits de l’homme, à l’environnement et à la bonne gouvernance. Lors d’un échange de vues avec la commission des affaires juridiques, le commissaire à la justice, Didier Reynders, a déclaré que cette proposition législative ferait partie intégrante du pacte vert européen et du plan de relance européen.
Reste l’adoption de ce rapport, considéré comme une urgence d’une législation européenne contraignante. Celle-ci doit également garantir l’accès des victimes aux recours juridiques. La Commission européenne a annoncé qu’elle présenterait sa proposition législative à ce sujet dans le courant de l’année.
Durabilité et bonne gouvernance
Des règles européennes contraignantes en matière de devoir de diligence obligeraient les entreprises à identifier, traiter et corriger les aspects de leur chaine de valeur : toutes les opérations, relations d’affaires directes ou indirectes, chaînes d’investissement qui pourraient porter préjudice ou qui portent réellement préjudice aux droits de l’homme, y compris les droits sociaux, commerciaux et des travailleurs, à l’environnement, notamment la contribution au changement climatique ou à la déforestation et à la bonne gouvernance, comme la corruption ou les pots-de-vin. Mais aussi dans toutes leurs activités, y compris celles de leurs sous-traitants à l’étranger et ce, en établissant leur responsabilité juridique en droit européen.
Les députés soulignent que la diligence raisonnable est avant tout un instrument de prévention qui impose aux entreprises de prendre des mesures proportionnées à la probabilité et à la gravité de l’impact, au secteur d’activité, à la taille et à la longueur de la chaîne de valeur et à la taille de l’entreprise. Il s’agit d’un des Principes directeurs des Nations Unies, qui ont été approuvés à l’unanimité en 2011 par le Conseil des droits de l’homme, fixant une norme mondiale concernant la responsabilité incombant aux entreprises de respecter les droits de l’homme dans toutes leurs opérations.
Apporter des changements au-delà des frontières de l’UE
Les entreprises qui souhaitent accéder au marché intérieur de l’UE, notamment celles installées en-dehors de l’Union, devraient prouver qu’elles respectent les obligations de diligence raisonnable en matière d’environnement et de droits de l’homme.
Le Parlement appelle à des mesures supplémentaires, notamment l’interdiction d’importer des produits liés à de graves violations des droits de l’homme, comme le travail forcé ou des enfants. Ces objectifs devraient être inclus dans les chapitres sur le commerce et le développement durable des accords commerciaux de l’UE. Par ailleurs, les députés demandent à la Commission de mener un examen approfondi des violations des droits de l’homme des entreprises basées au Xinjiang et exportant vers l’UE, en particulier celles liées à la répression des Ouïghours.
Pour garantir des recours efficaces pour les victimes, les entreprises devraient être tenues responsables de leurs actes et condamnées à une amende pour le préjudice causé ou auxquelles elles auraient contribué, à moins qu’elles puissent prouver qu’elles ont agi conformément aux obligations de diligence raisonnable et pris des mesures pour prévenir ce préjudice. Les droits des victimes et des parties prenantes dans les pays tiers, qui sont particulièrement vulnérables, seraient également mieux protégés, car elles seraient en mesure de poursuivre les entreprises en justice en vertu de la législation européenne.
Champ d’application élargi et aide aux PME
Pour créer des conditions équitables, le futur cadre législatif sur la diligence raisonnable devrait être large et s’appliquer à toutes les grandes entreprises régies par la législation européenne ou établies dans l’UE, notamment celles qui fournissent des services financiers. Par ailleurs, les PME cotées en bourse et celles à haut risque devraient être couvertes par les règles, et bénéficier d’une aide technique pour se conformer aux exigences.
A noter, qu’actuellement, les entreprises ayant un comportement exemplaire ne sont pas récompensées. En effet, l’absence d’une approche commune à l’échelle de l’Union européenne pourrait désavantager les entreprises respectueuses de l’environnement et des droits des personnes. Les députés souhaiteraient que ces nouvelles règles s’appliquent à toutes les grandes entreprises de l’UE, ainsi qu’aux PME cotées en bourse et celles à haut risque.
Pour la rapporteure Lara Wolters, « Cette nouvelle législation sur la diligence raisonnable des entreprises établira la norme en matière de conduite responsable des affaires en Europe et au-delà. Nous refusons d’accepter que la déforestation ou le travail forcé fassent partie des chaînes d’approvisionnement mondiales. Les entreprises devront éviter et traiter les dommages causés aux personnes et à la planète dans leurs chaînes d’approvisionnement. Les nouvelles règles donneront aux victimes un droit légal de soutien et de demande de réparation, et garantiront l’équité, des conditions de concurrence équitables et la clarté juridique pour toutes les entreprises, les travailleurs et les consommateurs.«
Des ONG satisfaites mais…
Certaines organisations, syndicats et ONG (1), qui ont défendu la loi française sur le devoir de vigilance, se félicitent du message que le Parlement européen envoie ainsi aux institutions européennes et à ses Etats membres. Avec 504 voix favorables contre 79 votes négatifs et 112 abstentions, c’est une large alliance qui a soutenu ce texte d’intérêt général.
Parmi les éléments encourageants de ce rapport figure le fait que le texte vise à tenir les entreprises européennes responsables des violations qu’elles causent ou contribuent à causer à travers leurs relations d’affaires. Les entreprises doivent ainsi cartographier l’ensemble de leurs activités ainsi que celles de leurs filiales et sous-traitants et adopter toutes les politiques et mesures proportionnées en vue de faire cesser, de prévenir ou d’atténuer les atteintes qu’elles auraient identifiées. Le texte incite les États membres à garantir qu’ils disposent d’un régime de responsabilité civile en vertu duquel les entreprises peuvent être tenues légalement responsables et appelées à verser des compensations pour réparer les préjudices causés dans leur chaîne de valeur.
En dépit de ces avancées, des éléments clés doivent être ajoutés par la Commission européenne lorsqu’elle présentera son projet de directive, pour s’assurer de son efficacité. Les organisations regrettent en particulier la vision des eurodéputés qui tend à réduire le devoir de vigilance à l’adoption de processus alors qu’il doit avant tout s’agir de mettre en œuvre de façon effective des mesures de prévention efficaces et adaptées. Elles regrettent également l’absence de régime de responsabilité pénale, et insistent sur la nécessité d’améliorer l’accès à la justice et aux voies de recours pour les personnes et les communautés affectées pour garantir le succès de la future législation, avec notamment un renversement de la charge de la preuve et un accès facilité aux informations et aux preuves. Elles demandent ainsi à la Commission d’établir un régime de responsabilité civile clair, précis et qui corresponde à la réalité des chaînes de valeurs complexes des multinationales.
Ce n’est qu’à ces conditions que des violations suspectées telles que le travail forcé des Ouïghours en Chine, le financement du terrorisme par Lafarge en Syrie ou l’accaparement des terres par Total en Ouganda ne resteront pas impunies. Les citoyens n’acceptent plus que de telles pratiques perdurent et l’expriment de plus en plus largement.
Ces organisations qui œuvrent depuis des années pour contraindre les entreprises au respect des droits humains et de l’environnement, appellent donc le gouvernement français à défendre des mesures ambitieuses pour la future directive, en s’inspirant des forces et en palliant les défaillances de la loi française. Cela permettra que les entreprises actives au sein de l’Union européenne soient tenues légalement responsables des violations aux droits humains et des dégradations à l’environnement causées par leurs activités à l’étranger.
Par ailleurs, alors que des négociations ont lieu sur le même sujet au niveau des Nations unies pour réguler les entreprises de l’ensemble des pays, les organisations appellent les décideurs européens à s’engager de manière résolue dans ces discussions onusiennes concernant un traité sur les multinationales et les droits humains. L’Union européenne et ses Etats membres ne doivent pas utiliser le débat autour de cette législation européenne pour ralentir les négociations internationales ou en affaiblir le contenu.
Actuellement, plusieurs mises en demeure ont été adressées à des entreprises françaises par des ONG ou syndicats et des premières actions judiciaires ont été initiées sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance en France. Pour citer la dernière action en date, le 3 mars, ce mercredi 3 mars 2021, des représentants des peuples autochtones d’Amazonie brésilienne et colombienne, ainsi que des organisations non gouvernementales (ONG) françaises et américaines, assignent en justice le groupe Casino devant le tribunal judiciaire de Saint-Etienne, en raison de ses ventes en Amérique du Sud de produits à base de viande bovine, liée à la déforestation et à l’accaparement de terres des peuples autochtones (2). C’est la première fois qu’une chaîne d’hypermarchés est assignée en justice pour des faits de déforestation et de violation de droits humains dans sa chaîne d’approvisionnement, sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance adoptée en mars 2017. Les organisations autochtones demandent à être dédommagées en raison des dommages causés à leurs terres ancestrales et de l’impact sur leurs moyens de subsistance.
Mondialisation : vers une responsabilité des sociétés mères ?
Les cadres internationaux existants sur la diligence raisonnable, tels que les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme et les lignes directrices de l’OCDE pour les multinationales, ont prouvé que l’approche volontaire était insuffisante pour remédier aux conséquences négatives des activités commerciales issues de la mondialisation.
« In fine, la globalisation économique qui était jusqu’alors une frontière pour le droit, devient avec les principes directeurs et le devoir de vigilance une frontière poreuse puisqu’un cadre juridique global se profile » comme l’explique Stéphanie Poirot, Doctorante en Droit spécialisée en Responsabilité Sociétale des Entreprises à l’université de Strasbourg. « En rendant le plan de vigilance effectif et public et en conservant à cette loi [adoption de la loi française n°2017-399 du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et les entreprises donneuses d’ordres] un caractère coercitif, la France est pionnière en la matière. En outre, en répondant aux différentes revendications de ces dernières années émanant des ONG ou autres acteurs de la société civile, elle tend à légitimer encore davantage les politiques RSE et contribue à lutter contre le social washing. »
Selon une étude de la Commission publiée en février 2020, seule une entreprise sur trois dans l’Union prend actuellement des mesures de diligence raisonnable, alors qu’environ 70% des entreprises européennes interrogées soutiennent les règles en la matière à l’échelle de l’UE.
Sources: Union européenne –
(1) Amis de la terre, éthique sur étiquette, Amnesty international, Terre solidaire, Association Sherpa
(2) Concernant la mobilisation citoyenne à ce sujet, voir les diverses pétitions et outils de mobilisation en ligne : https://stopisds.org/fr/ ; https://act.globalwitness.org/page/73747/action/1?ea.url.id=5107936&forwarded=true ; https://www.enforcinghumanrights-duediligence.eu/
Pour aller plus loin :
- Lignes directrices relatives aux organisations et aux droits de l’homme
- Article « Devoir de vigilance des entreprises : entre hard et soft law, une réponse au « social washing » ? », The Conversation France – 23/05/2018
- Note de recommandations des associations et syndicats français, “Vers une législation européenne sur la responsabilité des multinationales. Recommandations d’organisations ayant défendu la loi française relative au devoir de vigilance”, décembre 2020
- Rapport du CCFD-Terre Solidaire et de la CIDSE détaillant le processus politique et les soutiens à une telle législation européenne : “Une législation européenne sur le devoir de vigilance et la responsabilité juridique des entreprises? Une idée dont le temps est venu”, février 2021