La nécessité de tracer la circulation du Covid-19 expose aux quatre coins du monde la contradiction entre deux problématiques aux antipodes l’une de l’autre. Comment résoudre le dilemme vertigineux entre santé publique et libertés fondamentales ?
Restrictions de circulation, limitation des rassemblements, applications de traçage des mouvements individuels, drones de surveillance sont devenus la norme d’une planète paralysée par le besoin de maîtriser le coronavirus.
Le traçage, notamment, est présenté comme le pendant inévitable de la circulation des hommes et des marchandises. Mais qu’elles soient acceptées sans broncher ou qu’elles suscitent une polémique, ces mesures font peur à ceux qui réfléchissent aux notions de liberté.
En Asie, où plusieurs pays ont revendiqué un succès certain face à la maladie, « la pandémie a donné aux gouvernements qui voulaient renforcer ou étendre leurs capacités autoritaires un narratif bien pratique pour y parvenir« , constate pour l’AFP Paul Chambers, politologue basé à l’université de Naresuan, en Thaïlande.
Ces mesures risquent désormais de prospérer car « les gouvernements peuvent arguer de ce qu’ils auront besoin de pouvoirs plus concentrés en cas d’urgences futures« .
En Thaïlande, une appli permet ainsi de scanner un code barre en entrant dans un magasin ou un restaurant. La junte au pouvoir a promis que les données ne seraient pas divulguées et seraient détruites sous 60 jours, mais invite aussi à dénoncer les contrevenants aux règles sanitaires. Et la promulgation d’une loi sur la protection des données a été reportée.
Le traçage, base de l’épidémiologie
En Hongrie, le Premier ministre Viktor Orban a fait voter une loi qui renforce considérablement ses pouvoirs pour une durée indéterminée. Au Qatar, une appli requiert l’accès aux photos et vidéos d’un smartphone ainsi que l’autorisation d’émettre des appels. Une personne refusant de la télécharger, ou sans masque, risque trois ans de prison.
Alors que la pandémie de Covid-19 faisait rage, les technologues du monde entier se sont empressés de mettre au point des applications, des services et des systèmes de recherche des contacts : identifier et notifier tous ceux qui entrent en contact avec un porteur. Certaines sont légères et temporaires, tandis que d’autres sont envahissantes et invasives : Le système chinois, par exemple, aspire des données telles que l’identité des citoyens, leur localisation et même l’historique des paiements en ligne, afin que la police locale puisse surveiller ceux qui enfreignent les règles de quarantaine.
Certains services sont produits localement par de petits groupes de codeurs, tandis que d’autres sont de vastes opérations mondiales. Apple et Google mobilisent d’énormes équipes pour construire leurs prochains systèmes qui avertissent les gens d’une exposition potentielle, qui pourraient être utilisés par des centaines de millions de personnes presque immédiatement.
Partout dans le monde, la question est d’autant plus brûlante que, selon les experts, une appli doit être adoptée par 60% d’une population pour être efficace. Comme bien d’autres, Singapour, qui en a mis une en place dès le 20 mars, a ainsi échoué à atteindre ce seuil.
La France s’est enthousiasmée très tôt pour l’idée, mais la mise au point de l’outil se poursuit. La CNIL, l’organisme officiel de protection des données personnelles, n’a donné que mardi son feu vert à son déploiement. Et aux Etats-Unis, selon un sondage du think tank Brookings, plus de la moitié de la population craint de déléguer des pouvoirs excessifs aux acteurs privés du high-tech.
La méfiance se nourrit de divers abus, depuis ceux de l’agence de renseignement américaine NSA, dénoncés par le lanceur d’alerte Edward Snowden, jusqu’aux fuites de données de Facebook vers la firme britannique Cambridge Analytica, estime le think tank. Et s’il juge que la santé publique ne doit pas « payer le prix des errances passées des gouvernements et compagnies privées« , il relève le besoin de « clarifier ce que font ces outils et, surtout, ce qu’ils ne font pas« .
Benjamin Queyriaux, médecin épidémiologiste, ex-conseiller médical de l’Otan à Bruxelles, résume le débat en un concept : le secret médical. « Aller voir les cas, identifier et gérer les contacts, essayer de casser la chaîne de transmission d’une maladie infectieuse, c’est la base de l’épidémiologie« , explique-t-il à l’AFP. « Est-ce qu’on gagne en efficacité avec les nouvelles technologies ? Très certainement. Est-ce dangereux ? Très certainement aussi« , faute de respect du secret médical. Idéalement, une appli de traçage devrait disposer d’une « portée internationale, voire universelle« , insiste le chercheur. Mais imaginer une protection des données personnelles à l’échelle planétaire relève de l’utopie. Restent donc « 200 définitions du secret médical dans 200 pays« .
« Big Brother » sous la peau
Le sujet devient franchement anxiogène si l’on imagine le pire. L’historien israélien Yuval Noah Harari ne craint rien moins qu’une rupture dans « l’histoire de la surveillance ». Jusqu’à présent, a-t-il écrit dans les colonnes du Financial Times, « le gouvernement voulait savoir sur quoi exactement notre doigt cliquait (…). Désormais, il veut connaître la température du doigt et sa pression sanguine« . Big Brother voudrait s’immiscer jusque sous notre peau…
En matière de technologies, « ce qui semblait de la science-fiction il y a dix ans relève aujourd’hui du passé« , ajoute-t-il, craignant qu’un régime envahissant puisse connaître 24h sur 24, via un bracelet électronique, la température et les battements cardiaques de tout un chacun. Et identifie ainsi émotions, colère, peur ou rire. « Un tel système pourrait stopper la course de l’épidémie en quelques jours. Formidable, non ? L’inconvénient, évidemment, est que cela légitimerait un nouveau système de surveillance terrifiant« , estime l’historien.
Tout ne serait donc qu’une affaire de priorités. Faut-il sacrifier une part de liberté sur l’autel de la santé publique ? Benjamin Queyriaux s’avoue un rien « schizophrène ». « L’épidémiologiste répond oui, bien entendu, car il faut tout faire pour éviter que le système de santé ne s’écroule et que l’État s’écroule avec lui. Mais le citoyen répondra qu’il n’est pas prêt à sacrifier sa liberté individuelle. Partager mes données sociales avec tout le monde, cela ne me va pas« .
Source AFP
Une réaction à votre article « Le dilemme du traçage et de la liberté ». Je suis très sensible au fait que notre système a déjà fait de nous, les être humains, des pions et de la marchandise. Michel Foucault dans son ouvrage « Surveiller et punir » nous avertissait déjà de cette dérive destructrice. C’est quoi être un humain? C’est être libre dans son esprit, confiant en la vie et envers ses pairs, capable de s’adapter à ce qui arrive. Or, nos sociétés nous plongent à journée faite dans un monde anxiogène, depuis bien des années. Et la seule… Lire la suite »