Dans une tribune publiée par Slate.fr, Aki Peritz, ancien analyste à la CIA, spécialiste de l’anti-terrorisme, propose une idée pour asphyxier l’activité des recruteurs de Daech sur Internet : les noyer sous une avalanche de trolls, ces messages qui s’introduisent dans une conversation pour y créer la controverse afin d’en perturber le déroulement. Une idée qui lui est venue en découvrant une arnaque que des internautes tchétchènes ont mené aux dépens de comptes de recruteurs de l’Etat islamique. Une idée pas si sotte que cela si l’on parvenait à mobiliser massivement la communauté des internautes du monde entier.
«Le mois dernier, un groupe d’adolescentes tchétchènes a piégé des recruteurs de l’État islamique sur Internet. Elles ont fait en sorte que leurs prétendants djihadistes leur envoient de l’argent sous le faux prétexte qu’elles voulaient se rendre en Syrie pour épouser des combattants de Daech. Sauf qu’une fois que ces «futures mariées djihadistes» ont reçu l’argent, elles ont supprimé leurs profils en ligne, pour réapparaître peu de temps après pour délester un autre recruteur du groupe islamiste de son argent sale.
Si en général les autorités n’approuvent pas le travail des escrocs sur Internet, ces adolescentes tchétchènes ont mis en lumière une faille bien réelle dans les méthodes de recrutement de l’État islamique –une faille qui pourrait être utilisée contre l’EI pour une fraction du prix des bombardements effectués par les États-Unis.
Le recrutement à l’étranger, un rôle clé
Contrairement à ce que les médias laissent croire, il y a relativement peu de personnes qui décident d’elles-mêmes de se rendre en Syrie pour gonfler les rangs du groupe islamiste. Il y a généralement un intermédiaire (un recruteur sur les réseaux sociaux ou un ami déjà enrôlé) qui amadoue et incite les indécis à rejoindre le prétendu califat. Ces hommes (et ces femmes) jouent un rôle capital quand il s’agit d’attirer des combattants étrangers en Syrie et de garder la machine de guerre de l’État islamique en marche.
On n’arrivera pas à empêcher toute recrue potentielle de rejoindre l’État islamique, c’est à l’autre bout de la chaîne qu’il faut enrayer la machine.
Rukmini Callimachi, du New York Times, a récemment dressé le portrait d’une jeune femme de Washington qui a failli tomber dans les griffes de l’EI, appâtée par un homme d’âge moyen en Angleterre rencontré sur Internet et qui lui a envoyé argent et cadeaux par courrier. Même cas de figure pour un homme d’Orange County, en Californie, qui a, selon les termes d’un avocat américain, «succombé» à l’appel de l’EI sur Internet. L’année dernière, trois adolescents originaires du Colorado ont eux aussi failli se retrouver en Syrie grâce aux méthodes d’un recruteur en ligne de l’EI.
Submerger les intermédiaires
Le gouvernement américain n’arrivera certes pas à empêcher toute recrue potentielle de rejoindre l’État islamique : il y a tout simplement trop de gens susceptibles de rejoindre le groupe. Récemment, les méthodes du FBI ont semblé un peu exagérées pour coincer un couple du Mississippi qui avait simplement demandé quelles étaient les manières possibles de se rendre en Syrie sur les réseaux sociaux (et le couple n’était pas vraiment dangereux). C’est plutôt à l’autre bout de la chaîne (en ciblant les recruteurs) que les services de renseignement, de police et même les particuliers, pourraient radicalement enrayer la machine.
Étant donné que de nombreux prétendants à l’État islamique sont mis en contact avec des intermédiaires charismatiques sur Internet (même pour simplement évoquer les besoins logistiques pour se rendre en Syrie), les gouvernements du monde pourraient submerger le système de recrutement de l’EI en créant des centaines de faux individus intéressés par le groupe islamiste, de fausses recrues potentielles qui entreraient en contact avec les recruteurs.
Pour commencer, on peut être quasiment certain que l’État islamique a un nombre limité de recruteurs possibles capables de parvenir à leurs fins. Un combattant de l’EI qui parle uniquement Arabe, par exemple, ne sera pas en mesure d’amadouer un anglophone vivant aux États-Unis, surtout sur une période de plusieurs semaines ou mois. Et même si une personne a les qualités linguistiques requises, ça ne veut pas dire qu’elle aura ce qu’il faut pour convaincre quelqu’un de venir en Syrie pour combattre et mourir pour la cause de djihadistes.
Le FBI se sert déjà de méthodes similaires pour coincer des pédophiles
Par conséquent, leur faire perdre leur temps et leur soutirer de l’argent est un bon premier pas pour que les recruteurs paient cher leurs activités (et cela ne coûterait pas des millions). Les recruteurs, après tout, sont humains, et pourraient donc manquer des capacités mentales suffisantes pour gérer des dizaines de faux profils. De la même manière qu’il y existe une communauté sur Internet qui escroque les escrocs nigériens, il y aurait un grand nombre de particuliers prêts à tromper et harceler les recruteurs de l’EI sur leur temps libre.
Voilà pour la première étape. La deuxième étape, c’est que le gouvernement américain récupère assez d’informations sur ces recruteurs pour dresser leur profil afin de mieux les cerner. Les meilleurs sont rusés et assez malins pour révéler un minimum d’informations personnelles. Malgré tout, un certain nombre d’entre elles, en plus des données recueillies par les services de renseignement et de la police, pourraient finir par servir à bloquer leurs activités ou les arrêter s’ils vivent en Occident ou dans d’autres pays alliés. Et s’ils sont en Syrie, on pourrait peut-être rassembler assez d’informations pour les mettre hors d’état de nuire.
Les forces de police ont une grande expérience dans ce genre de choses: le FBI se sert déjà de méthodes similaires pour coincer des pédophiles, que ce soit sur le sol américain ou dans le reste du monde. Il ne devrait donc pas être trop compliqué pour leurs services de fabriquer plusieurs fausses identités afin de piéger les recruteurs de l’État islamique.
Une équipe internationale
Les autres pays peuvent apporter leur aide pour gêner ces réseaux de recrutement. L’antiterrorisme est un sport qui se joue en équipe. Les pays d’Europe et du Moyen-Orient, tout comme la Russie et la Chine, peuvent aider à submerger les réseaux humains de l’EI (et ils sauront comment façonner au mieux leurs messages pour tromper les recruteurs qui parlent leur langue). Récupérer de l’argent de l’État islamique permettra aussi de mettre en lumière la façon dont les fonds de l’organisation passent les frontières et peut-être même découvrir quelles institutions financières lui apportent leur soutien.
Très vite, la paranoïa ambiante qui sévit dans ce genre d’organisations se fera sentir, permettant peut-être de dissuader des responsables du groupe de rentrer en contact avec de vraies recrues. Les gouvernements du monde entier retourneront par conséquent la campagne de recrutement de l’EI contre elle.
Écraser les réseaux de recrutement mondiaux et mettre les recruteurs hors d’état de nuire aura une grande valeur stratégique. Ça ne permettra pas de remporter la guerre contre l’État islamique, mais il sera beaucoup plus difficile pour le groupe de remplir ses rangs. Et c’est déjà une manière parmi d’autres d’enrayer la machine. »
Aki Peritz
© slate.fr
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