Pollution atmosphérique, émissions de CO2 de plus en plus importantes, volume de marchandises en constante évolution à travers le monde, … le transport routier de fret va se heurter à des obstacles incontournables que sont la prise en compte obligatoire de la protection de l’environnement et de la santé humaine. Mais une révolution est en marche, celle des camions autonomes et des réseaux de transports intelligents. Démonstration par René Trégouët.
On le sait, le secteur des transports représente à lui seul environ un quart des émissions humaines de CO2 (34 gigatonnes en 2020, un chiffre en baisse de 7 % par rapport à 2019, à cause de la pandémie mondiale du coronavirus), et les transports routiers comptent, à eux seuls, pour 20 % de ces émissions, soit plus de 7 gigatonnes de CO2 en 2020. On estime que le transport routier a doublé sa consommation d’énergie depuis un demi-siècle et engloutit à présent chaque année deux milliards de tonnes de pétrole, soit environ 40 % de la production pétrolière mondiale (40 millions de barils par jour, sur les 100 millions produits chaque jour en 2019).
Il est vrai que le volume des marchandises transportées par route a doublé au cours des trente dernières années et atteint à présent le chiffre faramineux de 11 000 milliards de tonnes-kilomètres au niveau mondial, dont 2 300 milliards pour l’Europe et 368 milliards pour la France. En 2020, plus de 100 millions de véhicules utilitaires sillonnaient les routes mondiales et 10 millions de camions parcourent en permanence les routes européennes pour alimenter en marchandises notre continent. Le fret routier devrait encore doubler d’ici les 20 prochaines années, avec un développement encore plus considérable attendu en Asie, dopé à la fois par l’essor économique de cette région du monde et la réalisation d’ici 2030, dans le cadre du projet des « Nouvelles Routes de la Soie, d’un vaste réseau autoroutier (déjà 140 000 km en Chine) reliant la Chine à l’Europe, via l’Asie centrale.
Mais cet essor irrésistible des transports routiers va rencontrer trois obstacles majeurs qu’il va devoir surmonter pour assurer son avenir durable. Le premier est lié au coût exponentiel des nouvelles infrastructures routières, qui s’inscrivent dans des régions de plus en plus urbanisées et doivent de surcroît intégrer la protection de l’environnement. Le deuxième est lié aux effets néfastes sur la santé humaine très largement sous-estimés, pendant des décennies, de la pollution spécifique provoquée par les camions et utilitaires.
Selon les dernières études de l’OMS, la pollution atmosphérique, et notamment celle liée aux redoutables particules fines, tue chaque année 7 millions de personnes dans le monde, ce qui représente 12 % des décès sur la planète en 2019. Et l’Europe n’est pas épargnée par cette hécatombe diffuse et silencieuse : un récent rapport de l’AEE (Agence européenne de l’environnement) nous révèle (Voir EEA) que cette pollution atmosphérique, largement provoquée par le développement des transports routiers, tue 630 000 personnes par an en Europe, soit 13 % des décès annuels. Enfin, le dernier obstacle auquel va se heurter cet essor des transports routiers est celui de la réduction drastique des émissions des émissions de CO2 liés aux transports terrestres, dans le cadre de la lutte mondiale contre le réchauffement climatique.
Vers la fin des véhicules polluants ?
Heureusement, les principaux constructeurs européens de camions (dont Daimler, Scania, Man, Volvo, Daf, Iveco et Ford) se sont engagés, il y a quelques semaines, à exclure les véhicules polluants de leurs ventes d’ici à 2040. Ils vont investir 100 milliards d’euros sur 20 ans pour développer les camions à hydrogène et les batteries de nouvelle génération, ce qui pourrait permettre de réduire de moitié les émissions de CO2 liées au fret routier d’ici 2040.
Mais agir sur le seul levier de la propulsion et des carburants ne suffira pas à résoudre cette équation difficile : comment continuer à développer les transports terrestres, tout en réduisant drastiquement la pollution et les émissions de CO2 de ce secteur, et en améliorant la productivité et la qualité des services finaux rendus aux clients et consommateurs ?
Pour réussir cette quadrature du cercle, une autre révolution est en marche, celle des camions autonomes et des réseaux de transports intelligents. Il y a un an, un camion entièrement autonome est parvenu à traverser les Etats-Unis d’Ouest en Est, sur plus de 4500 km pour relier Tulare (Californie) à Quakertown (Pennsylvanie) et livrer sa cargaison, composée de 18 tonnes de beurre. Selon la société Plus.AI, il s’agit de « la première expérimentation américaine de niveau 4 à transporter une remorque réfrigérée entièrement chargée de marchandises périssables ».
Cet exploit, réalisé en conditions réelles de circulation, a pu être accompli grâce à l’utilisation d’un nouvel algorithme d’apprentissage profond ainsi que de technologies de localisation et de cartographie simultanées (SLAM). Fort de ce succès, la société envisage de commercialiser ses camions autonomes d’ici à 2023, après avoir obtenu toutes les autorisations et homologations réglementaires nécessaires de la part des autorités fédérales et étatiques.
Au-delà de la prouesse technologique, la transition vers les transports terrestres autonomes répond à une nécessité de réduction des coûts globaux de l’acheminement par route des marchandises, coût économique, mais également coût humain. On estime en effet que les transports routiers entraînent la mort d’au moins 100 000 personnes par an dans le monde et dans 9 % des accidents graves impliquant des poids lourds, c’est l’erreur humaine qui est en cause… Par ailleurs, le coût économique des embouteillages routiers a explosé au cours des vingt dernières années et dépasse à présent les 120 milliards d’euros par an pour l’Europe (dont six milliards par an pour la France). On retrouve des chiffres similaires outre-Atlantique, où les transports routiers, très développés dans cet immense pays, font plus de 4 000 morts et 10 000 blessés chaque année. Quant à la congestion routière, son coût pour les entreprises américaines est estimé à 70 milliards de dollars par an.
L’innovation comme moteur de sécurité et de mieux-vivre
En Europe, Einride, une entreprise suédoise, a été la première, en avril dernier, à faire circuler un camion autonome sur une route ouverte à la circulation. A partir d’un poste de commande, l’opérateur peut suivre à distance sur écran géant les déplacements des camions à guider ; il voit à l’écran une trajectoire virtuelle idéale qui s’affiche au sol et peut effectuer notamment les manœuvres délicates d’approche au moment du chargement et du déchargement.
Grâce à ce nouveau système de transport, il est possible, à terme, selon Einride, de multiplier par quatre la productivité, tout en réduisant le coût horaire du transport de 30 %, ce qui permet d’amortir en seulement quelques années le coût élevé que représente l’acquisition des nouveaux matériels et logiciels nécessaires à cette transition logistique. Pour l’instant, les camions Einride restent semi-autonomes, ce qui signifie qu’un être humain est toujours présent au poste de conduite. Ils sont destinés à accomplir des trajets répétitifs sur des distances relativement courtes entre deux points. Séduit par la fiabilité et la souplesse de ce concept, Coca-Cola European Partners a décidé d’adopter cette solution logistique pour son circuit de transport sur un site situé à Jordbro, près de Stockholm.
En octobre dernier, l’allemand Daimler Trucks a, pour sa part, signé un partenariat mondial avec Waymo, spécialiste américain de la conduite autonome. L’accord prévoit d’aller plus rapidement vers le camion autonome, en combinant la technologie de conduite de niveau 4 (très automatisée) de Waymo, avec une nouvelle version du camion Freightliner Cascadia de Daimler Trucks.
Il s’agit également d’améliorer de façon décisive la sécurité routière et l’efficacité du transport pour les flottes de véhicules. Ce futur camion autonome de Daimler, équipé du système Waymo Driver, sera commercialisé auprès des clients américains d’ici 2025.
Daimler vient également de se rapprocher de Luminar, pionnier du développement du Lidar, une technologie optique indispensable à la généralisation des véhicules automatisés sur la route. Le capteur Lidar émet des impulsions de lumière infrarouge, puis mesure le temps de retour de ces faisceaux, lorsqu’ils reviennent après avoir été réfléchis sur des objets situés à proximité. Ce type de capteur est capable de calculer précisément la distance par rapport à chaque objet, en calculant les durées d’émission de l’impulsion laser et de l’impulsion de retour. En multipliant le nombre de capteurs de ce type et en les associant à une puissance de traitement informatique suffisante, il est à présent possible de dresser en temps réel une cartographie 3D précise de l’environnement, intégrant la position, la forme et la vitesse relative des différents objets évoluant dans le « champ de vision » du véhicule.
Un nouveau pas a été franchi il y a quelques semaines, lorsque le géant américain du commerce, Walmart, et la startup Gatik ont annoncé qu’ils allaient commencer leurs premiers tests de livraison avec un véhicule autonome sans chauffeur de sécurité. Les deux entreprises coopèrent déjà depuis 18 mois dans la ville de Bentonville, située dans l’État de l’Arkansas.
Des camions de livraison munis de capteurs et d’un logiciel de conduite autonome y parcourent une route de 3 km entre un entrepôt de stockage des produits et un supermarché Walmart de taille moyenne. Pour limiter la complexité de gestion informatique du système de conduite et de guidage, Gatik a fait le choix de faire voyager ses véhicules de livraison sur des routes spécifiques afin que le logiciel de guidage soit moins lourd. « C’est une approche que nous appelons l’autonomie structurée, et qui présente l’avantage d’être plus sûre, parce qu’elle nous permet de limiter le défi de l’autonomie, en optimisant fortement nos itinéraires de livraison », souligne Gautam Narang, le PDG de Gatik.
Ce système de navigation se concentre, non sur la livraison directe au consommateur, mais sur les livraisons au sein d’une chaîne logistique, qui représentent un coût élevé pour les entreprises. Walmart et Gatik estiment que l’automatisation des livraisons peut réduire de moitié les coûts logistiques. Dans cette nouvelle phase du projet de transport autonome, les camions de Gatik vont devoir parcourir un trajet de 30 km, entre un magasin Walmart et un lieu de livraison où les clients pourront venir chercher leurs commandes.
Si Walmart croit en cette solution, c’est qu’il constate que 90 % des Américains habitent à moins de 10 miles d’un Walmart. D’où l’idée de créer des points de collecte avec un véhicule autonome effectuant des livraisons en boucle.
Le premier réseau de fret autonome
Si les Etats-Unis sont en pointe dans le développement du camion autonome, c’est parce que, dans cet immense pays, le transport de marchandises s’effectue essentiellement par la route. La startup TuSimple, spécialiste des technologies de conduite autonome appliquées aux camions transportant des marchandises, a d’ailleurs présenté l’été dernier le premier réseau de fret autonome au monde.
Ce projet, baptisé AFN (Réseau Autonome de Fret), est un réseau cartographié de routes et de sites d’expédition sur le territoire américain. Il a été conçu pour les opérations de fret par camions autonomes. Son déploiement, prévu à l’horizon 2024, s’effectuera avec le soutien d’UPS, du transporteur Xpress, du logisticien Penske Truck Leasing et du géant de la distribution McLane Inc.
Cet AFN est composé de quatre éléments : les camions autonomes, les itinéraires cartographiés numériques, les terminaux de fret et un système central qui permettra aux clients de surveiller les opérations et les expéditions en temps réel. Ce réseau vise non seulement à augmenter la capacité de transport optimisé, mais également à améliorer la plate-forme technologique alimentée par l’intelligence artificielle. « Notre objectif final est de mettre en place un réseau de transport à l’échelle nationale, composé d’itinéraires cartographiés reliant des centaines de terminaux, afin de permettre des opérations de fret autonomes long-courriers efficaces et peu coûteux », indique Cheng Lu, le dirigeant de TuSimple. « En lançant l’AFN avec nos partenaires stratégiques, nous serons en mesure d’étendre les voies dédiées aux véhicules autonomes pour fournir aux utilisateurs un accès à la technologie, n’importe où et 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ».
En France, des expérimentations de livraisons urbaines par robots ont démarré à Montpellier et devraient être généralisées d’ici 2025. Au Japon, Panasonic a débuté en décembre dernier un service de livraison par robot autonome dans la ville de Fujisawa, à l’est du Japon. L’entreprise réalise ce test en coopération avec la municipalité afin de faire circuler ses robots via un réseau public. Pour des raisons de sécurité, un opérateur surveille en permanence à distance les robots, et peut reprendre le contrôle des véhicules en cas de besoin. L’objectif de ce système est double : faire face à la pénurie de personnel dédié à la livraison dans le secteur alimentaire et permettre une livraison à domicile sécurisée, dans le contexte de pandémie de Covid.
Un bouleversement de nos sociétés
Selon une récente étude du Cabinet Mc Kinsey, l’arrivée des camions et robots autonomes de transports va bouleverser le secteur de la logistique d’ici dix ans et devrait permettre à terme une réduction des coûts d’exploitation jusqu’à 45 %. L’étude estime par ailleurs que l’arrivé des camions et utilitaires autonomes va accélérer l’intégration des constructeurs de poids lourds dans le transport et son organisation.
En optimisant la gestion du fret routier, jusqu’au client ou consommateur final, les camions et robots autonomes de transports vont enfin profondément transformer les circuits de production et de distribution des biens et produits et accélérer l’avènement de la distribution en temps réel et sur mesure. On peut en effet prévoir que, d’ici une dizaine d’années, il deviendra possible, au moins dans les pays développés, pour une entreprise, comme pour un particulier, de commander à n’importe quelle heure, n’importe quel produit, et de se le faire livrer n’importe où par transport automatisé, dans une chaîne logistique qui intégrera en amont le ferroutage, puis les camions autonomes, les robots de livraison, les drones et la production additive à distance par imprimante 3D.
Cette rupture techno-économique majeure vers un système de transport routier numérisé et intelligent, intégrant complètement, via l’internet des objets, les fonctions de production, de distribution, de service, et de consommation va changer la nature même de nos économies et de nos sociétés et va également bouleverser nos modèles d’organisation urbaine et d’aménagement de l’espace et du territoire. C’est pourquoi nous devons dès à présent nous préparer à cette mutation et l’anticiper, pour qu’elle soit à la fois génératrice de richesses collective et d’une meilleure qualité de vie pour chacun d’entre nous.
René TRÉGOUËT, Sénateur honoraire – Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
Cet article a été initialement publié sur le site RT Flash, 29/01/2021