Alors que l’innovation constitue aujourd’hui un axe majeur de l’action tant publique que privée, la science, hier synonyme de progrès, est devenue source d’angoisse chez de nombreux citoyens. Dans le cadre de la démarche Métropole des savoirs qui vise, entre autres, à favoriser le dialogue sciences-société, le Grand Lyon se penche sur les imaginaires des sciences, en particulier des biosciences, fort présentes sur son territoire. Les sciences et les techniques ont nourri de nombreux imaginaires qui façonnent la manière dont nous nous représentons le monde.
À partir de l’exploration d’un certain nombre d’œuvres de science fiction — surtout des films —, ce rapport décrypte dix imaginaires (fin du monde, contagion, immortalité, maîtrise, privatisation du monde, mutation..).
Illustration : « Oedipus » – Max Ernst 1922 (détail)
Ici sont rassemblés dix imaginaires associés aux sciences et aux techniques. Pour les décrire et les illustrer, nous avons privilégié les œuvres de science-fiction — principalement des films de cinéma — sans nous interdire toutefois de puiser dans la presse. Enfin, il nous a paru intéressant de faire apparaître le plus clairement possible la manière dont les imaginaires décrits pouvaient parfois renvoyer à des questionnements récurrents des cultures humaines.
Qu’est‐ce que l’imaginaire ?
Imaginaire, adj. : « Qui est créé par l’imagination, qui n’existe que dans l’imagination »
Imaginaire, nom : « Domaine de l’imagination » Larousse
(Illustration : Max Ernst – Collage)
Distinguer imaginaire et imagination
Adjectif ou nom, les deux définitions que donne le Larousse du terme imaginaire font de l’imagination la clé de sa compréhension. Pourtant… mettons en miroir deux expressions qui emploient, la première, « imaginaire » comme adjectif, et la seconde, « imaginaire » comme nom. « Ville imaginaire » | « Imaginaire de la ville ». Dans la première formule, la ville imaginaire, est bien la ville produite par la faculté de l’imagination. Mais, la seconde expression qui désigne l’imaginaire de la ville semble porter un sens beaucoup plus vaste.
Même sans qu’une définition de l’imaginaire ait été posée, intuitivement, on sent la différence. Il y a plus dans l’imaginaire de la ville que la seule mobilisation de la faculté d’imagination. L’imaginaire de la ville intègre aussi des éléments de réalité ou plus précisément des éléments de la réalité tels qu’elle est représentée. On y entend des clichés, des images, des sons, des odeurs, des sensations, un ensemble de données mentales, affectives et presque sensitives. Le contenu de ces éléments est différent quand on les convoque pour illustrer notre idée de Paris plutôt que celle de Tokyo, Moscou ou New York ou des villes génériques telles la ville industrielle ou la ville post-apocalyptique. C’est dans cette acception là que l’on se place ici pour désigner l’imaginaire des sciences et des techniques.
Invariance ou historicité de l’imaginaire ?
Quittons la langue courante et entrons dans le domaine du langage spécialisé. Que disent les chercheurs de l’imaginaire ? On s’en tiendra à souligner une ligne de fracture entre deux conceptions. Des structuralistes, comme Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil, des philosophes, comme Gaston Bachelard et Gilbert Durand, ou encore des psychologues, dont Carl Jung en particulier, pour ne citer que ceux-là, ont proposé différentes conceptions de l’imaginaire ayant en commun de renvoyer à des invariants. L’imaginaire représenterait ainsi des archétypes ou de grandes catégories quasi-fixes de l’appropriation du monde. De l’autre côté, des historiens, notamment venus de l’école des Annales, comme Jacques Le Goff, intéressés à l’histoire des idées, ont proposé de comprendre les imaginaires comme les produits d’une culture particulière et donc historiquement datés. Aujourd’hui, des auteurs comme Lucian Boia, historien, ou Jean-Jacques Wuneburger, philosophe, proposent d’articuler des deux aspects. Comment ? En posant que l’imaginaire est l’actualisation particulière d’un archétype. Par exemple, la peur de la destruction qui se retrouve dans de nombreuses époques et cultures sur la planète peut prendre des aspects très divers. Il peut s’agir du déluge dans la culture babylonienne ou biblique, quand le 20e siècle l’a davantage représentée sous la forme d’une apocalypse nucléaire. « Fixité structurelle par-dessus les découpages culturels et chronologiques », écrit Lucian Boia.
L’imaginaire est pluriel parce qu’il touche des thèmes, des cultures et des individus différents. Il y a un imaginaire de la ville, des sciences, de la nature, etc. Ces imaginaires eux-mêmes varient selon les cultures, c’est-à-dire selon les époques, les lieux mais aussi les individus et les identités. Il y a enfin des imaginaires liés à des imaginaires personnels, propres à la culture et la sensibilité de chaque personne. Dans cette variété, on peut distinguer un imaginaire de la technique et des sciences qui se définit comme un ensemble de références plus ou moins explicites qui modèlent notre vision de la technique, soit de manière négative, soit à l’inverse de manière positive.
Le rôle de la (science) fiction
©Cnarzy Robert
Expérimenter virtuellement
La science fiction peut également être le lieu virtuel où effectuer des expériences de pensée. Là, « la science fiction est une forme d’expérimentation mentale dont on peut prendre en compte, discuter, mettre en débat les résultats ; […] ». La fiction pose un cadre, un décor, puis joue avec des scénarios, teste des hypothèses, met en place des réponses à des questions éthiques. Le sociologue Cédric Polère indique qu’elle permet d’ « identifier des alternatives, des solutions à des problèmes. Cette fonction, sous utilisée, est mise en œuvre par exemple à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). La Chaire de responsabilité sociale et de développement durable a amorcé un projet qui recherche dans la science‐fiction des pistes de sociétés alternatives capables de résoudre les défis écologiques.
Tester des modes de relations
Dans ces jeux d’expérimentation, il devient possible de tester des relations entre l’homme et son environnement, technique, scientifique, social… Cette dimension de la science fiction est par exemple particulièrement importante, on vient de le voir, pour chercher à définir les liens que l’homme peut entretenir avec la technique et notamment avec la figure du robot.
Faire peur et jouer une fonction de précaution
De nombreux récits de science fiction, et bien sûr, plus encore appartenant au registre de l’horreur, ont pour objet de susciter la peur. Certains de ces récits parlent des peurs contemporaines, d’autres de celles que nous projetons dans le futur, par exemple celle du renversement du rapport homme/machine.
Anticiper le futur et œuvrer en mode prospectif
D’une manière générale, ces différentes fonctions sont toutes, ou presque, une manière d’anticiper l’avenir, d’élaborer des scénarios possibles, voire probables. Certains représentent des futurs souhaitables, mais qu’il nous faut encore apprivoiser, d’autres permettent de comprendre les changements à l’œuvre et les mutations qui peuvent nous toucher, d’autres encore permettent de donner du sens à ces avenirs possibles ou d’édifier de nouvelles règles, etc. Ces récits contribuent à la création d’un imaginaire commun, sorte de langue icono-verbale partagée à partir de laquelle préparer le futur. Dans ces cas là, on peut dire que la fiction d’anticipation, et particulièrement la science fiction, est un moyen de « se préparer à des mutations ». D’autres parmi ces futurs possibles n’apparaîtront pas comme souhaitables. Les œuvres de fiction et singulièrement de science fiction, fonctionnant comme des « dispositifs exploratoires », mettent alors en évidence les conséquences préjudiciables.
L’imaginaire dans la Mutation
L’imaginaire de la mutation s’est développé au cours du 20e siècle, en lien avec les progrès de la biologie et en particulier ceux de la génétique. Il est donc récent. Pourtant, si on veut bien accepter ce principe qu’un imaginaire moderne fort n’est jamais qu’une forme renouvelée d’un thème plus ancien, on pourra faire sienne cette idée que « le mutant semble être la forme contemporaine de la métamorphose et de la monstruosité » 70. Mais bien que renvoyant incontestablement au monstre, l’imaginaire de la mutation n’est pas que négatif. Il est sans doute l’un des plus ambivalents tant il peut, au contraire, être positif.
Cette ambivalence reflète le caractère aléatoire de la mutation : une sorte de loterie à laquelle on ne gagne pas à tous les coups. Parfois c’est un monstre qui sort du chapeau de l’évolution ou de l’éprouvette, parfois c’est un héros qui naît au monde. A chaque fois cependant, c’est bien à une rupture dans l’ordre naturel que l’on assiste, et une rupture anthropologique majeure quand elle touche l’humain, comme dans l’univers Marvel et les XMen.
Perte d’identité et dégénérescence
La mutation peut être la conséquence de l’aléa naturel, de l’exposition à des substances nocives — comme les rayons X, les rayons Gama (L’Incroyable Hulk, Louis Leterrier, 2008, USA), les déchets bio-toxiques (Daredevil, Mark Steven Johnson, 2003, USA), ou nucléaires (voir contamination), etc. —, ou encore à des manipulations génétiques. Mais quelle qu’en soit l’origine, le fruit de ces mutations renvoie souvent au monstrueux. Monstruosité physique, comme dans Hulk, La Mutante (Species, Roger Donaldson, 1995, USA), ou encore Splice (Vincenzo Natali, 2010, FR/CA). Monstruosité morale, comme dans le cas des « super vilains » de la Confrérie des mauvais mutants qui s’opposent aux super héros de l’univers Marvel. Ces « méchants » sont effectivement prêts à exterminer l’homme pour que s’ouvre pleinement l’ère nouvelle du mutant, lequel représente le degré supérieur de l’évolution.
La mutation est un saut hors de l’espèce etc’est en cela qu’elle présente des incertitudes. Celui qui mute est touché par une altérité radicale, il devient l’Autre de l’homme. Ainsi Hulk est-il moins l’alias de Bruce Baner que son Autre et la lutte schizophrénique entre l’homme et le mutant est l’un des fils conducteurs de l’histoire créée par Stan Lee et Jack Kirby en 1962. Dans District 9 (Neill Blomkamp, 2009, ZA), des aliens sont parqués dans un camp de réfugies en Afrique du Sud. Maltraités, sous-nourris, laissés aux mains des mafias et humiliés par les hommes, ils sont exploités par la compagnie Multi-National United (MNU) pour laquelle travaille Wikus Van der Merwe. Infecté par un fluide extraterrestre, celui-ci subit une mutation qui, au terme de quelques jours, le conduira à se changer en alien. Ce processus de transformation physique contraint s’accompagne d’une prise de conscience quant à la condition des aliens. On est alors témoin d’un cheminement psychologique et moral opéré sous l’effet de la mutation physique qui conduit le héros à se rapprocher de ceux qu’il avait mal-traité au point de risquer sa vie pour eux. De même, l’histoire les X-Men telle que la fait évoluer Chris Clarmont à partir de 1976 est édifiante d’une lutte, non plus individuelle mais collective, pour ou contre la mutation. Métaphore à la fois du régime de l’Apartheid et du nazisme, l’état de Genosha situé sur une île éponyme de l’Océan indien a organisé la ségrégation entre humains et mutants. Ces derniers sont réduits en esclavage, leur population est contrôlée. Le mutant est un autre de l’homme qu’il faut dépouiller de toute humanité. Dans le film X-Men (Bryan Singer, 2000, USA), l’humanité rencontre une période de mutation. De nombreux enfants présentent un gène X qui les singularise. En arrière plan du film d’action, X-Men propose ainsi une réflexion sur la manière de considérer l’altérité, sur l’accueil fait à une nouvelle « version » de l’homme. « Si l’eschatologie écologique maintient le principe de la destruction de l’homme à travers celle de son environnement, dans la plupart des narrations pessimistes, l’espèce survit mais se transforme ou se trouve remplacée par des êtres qu’elle a elle-même fabriqués. La crainte de la destruction matérielle cède le pas à celle de la perte d’une hypothétique essence ou identité, peur d’une humanité dénaturée dans laquelle nous, créature du début du troisième millénaire, ne pouvons plus nous reconnaître ».
Homo superior et régénérescence
A l’exact opposé de cette face sombre de l’imaginaire de la mutation, se trouve une face plus lumineuse. Dans ce récit optimiste, que l’on trouve parfois dans les mêmes histoires que celles précédemment citées, la mutation est inéluctable pour l’humanité et un possible bonheur. Car si le sens de l’évolution est bien donné, ce qui ne l’est pas ce sont les valeurs qui triompheront.
Le rêve chéri par le professeur Charles Xavier dans la saga X-Men est de protéger les hommes de leurs propres peurs pour instaurer la paix entre eux et les mutants. Ici les mutants ne sont plus nécessairement terrifiants. Ils sont un Autre, certes, mais ils sont « notre » Autre, l’image que le futur nous renvoie de nous-même. En définitive, les mutants ne représentent plus une rupture mais une continuité, ils renvoient à une version plus aboutie de l’homme et donc à un scénario cohérent avec l’idée d’évolution entendue comme progrès.
Contrôler le principe de l’évolution
Si la mutation fait peur, c’est qu’elle est associée au hasard. Dans l’imaginaire, diminuer la peur et apprivoiser la mutation, passe par la tentative de contrôle du processus pour qu’il ne relève plus de la loterie mais du projet scientifique. Le philosophe des sciences Thierry Hoquet parle à ce sujet « d’espérance de la mutation ».
Malheureusement pour l’humanité, dit la fiction, de nombreux cas de mutations monstrueuses (Splice ou La Mutante) sont issus de manipulations génétiques. Ces histoires nous racontent alors l’échec du processus scientifique qui cherchait à la maîtriser, la mutation et l’inconscience d’une espèce qui se met en danger en provoquant le péril qu’elle voulait éviter. Proche de cet imaginaire de la faillite de la maîtrise, on trouve encore fréquemment le thème de la mutation lié à l’accident scientifique. La fiction est riche d’exemples de virus ou de sérum (voir Contagion) qui ont pour effet de transformer les hommes en mutants que l’imaginaire associe cependant plus souvent aux zombies ou aux morts vivants.
Pour échapper à l’aléa naturel, l’humanité « bricole » son patrimoine génétique à tel point que pour Thierry Hoquet : « Il se pourrait que le concept de bricolage serve de fondement à une nouvelle utopie technique, dans la mesure où il laisse entendre que la technique, dans sa marche, avance comme l’évolution, par petits pas aveugles, équivalents des mutations aléatoires de la sélection naturelle ». L’imaginaire du bricolage biotechnologique s’incarne dans la pratique récente de ce que l’on nomme la « biologie de garage ». Le terme « désigne les amateurs qui, sans avoir des intentions nécessairement malveillantes, cherchent – le plus souvent en dehors des institutions officielles de recherche – à créer des organismes biologiques par curiosité ou par souci de démontrer leur capacité. Leur motivation peut être jugée comparable aux hackers informatiques opérant sans arrière-pensée malveillante. Aux États-Unis, notamment, ces individus sont considérés comme faisant partie d’une communauté informelle appelée DIY (Do It Yourself : faites-le vous-même) ».
On trouve également des « community biotech labs » encouragées par les autorités de régulation comme la Commissions institutionnelle de biosécurité (IBC) et de surveillance, comme le FBI, pour favoriser le DIWO « Do it with others ». Ces laboratoires permettraient un meilleur contrôle des activités de « bricolage » et pourraient devenir des lieux d’innovation.
Pour aller plus loin :
– Exposition « Imaginez l’imaginaire » jusqu’au 11 février 2013 au palais de Tokyo
– Centre de recherche sur l’imaginaire, CRI (Expositions, Journées d’études,…)
– Les Cahiers européens de l’imaginaire, revue fondée par Michel Maffesoli et Gilbert Durand
(Dossier réalisé par Ludovic Viévard / Millénaire3 – 2012)
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