Étonnante conférence que celle du 29 mars dernier, organisée par l’Institut G9+, qui nous a fait passer en deux heures de l’enthousiasme pour les nouvelles techniques de la médecine à la crainte d’être lancés dans un changement pas vraiment raisonné et déjà sans retour.
Comment expliquer la médecine du futur ? En quoi la convergence entre les nouvelles technologies du numérique et les neurosciences a-t-elle permis d’abattre les barrières scientifiques et les freins sociétaux ? Jusqu’où la science peut-elle s’étendre ? Quels sont les intérêts économiques sous-jacents ? Quelles limites doivent être posées et par quels acteurs ?
Comprendre les enjeux essentiels, identifier les évolutions clés sur les plans techniques, scientifiques, industriels mais aussi éthiques ont été les objectifs de cette rencontre.
Le vieillissement continu de la population (avec 3 mois d’espérance de vie gagnés par an, les plus de 65 ans représenteront plus de 25% de la population européenne en 2030) s’accompagne d’une explosion des atteintes du cerveau, c’est-à dire de l’essence même de l’homme. Le seul coût annuel de prise en charge des démences en Europe représente d’ores et déjà plus de 130 milliards et devrait doubler d’ici 20 ans.
Face à ce défi sociétal d’une ampleur inédite, la technologie ouvre des perspectives impressionnantes pour la médecine. Pourtant elle n’a jamais suscité autant de débats et de fascination. E-santé, biotechnologies…
Cédric Villani, Professeur de l’Université de Lyon, Directeur de l’Institut Henri Poincaré, Membre de l’Académie des Sciences, Médaille Fields 2010, nous a embarqués dans un survol de la convergence entre mathématiques et médecine. Physique et chimie avaient déjà permis de faire progresser les techniques d’exploration (IRM, méthode Clarity, activation de neurones par fibres optiques,…) et d’accumuler des bases de données considérables. Les mathématiques permettent d’aller plus loin. Et pourtant, reconnaît Cédric Villani, « l’interface entre mathématiques et biologie a du mal à se mettre en place». Faudrait-il alors développer de nouveaux concepts mathématiques pour s’attaquer à la biologie ? Rien de tel n’est prévu pour le moment : les deux principaux axes de travail sont de mieux utiliser les données, de plus en plus nombreuses (big data ou mégadonnées), et de construire des modèles de la réalité (modèles in silico).
Mieux exploiter les données, c’est d’abord savoir tirer le meilleur quand il y en a beaucoup (et on peut en collecter de plus en plus). La machinerie statistique moderne est un des principaux outils. Couplée à ces mégadonnées, elle trouve des applications dans l’automatisation des diagnostics.
Autre application impressionnante, l’apprentissage automatique tel que les programmes IBM Watson ont su l’illustrer : des algorithmes reconnaissent un chat, après avoir collecté et trié un grand nombre d‘images de chats. C’est que « le nombre écrase tout », résume joliment Cédric Villani : il vaut mieux une mégabase de données de qualité moyenne que moins de données de meilleure qualité.
C’est le pari qu’a pris Google avec son ambition affichée de faire glisser la médecine actuelle vers une médecine bien plus préventive grâce à la technologie : le géant dispose d’un point fort inégalé dans le monde entier -sauf, peut-être, par IBM et sa filiale Watson : ses bases de données gigantesques sur la population mondiale et sa capacité algorithmique. Google peut apporter de l’intelligence à la prise de décision médicale.
En parallèle de ses travaux de recherche qui ne porteront pas leurs fruits avant 10 ou 15 ans, Google va déjà pouvoir utiliser ses supers calculateurs pour aider la recherche et les médecins, analyse Paul-Louis Belletante dans une interview dans le Journal Du Net . Encore faut-il qu’il y trouve un modèle économique. » « Une fois que des dispositifs globaux auront été mis en place pour la collecte de données de santé, la contextualisation des informations deviendra importante et Google va jouer un rôle énorme en apportant de l’intelligence et en aidant à la prise de décision », ajoute Christophe Lorieux, de Santech. En attendant d’entrer de plein pied dans le secteur médical, Google développe des services autour de son activité de base de moteur de recherche. D’abord, bien sûr, en lançant comme la plupart des mastodontes du Web une plateforme de bien-être, Google Fit, permettant aux utilisateurs de centraliser les données issues de leurs capteurs ou applications. Mais aussi, contrairement à nombre de ses concurrents, en mettant le pied dans le domaine purement médical : le Knowledge Graph Santé, cet outil qui fait apparaître des encarts à droite des résultats de recherche avec des informations détaillées sur les sujets de santé, testé depuis février 2015 aux Etats-Unis ; un service de téléconsultation médicale sur Hangout ; une plateforme et API, Google Genomics, qui permet aux chercheurs de stocker et analyser des milliers de génomes et d’identifier les gènes causant certaines maladies…
Mais « attention à penser aussi à la modélisation » (qui peut sembler inutile si on a beaucoup de données), nous rappelle Cédric Villani. Des applications existent déjà sur le cancer, le cœur et le cerveau, … Modéliser la propagation de cellules cancéreuses va permettre par exemple d’anticiper le meilleur moment pour opérer.
La collaboration entre mathématiciens et médecins, souvent évoquée comme une condition de succès, ne va pas de soi : les mathématiciens restent parfois centrés sur un sujet étroit. Alors qu’en biologie, il faut regarder tout ensemble. Et, difficulté supplémentaire, « la psychologie est fondamentale mais on ne sait pas la modéliser ».
Les évolutions de la médecine ne peuvent pas être regardées du seul point de vue technologique. C’est le point principal de Patrick Johnson (Dassault Systèmes), intervenu ensuite, pour qui il y a une redéfinition du périmètre géographique et temporel de la santé. « On est à un point d’inflexion avec bientôt une préoccupation constante de sa santé : pas seulement pour se soigner quand on est malade.
D’autre part, la médecine se segmente. « Le modèle traditionnel des pharmas, c’était un médicament pour tous ». On est en train d’arriver à « des médicaments pour certaines populations. Et le graal, c’est un médicament pour votre propre génome ».
La première table-ronde revient sur les notions de mégadonnées, de multidisplinarité et de modèles.
Les méthodes statistiques et les modèles numériques marchent-ils bien en biologie ?
• Oui, si on en croit Abdelmadjid Hihi (CEA Clinatec) : ses équipes mènent des essais cliniques sur un petit nombre de patients et utilisent les méthodes mathématiques pour en déduire ensuite des inférences. Par exemple, décoder les signaux du cerveau et les relier à des mouvements pour ensuite recalculer un mouvement à partir d’un signal.
• Réponse plus nuancée de Jean-Philippe Deslys (CEA DRF – Spécialiste du cerveau). « On va aller vers l’intelligence et les systèmes virtuels pour exploiter cette puissance », nous-il. Mais « on est très démuni face aux maladies qui détruisent le cerveau (maladies à prions, Alzheimer) : il n’y a pas de traitement ; les industriels arrêtent dans certains cas parce que les hypothèses sont fausses. On a donc besoin de modèles ». Et, pour lui, « les modèles qui seraient basés uniquement sur du in silico ne correspondent pas pour le moment». « On a donc besoin de se rapprocher davantage du vivant, en faisant appel à des technologies de reprogrammation cellulaire ». Grâce à ces technologies, « on peut même créer des mini-organes (organoïdes, p.ex. des mini-cerveaux) » nous dit Jean-Philippe Deslys. Mais ces structures n’ont d’intérêt que si on peut appréhender leur complexité. « Il faut collecter ces données, être capables de jongler avec, sinon ça ne sert à rien ». Et c’est là que le CEA voit tout l’intérêt de « faire le lien entre supercalculateurs, simulation numérique et applications », comme c’est le cas pour avec le projet 3D NeuroSecure auquel il contribue.
« L’autre mutation de la médecine, nous dit Patrick Johnson, vice-président Sciences & Corporate Research – Dassault Systèmes, c’est le caractère multidisciplinaire des mégadonnées » auxquelles sont confrontés les praticiens.
Mais comment éviter d’être submergé par ces données ? « Il faut leur donner du sens au travers de la modélisation ». Et c’est là que la dialectique scientifique prend un nouvel essor avec la cohabitation de trois ensembles : le in vitro (les données cultivées), in vivo (les données prélevées sur le vivant) et in silico (les modèles de représentations théoriques). Le numérique étant le catalyseur de la régulation entre ces différentes disciplines. Une application parmi d’autres : comprendre pourquoi un système immunitaire rejette un médicament. « In silico et big data sont devenus centraux dans la recherche en médecine », résume Patrick Johnson.
Des communautés de patients s’organiseront pour financer leurs risques. La médecine personnalisée fait exploser les solidarités. C’est la thèse de Guy Vallancien, chirurgien-urologue, membre de l’Académie Nationale de Médecine, Auteur de « La médecine sans médecin ? Le numérique au service du malade », pour lequel « on va cotiser suivant ses moyens et pas suivant ses besoins ».
« Le risque de la médecine personnalisée, c’est la couverture santé personnalisée », complète Philippe Rollandin, Conseiller en communication, spécialisé dans la santé. Emmanuel Hirsch (Espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives) parle même en conclusion d’un « vrai paradoxe à parler de médecine personnalisée alors qu’elle est de plus en plus segmentée et non-accessible à tous. ».
La deuxième table-ronde approfondit les conséquences de ces évolutions pour le patient. Transparence et prédictibilité mettent à mal les libertés
« Le pire, note Philippe Rollandin, c’est qu’il y a une pression sociale à la transparence et à prédictibilité. Cette médecine devient intrusive » : le séquençage du génome deviendra obligatoire ; le dossier médical deviendra prédictif. Avec quelles conséquences si le dossier tombe entre les mains des assureurs santé ?….
D’ailleurs, « a-t-on envie, est-t-on en devoir de tout anticiper ? » dit Emmanuel Hirsch en évoquant le débat de la loi sur la fin de vie en 2 février 2016. « On a le droit d’être respecté dans notre droit de ne pas savoir ; le droit de ne pas être condamné à une destinée génomique ».
Et qui est propriétaire des données ? Charles Huot (Cap Digital), dans la première table-ronde, cite son programme Blue Botton destiné à « rendre au patient les données collectées à son sujet ».
Une bataille énorme s’annonce car la machine va faire ce que fait aujourd’hui le médecin. C’est le malade qui sera confronté aux machines, par exemple pour détecter une exposition au cancer. Le médecin, lui, deviendra un conseiller, pour choisir de suivre ou non les préconisations des machines. « Débarrassons nous de la technologie sur les machines », encourage Guy Vallancien ! Mais attention, « des pans entiers de l’action médicale vont disparaître … ».
Dans son ouvrage « La médecine sans médecin ?’, Guy Vallancien pose le problème du nouveau rôle du médecin généraliste dans un système de santé modernisé. L’évolution accélérée des technologies bouleverse la médecine et notre système sanitaire. Elle porte à ses dernières conséquences le changement que le stéthoscope de Laennec avait jadis engagé en forgeant un instrument qui démultiplie le pouvoir de l’observation. Nous assistons pour de bon à l’émergence de ce que Guy Vallancien propose d’appeler une «média-médecine», une médecine médiatisée par le recours aux capacités de l’ordinateur, que l’on retrouve de la génétique à la robotique chirurgicale, en passant par la télémédecine et les communautés de malades : Les imageries médicales et analyses biologiques toujours plus précises remplacent le médecin pour la plupart des diagnostics ; le décryptage du génome permet de prévoir les maladies ; Internet donne accès au savoir scientifique le plus récent, au dossier médical du patient et à l’expertise de confrères en cas de problème particulier ; les robots qui assistent actuellement le chirurgien, pourraient être pilotés par des ingénieurs spécialisés avant d’opérer seuls dans les cas standards.
Déchargé ainsi de nombreuses tâches, le rôle du médecin, et plus particulièrement du médecin généraliste, est de faire la synthèse de l’ensemble des informations reçues, d’exposer la situation au malade et de décider du traitement avec lui « Mon vrai rôle de médecin redeviendra celui qu’il aurait dû être. L’essence de ma vocation est l’écoute, l’attention à l’être en souffrance, sa prise en charge la plus personnelle qui soit, tenant compte de ses particularités propres, familiales, professionnelles, socioculturelles, et religieuses, dans une proximité que la machine ne pourra pas créer ».
C’est à l’analyse des transformations rendues possibles par cet outil d’une puissance incomparable que l’ouvrage est consacré. Leurs effets ne s’arrêtent pas à la seule pratique médicale. Elles permettent d’envisager une réorganisation profonde du système de santé. Contre l’antiscience actuelle, Guy Vallancien se livre à un vigoureux plaidoyer en faveur des progrès qui sont de la sorte à notre portée. Nous avons les moyens d’une médecine à la fois plus efficace et plus humaine. Sachons les saisir, argumente-t-il, au lieu de nous enfermer dans la défense de routines dépassées.
Emmanuel Hirsch, philosophe, Directeur de l’Espace national de réflexion éthique sur les maladies neurodégénératives, voit beaucoup d’improvisation dans les débats : « Notre société doit ressentir qu’il est encore possible de se poser des questions en termes d’humanité ». Sa position : croire « plutôt à une éthique de situation qu’aux fondamentaux de l’éthique » (dignité, respect, …). « Ne pas être théoréthique ». Ne pas se contenter de regarder les avancées techniques mais être « inventif d’une culture dont la société a besoin ». Or, selon lui, « Les gens sont dans la fascination », la mécanique semble échapper. Faut-il l’arrêter ? Non, pas de moratoire mais il faut savoir qu’il y a « un irrévocable : on n’aura plus la possibilité de se poser les questions après !», tout est dit ….
Peut-on alors compter sur une forme de régulation pour répondre à ces questions ? Aucun des contributeurs n’y croit.
• Patrice Cristofini (HUAWEI) évoque les pays émergents qui n’ont pas la même approche que les pays avancés : les nouvelles technologies y sont d’emblée intégrées dans le fonctionnement d’un service de santé dès la phase de conception. L’innovation va donc très vite, « et la régulation court après ».
• Même impression de Philippe Rollandin pour qui « les lois d’aujourd’hui sont des châteaux de sable face au tsunami qui s’annonce ».
• Emmanuel Hirsch, même, affirme qu’il « n’attend rien de la régulation. Les frontières sont là pour être transgressées».
En forme de conclusion ouverte, deux observations relancent la réflexion vers de nouvelles pistes :
– Guy Vallancien alerte sur le risque «de nous normaliser ; je veux des fous et des folles, des drogués, fumeurs et alcooliques. Combien de belles choses n’auraient pas été créées sans eux ? »
– Emmanuel Hirsch se pose la question de la « servitude volontaire », chère à La Boétie, à laquelle nous pourrions accepter de nous plier pour la seule raison que nous refusons de « vivre le monde tel qu’il est ».
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