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La marée menaçante des aliens

La marée menaçante des aliens

Une menace quasi invisible mais pourtant bien réelle : les espèces exotiques envahissantes.

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Les scientifiques ont beau être vilipendés sur les réseaux sociaux par les coups de boutoir des climatosceptiques et dénialistes, ils n’en continuent pas moins de redoubler d’effort pour comprendre ce qui se passe dans les bouleversements de notre planète. Ainsi, treize-mille études de référence ont été synthétisées pendant quatre ans pour cerner une menace quasi invisible mais pourtant bien réelle : les espèces exotiques envahissantes. Ces aliens, plantes ou animaux, détruisent les cultures, ravagent les forêts, propagent des maladies et bouleversent les écosystèmes se répandant de plus en plus rapidement à travers le monde. L’humanité n’a pas été et n’est toujours pas en mesure d’endiguer cette marée.

Le rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), l’équivalent du Giec pour la biodiversité, publié ce 4 août, est le fruit du travail considérable de 86 auteurs internationaux travaillant pendant quatre ans sous l’égide de l’ONU pour décortiquer plus de 13.000 études de référence. Les scientifiques alertent sur la « grave menace » que représentent ces espèces introduites par l’homme ou le dérèglement climatique, hors de leur milieu d’origine. Une menace aussi bien pour la nature que pour la qualité de la vie sur Terre. Ce phénomène longtemps sous-estimé va continuer à s’amplifier à l’avenir si rien n’est fait pour l’endiguer, préviennent ses auteurs, qui estiment qu’il est encore temps d’agir mais qu’il faut s’en donner les moyens.

Les invasions biologiques « sont devenues l’un des cinq cavaliers de l’apocalypse (…) qui s’abat de plus en plus rapidement sur le monde », a résumé Inger Andersen, directrice exécutive du Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE), demandant « à tous les décideurs d’utiliser les recommandations comme base pour agir face à cette menace croissante ». Ce rapport est « un appel à se réveiller » et doit « marquer un tournant dans la façon dont nous gérons ces espèces invasives », abonde le professeur Rick Stafford, membre de la société savante britannique BES (British Ecological Society).

« L’ampleur des menaces qui pèsent sur notre existence et le rythme des changements prévus augmentent à une vitesse encore plus alarmante, tandis que la fenêtre d’opportunité pour agir se rétrécit. Et tout ce que nous faisons c’est mettre le réveil en sourdine encore et encore ! » s’alarme John Spicer, expert en biologie marine à l’université de Plymouth. « Il est encore possible de limiter la menace des espèces exotiques envahissantes, mais cela nécessite une collaboration internationale et intersectorielle, une volonté politique de la part des gouvernements et des ressources substantielles« , juge Piero Genovesi, président du Groupe de spécialistes des espèces envahissantes (ISSG) de l’UICN.

De quelle menace s’agit-il ?

Plus de 37 000 espèces exotiques ont été introduites dans des régions et des biomes du monde entier. Cette estimation prudente augmente aujourd’hui à un rythme sans précédent. Plus de 3 500 d’entre elles sont des espèces exotiques envahissantes nuisibles, qui menacent gravement la nature, les contributions de la nature à l’homme et une bonne qualité de vie. Trop souvent ignorées jusqu’à ce qu’il soit trop tard, les espèces exotiques envahissantes représentent un défi important pour les populations de toutes les régions et de tous les pays.

Les exemples de menace sont nombreux : du dodo de l’île Maurice, disparu en raison de la prédation d’animaux importés par les colons (rats, chats, chiens), à l’écrevisse américaine, prédateur redoutable dans les cours d’eau français ou d’inoffensifs (apparemment) bourdons européens sur le point d’avoir la peau de son collègue chilien en ramenant un parasite ravageur.
De la jacinthe d’eau qui étouffe le lac Victoria en Afrique de l’Est aux rats et serpents bruns qui anéantissent des espèces d’oiseaux dans le Pacifique, en passant par les moustiques qui exposent de nouvelles régions au Zika, à la fièvre jaune, à la dengue et à d’autres maladies, le rapport répertorie plus de 37 000 espèces dites exotiques qui ont pris racine – souvent au sens propre – loin de leur lieu d’origine. Ce nombre est en forte augmentation et la facture des dégâts a été multipliée par quatre par décennie, en moyenne, depuis 1970. L’expansion économique, l’augmentation de la population et le changement climatique « accroîtront la fréquence et l’ampleur des invasions biologiques et des impacts des espèces exotiques envahissantes », conclut le rapport.

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La propagation des espèces est la preuve irréfutable que l’expansion rapide de l’activité humaine a si radicalement modifié les systèmes naturels qu’elle a fait basculer la Terre dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène. Que ce soit par accident ou volontairement, lorsque des espèces non indigènes se retrouvent à l’autre bout du monde, c’est l’homme qui est à blâmer.

La jacinthe qui, à un moment donné, couvrait 90 % du lac Victoria – paralysant les transports, étouffant la vie aquatique, bloquant les prises d’eau des barrages hydroélectriques et faisant proliférer les moustiques – aurait été introduite par les fonctionnaires coloniaux belges au Rwanda comme fleur de jardin ornementale avant de descendre le cours de la rivière Kagera dans les années 1980.

Les Everglades de Floride regorgent de descendants destructeurs d’anciens animaux de compagnie et de plantes d’intérieur, qu’il s’agisse de pythons de Birmanie de cinq mètres de long, de poissons-chats ambulants, de fougères grimpantes de l’Ancien Monde ou de poivrons brésiliens.

Au XIXe siècle, les colons anglais ont amené des lapins en Nouvelle-Zélande pour chasser et se nourrir. Lorsqu’ils se sont multipliés de façon exponentielle, les autorités ont importé de féroces petits carnivores, les stoats, afin de réduire leur nombre. Mais ces derniers se sont attaqués à des proies plus faciles : des dizaines d’espèces d’oiseaux endémiques qui ont rapidement été décimées, des bébés kiwis aux becs-en-ciseaux.

La Nouvelle-Zélande et l’Australie – où s’est déroulée une saga similaire, sont des « études de cas » sur la manière de ne pas contrôler un ravageur importé par un autre, a déclaré à l’AFP Elaine Murphy, scientifique au ministère néo-zélandais de la conservation. Le plus souvent, cependant, les espèces envahissantes sont des arrivées accidentelles, dans les eaux de ballast des cargos, dans les conteneurs de leurs cales ou dans la valise d’un touriste. La mer Méditerranée est pleine de poissons et de plantes non indigènes, comme le poisson-lion et l’algue tueuse, qui ont voyagé depuis la mer Rouge en passant par le canal de Suez. Des frelons meurtriers capables d’anéantir des colonies entières d’abeilles en une seule attaque seraient arrivés aux États-Unis en provenance d’Asie comme passagers clandestins dans des cargaisons.

Le dérèglement de la planète complice

« L’accélération de l’économie mondiale, l’intensification et l’élargissement des changements dans l’utilisation des terres et des mers, ainsi que les changements démographiques devraient entraîner une augmentation des espèces exotiques envahissantes dans le monde entier. Même sans l’introduction de nouvelles espèces exotiques, les espèces exotiques déjà établies continueront d’étendre leur aire de répartition et de se répandre dans de nouveaux pays et de nouvelles régions. Le changement climatique ne fera qu’aggraver la situation ». Le rapport souligne que les interactions entre les espèces exotiques envahissantes et d’autres facteurs de changement sont susceptibles d’amplifier leurs effets. Par exemple, les plantes exotiques envahissantes peuvent interagir avec le changement climatique, ce qui entraîne souvent des incendies plus intenses et plus fréquents, tels que les incendies de forêt dévastateurs qui ont eu lieu récemment dans le monde entier, et libère encore plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.

Les espèces envahissantes sont une cause importante de 60 % de toutes les extinctions de plantes ou d’animaux documentées, l’un des cinq principaux facteurs avec la perte d’habitat, le réchauffement climatique et la pollution, selon les conclusions du rapport. Et ces facteurs interagissent : l’emballement climatique a poussé les espèces exotiques vers des eaux ou des terres nouvellement réchauffées, où les espèces indigènes sont souvent vulnérables à des intrus qu’elles n’ont jamais rencontrés. L’incendie meurtrier qui a réduit en cendres la ville hawaïenne de Lahaina, sur l’île de Maui, le mois dernier, a été alimenté en partie par des herbes sèches – importées il y a plusieurs décennies pour nourrir le bétail – qui se sont répandues dans des plantations de sucre abandonnées.

Selon le rapport, 85 % des impacts documentés ont une incidence négative sur la santé, avec notamment des maladies telles que le paludisme, le Zika et la fièvre du Nil occidental, propagées par des espèces de moustiques exotiques envahissantes comme Aedes albopictus et Aedes aegyptii.

En s’installant durablement sur de nouveaux territoires, ces espèces « vont changer l’environnement local, avec des conséquences qu’on ne mesure pas toujours au début, mais qui peuvent conduire à faire disparaître certaines espèces natives », explique Christophe Diagne, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier. Une étude en 2021 dans Global Change Biology montrait que 14% de la « diversité fonctionnelle » (habitat et masse) des mammifères était menacée par les invasions biologiques et que 27% des oiseaux, particulièrement vulnérables, pourraient disparaître au cours des cinquante prochaines années.

Au niveau financier, les conséquences sont aussi considérables : en 2021, une étude dans Nature chiffrait le coût des ravages à au moins 1.288 milliards de dollars depuis 1970. « C’est énorme ! À titre de comparaison, ce montant est supérieur au PIB de la plupart des pays africains réunis« , souligne M. Diagne qui a coordonné cette étude. Une autre étude en avril juge le montant des dégâts à peu près similaire aux dommages causés par les tremblements de terre ou les inondations.

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Selon Invacost, une base de données coordonnée notamment par le CNRS, ce coût « triple chaque décennie depuis 1970 » quand dans « le même temps, les dépenses investies pour éviter ou contrôler ces invasions sont 10 à 100 fois moins importantes ».

Que faire ?

Ce rapport inédit a pour objectif de « faire autorité » et de « contribuer grandement à combler les lacunes critiques en matière de connaissances, à soutenir les décideurs et à sensibiliser le public », souligne Helen Roy du Centre britannique d’écologie et d’hydrologie, qui copréside la publication. Un traité mondial visant à protéger la biodiversité, conclu à Montréal en décembre dernier, fixe comme objectif de réduire de moitié le rythme de propagation des espèces exotiques envahissantes d’ici à 2030. Le rapport de l’IPBES présente des stratégies générales pour atteindre cet objectif, mais n’évalue pas les chances d’y parvenir.

Les experts de l’IPBES soulignent que les mesures mises en place pour relever ces défis sont généralement insuffisantes. Alors que 80 % des pays ont des objectifs liés à la gestion des espèces exotiques envahissantes dans leurs plans nationaux pour la biodiversité, seuls 17 % d’entre eux disposent de lois ou de réglementations nationales traitant spécifiquement de ces questions. Cette situation accroît également le risque d’invasion par des espèces exotiques pour les États voisins. Le rapport constate que 45 % des pays n’investissent pas dans la gestion des invasions biologiques.

Sur une note plus positive, le rapport souligne que les futures invasions biologiques, les espèces exotiques envahissantes et leurs impacts peuvent être évités grâce à une gestion efficace et à des approches plus intégrées. « La bonne nouvelle, c’est que, pour presque tous les contextes et toutes les situations, il existe des outils de gestion, des options de gouvernance et des actions ciblées qui fonctionnent réellement« , fait observer le professeur chilien Anibal Pauchard, coauteur du rapport. « La prévention est absolument la meilleure option, la plus rentable, mais l’éradication, l’endiguement et le contrôle sont également efficaces dans des contextes spécifiques.« 

Les mesures de prévention – telles que la biosécurité aux frontières et l’application stricte des contrôles à l’importation – sont identifiées par le rapport comme ayant fonctionné dans de nombreux cas, tels que les succès obtenus en Australasie dans la réduction de la propagation de la punaise marbrée brune (Halyomorpha halys). La préparation, la détection précoce et la réaction rapide s’avèrent efficaces pour réduire les taux d’établissement des espèces exotiques, et sont particulièrement importantes pour les systèmes marins et les systèmes d’eau connectés. Le programme PlantwisePlus, qui aide les petits exploitants agricoles en Afrique, en Asie et en Amérique latine, est présenté dans le rapport comme un bon exemple de l’importance des stratégies de surveillance générale pour détecter les nouvelles espèces exotiques.

L’éradication de certaines espèces exotiques envahissantes a été couronnée de succès et s’est avérée rentable, en particulier lorsque leurs populations sont peu nombreuses et se propagent lentement, dans des écosystèmes isolés tels que les îles. La Polynésie française en est un exemple, où le rat noir (Rattus rattus) et le lapin (Oryctolagus cuniculus) ont été éradiqués avec succès. Le rapport indique que l’éradication des plantes exotiques est plus difficile en raison de la durée de dormance des graines dans le sol. Les auteurs ajoutent que la réussite des programmes d’éradication dépend, entre autres, du soutien et de l’engagement des parties prenantes, des populations autochtones et des communautés locales.

Lorsque l’éradication n’est pas possible pour différentes raisons, les espèces exotiques envahissantes peuvent souvent être contenues et contrôlées, en particulier dans les systèmes terrestres et les systèmes d’eau fermés, ainsi que dans l’aquaculture – un exemple étant le confinement de l’ascidie asiatique envahissante (Styela clava) dans les moules bleues cultivées en aquaculture au Canada. Un confinement réussi peut être physique, chimique ou biologique, bien que la pertinence et l’efficacité de chaque option dépendent du contexte local. Le recours à la lutte biologique contre les plantes et les invertébrés exotiques envahissants, comme l’introduction d’un champignon de la rouille (Puccinia spegazzinii) pour lutter contre la vigne amère (Mikania micrantha) dans la région Asie-Pacifique, s’est avéré efficace – avec un succès dans plus de 60 % des cas connus.

« L’un des messages les plus importants du rapport est que des progrès ambitieux dans la lutte contre les espèces exotiques envahissantes sont réalisables« , affirme le professeur canadien Peter Stoett, coauteur du rapport. « Ce qu’il faut, c’est une approche intégrée spécifique au contexte, à travers et au sein des pays et des différents secteurs impliqués dans la biosécurité, y compris le commerce et le transport, la santé humaine et végétale, le développement économique, etc. Cette approche aura des effets bénéfiques considérables sur la nature et les populations« .

Avec AFP

Image d’en-tête : Frelon géant Vespa mandarinia. Cette espèce est originaire d’Asie orientale et est crainte pour son agressivité. Chaque année, les frelons géants causent de nombreux décès chez les populations locales. Introduit récemment aux États-Unis, ce frelon a prouvé sa capacité à coloniser de nouveaux territoires. Cette espèce dangereuse et invasive n’est pour le moment pas connue sur le territoire français. Toutefois, le danger d’assister à son implantation est bien réel et préoccupe les spécialistes. Son cousin le frelon asiatique (Vespa velutina) arrivé en 2004 depuis la Chine, a colonisé la plupart des département français et progresse dans les pays limitrophes, sans que rien ne semble ralentir son avancée. Photo : USGS Bee Inventory and Monitoring Lab, USA.

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