Urbanisation croissante, agriculture intensive, surexploitation des ressources, introduction d’espèces exotiques et dérèglements climatiques : toutes ces modifications environnementales constituent un cocktail détonant pour la biodiversité. Face à ces transformations, des questions reviennent fréquemment : les espèces sauvages pourront-elles s’adapter à des changements aussi rapides et d’une telle ampleur ? Les adaptations observées permettront-elles de préserver une part de la biodiversité mondiale ?
Au cours des dernières décennies, notre vision des processus d’adaptation des organismes vivants à leur environnement a drastiquement changé.
On a en effet longtemps pensé que l’évolution des espèces se faisait sur des échelles de temps très longues, avant de réaliser qu’elle pouvait être très rapide, comme en attestent par exemple l’évolution de la résistance aux antibiotiques chez les bactéries pathogènes de l’homme, ou l’évolution de la coloration chez un papillon commun, la phalène du boulot, suite au noircissement de l’écorce des arbres due à une forte pollution atmosphérique en Angleterre au XIXe siècle.
Evolution et plasticité
Les organismes vivants s’adaptent aux modifications de leur milieu de vie (comme la diminution des précipitations ou présence d’un nouveau prédateur) via deux processus majeurs : l’évolution génétique et/ou la plasticité phénotypique.
L’adaptation par évolution génétique se fait par modification, entre générations, de la composition génétique de la population sous l’action de la sélection naturelle. Par exemple, les moustiques porteurs d’une mutation nouvelle apparue dans les années 1980 ont une survie bien meilleure face aux insecticides que les autres individus non porteurs de cette innovation génétique. Ainsi, cette mutation et la résistance aux insecticides qu’elle procure se sont répandues dans les populations naturelles de moustiques en deux décennies environ.
Ce processus d’adaptation par évolution de la composition génétique nécessite que les traits sélectionnés (la résistance, par exemple) soient au moins en partie « héritables » – c’est-à-dire transmissibles entre générations, de parents à enfants – et variables génétiquement. Il est important de relever que puisque les changements génétiques ont lieu entre les générations, l’évolution génétique est d’autant plus rapide que le temps de génération de l’espèce est court : ainsi, le moustique peut s’adapter à un nouvel environnement plus rapidement que la baleine.
Un second mécanisme d’adaptation est la « plasticité phénotypique ».
Alors que l’évolution génétique est un processus qui induit des changements entre générations dans une population donnée, la plasticité phénotypique est un processus d’adaptation qui peut induire des changements au sein de chaque individu de la population.
Par exemple, chez de nombreux mammifères, la quantité de tissu adipeux d’un individu peut varier en fonction de plusieurs paramètres environnementaux, le froid notamment. De même, de nombreuses espèces augmentent leur temps de vigilance lorsque le risque de prédation est élevé.
La plasticité s’exprime donc au sein d’une génération, rendant possibles des adaptations plus rapides que par l’évolution génétique. Elle permet notamment un réajustement de l’organisme en réponse aux conditions environnementales changeantes au cours de la vie des individus.
Souvent, les organismes ont besoin de temps pour être prêts face à de nouvelles conditions environnementales : si la réponse plastique est le développement d’une défense contre les prédateurs, celle-ci doit être mise en place bien avant la rencontre avec le prédateur. Les organismes utilisent donc des indices présents dans l’environnement pour développer la réponse adéquate au bon moment. C’est le cas des têtards qui développent des morphologies différentes en fonction de la présence ou non d’odeur de prédateur.
Dans le contexte actuel, l’existence d’un mécanisme tel que la plasticité phénotypique, largement répandu dans le monde vivant, pouvant permettre une adaptation très rapide aux changements environnementaux est d’un intérêt majeur pour comprendre et anticiper les conséquences des bouleversements d’origines anthropiques sur la biodiversité.
Pondre au bon moment
La mésange bleue (Cyanistes caeruleus), un petit passereau, est très étudiée dans la discipline de l’écologie, et fait l’objet de nombreuses recherches basées sur des observations en populations naturelles.
Les travaux sur cette espèce ont contribué à mieux comprendre l’importance de la plasticité phénotypique pour l’adaptation des organismes au changement climatique.
Des études en milieu naturel, mises en place depuis plusieurs dizaines d’années pour les suivis les plus anciens, nous ont permis de mieux comprendre l’écologie de la mésange bleue. Chez cette espèce, comme chez la plupart des autres passereaux insectivores vivant en forêts tempérées, les poussins sont principalement nourris de chenilles par leurs deux parents – environ 1800 chenilles pour nourrir un seul poussin de l’éclosion à l’envol.
Ainsi, la synchronisation entre les besoins en nourriture des poussins et la période d’abondance des chenilles a un impact majeur sur la survie des poussins. Pour que les poussins naissent au bon moment, c’est-à-dire lorsque les parents pourront trouver une grande quantité de chenilles à ramener au nid, la femelle mésange doit pondre environ 30 jours avant le pic d’abondance des chenilles dans la forêt.
Mais comment pondre au bon moment ?
La date de ponte chez les mésanges, comme chez de nombreux oiseaux, dépend en partie de l’environnement et notamment de la température : les années chaudes, les mésanges pondent plus tôt que les années froides, illustrant parfaitement le concept de plasticité phénotypique.
La période durant laquelle les mésanges sont les plus sensibles à la température, c’est-à-dire la période où les oiseaux captent les indices d’un printemps plus ou moins chaud et précoce, peut varier entre un et trois mois avant la reproduction. En fonction des populations, cette période de sensibilité à la température commence au printemps ou à la fin de l’hiver. La fiabilité de la température en tant que prédicteur de la période d’abondance de nourriture (les chenilles) est cruciale pour le succès de la reproduction.
La plasticité en réponse à la température est commune. Ainsi, face au réchauffement climatique, de nombreuses espèces, animales et végétales, se reproduisent de plus en plus tôt au cours des années, tout comme les arbres bourgeonnent plus précocement. Ces changements de rythme de vie, liés à une réponse des organismes aux changements des températures, sont d’ores et déjà observables dans nos jardins et forêts.
La plasticité explique donc en grande partie ce qu’on appelle des printemps de plus en plus précoces. La plasticité relative à la phénologie – c’est-à-dire le calendrier des évènements au cours de l’année, comme la date de ponte des mésanges – est en effet une des principales réponses des espèces sauvages au changement climatique.
On ne sait toutefois que peu de choses sur la façon dont les changements globaux peuvent affecter cette réponse et tester les limites de l’adaptation. Est-il possible pour les espèces de s’adapter rapidement à ces milieux inédits et stressants ? Une étude récente suggère que la plasticité de la phénologie pourrait être déjà insuffisante pour permettre la persistance des populations.
Des perturbations nouvelles et stressantes
Sur la question de l’adaptation des animaux aux changements climatiques, de nombreuses questions scientifiques restent ouvertes.
Que se passe-t-il lorsque les environnements deviennent trop différents de ceux expérimentés historiquement par les organismes ? En particulier, comment l’adaptation à un changement climatique progressif permet-elle de faire face aux évènements climatiques extrêmes comme les canicules ? Comment les différences de réponses entre espèces affecteront leurs interactions (par exemple, entre proies et prédateurs ou entre espèces en coopération) ?
Les chenilles se développent de plus en plus tôt en réponse au changement climatique, mais existe-t-il une limite pour les mésanges, une date avant laquelle il est physiologiquement impossible de commencer à se reproduire, empêchant la synchronisation avec leurs proies ? Comment les changements globaux affectent-ils la fiabilité des informations nécessaires aux organismes pour répondre à l’environnement ?
Par exemple, à l’éclosion, les jeunes de tortues marines s’orientent souvent vers les villes plutôt que vers la mer, la lumière urbaine étant plus forte que celle de la Lune. Ce type d’erreurs d’interprétation peut-il limiter voire annuler les bénéfices de la plasticité ?
Enfin, les organismes pourront-ils faire face à des changements environnementaux multiples grâce à la plasticité phénotypique ? En plus du changement climatique (changement des températures et des précipitations), les organismes sont en effet confrontés à de multiples perturbations – de nouveaux pathogènes et prédateurs, la présence de pesticides, le développement des milieux urbains, etc.
Notre projet de recherche « Mommy knows best » vise à évaluer si les limites de la plasticité sont déjà détectables dans les populations naturelles, avec comme modèle d’étude la mésange bleue. Il s’agira de tester l’effet de divers facteurs environnementaux sur la plasticité de la date de ponte chez les mésanges (comme l’effet de l’urbanisation ou des pratiques agricoles, par exemple) et de modéliser les effets de la plasticité sur la dynamique des populations de mésanges, afin de comprendre dans quelle mesure des modifications de la plasticité peuvent affecter le risque d’extinction des populations.
Les conclusions de ce projet pourront également apporter un éclairage conceptuel sur le processus de plasticité phénotypique dans le contexte du changement climatique, et être appliquées à d’autres espèces sauvages.
Comprendre les limites de l’adaptation face aux changements globaux permettra de mieux comprendre l’ampleur du défi auquel est confrontée la biodiversité à l’heure actuelle… Mais nul besoin d’attendre pour lutter contre son anéantissement déjà en cours !
Céline Teplitsky, Chercheuse en écologie évolutive, CNRS, Université de Montpellier; Anne Charmantier, Directrice de recherche en écologie évolutive, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et Suzanne Bonamour, Chercheuse post-doctorale, Muséum national d’histoire naturelle, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.
Le projet de recherche « Mommy knows best » dans lequel s’inscrit cette publication a bénéficié du soutien de la Fondation BNP Paribas dans le cadre du programme Climate and Biodiversity Initiative.