Les scientifiques ne comprennent pas pourquoi les océans se réchauffent si rapidement. L’augmentation constante et remarquable de la température moyenne des océans cette année dépasse désormais tout ce qui a été enregistré en quarante ans d’observations par satellite, ce qui a poussé de nombreux scientifiques à s’alarmer soudainement. Les spécialistes de la science du climat ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce qui a déclenché un réchauffement aussi rapide et sur le degré d’inquiétude qu’il convient d’avoir.
D’une façon ou d’une autre, face à l’emballement climatique, nous ne pouvons avoir d’autre option que celle du déni : nous n’en croyons pas nos yeux. C’est peut-être ce qui nous sauve, du moins à très très court terme. Mais nous ne pouvons pas éviter l’évidence, collectivement, à long terme. C’est le cas cette année : les températures sur l’ensemble de la planète sont hors normes. Le service européen Copernicus a annoncé ce jeudi 15 juin que les températures moyennes mondiales du début du mois de juin ont battu tous les records. C’est particulièrement le cas dans les océans. Depuis le mois d’avril, la température moyenne à la surface des océans a atteint un niveau sans précédent.
Une chaleur sans précédent s’est développée rapidement
La tendance s’est développée au cours des derniers mois seulement, et sa durée et son intensité ont suscité l’inquiétude des scientifiques ces derniers jours. Les premiers signes d’un réchauffement inhabituel des océans sont apparus en mars. À l’époque, les prévisions indiquaient qu’El Niño pourrait bientôt se développer, apportant son propre réchauffement, mais ce n’est que la semaine dernière que la National Oceanic and Atmospheric Administration a déclaré que le schéma océan-atmosphère s’était effectivement concrétisé.
À cette date, les températures moyennes des océans de la planète, à l’exclusion des régions polaires, avaient augmenté de deux dixièmes de degré Celsius par rapport aux observations faites à la même période l’année dernière, et de près d’un degré complet par rapport à la moyenne observée entre 1982 et 2011.
La température moyenne des océans a atteint un niveau record en mai, un deuxième mois consécutif de chaleur océanique jamais vue, selon les données publiées ce mercredi 14 juin par la NOAA. Dans l’océan Pacifique, il faut s’attendre à un réchauffement des températures pendant le phénomène El Niño, dont l’impact sur les conditions météorologiques du monde entier est dû à des eaux de surface plus chaudes que la normale le long du Pacifique équatorial. Mais la chaleur extrême ne se limite pas au Pacifique. Une chaleur record est également observée dans l’Atlantique équatorial et septentrional, ainsi que dans les tropiques, où se forment les ouragans. Brian McNoldy, chercheur sur les ouragans à l’université de Miami, a écrit sur Twitter : « C’est complètement dingue et les gens qui regardent ces données régulièrement n’en croient pas leurs yeux. « Quelque chose de très étrange est en train de se produire ».
Digging into statistics a little, the global sea surface temperature anomaly on June 10 is 4.47 standard deviations above the mean. What does that mean in English? There's a 1-in-256,000 chance of observing what we're observing. This is beyond extraordinary. pic.twitter.com/mHXZgjXKON
— Brian McNoldy (@BMcNoldy) June 12, 2023
Quelle que soit l’origine du pic de température des océans, les scientifiques sont très inquiets, d’autant que ces températures de la surface de la mer rappellent de manière inquiétante que les océans de la Terre ont déjà absorbé environ 90 % de l’excès de chaleur produit par l’utilisation des combustibles fossiles par l’humanité. . Sur Twitter, des messages viraux tirant la sonnette d’alarme ont déclenché des débats animés sur les causes potentielles de cette hausse et sur la nécessité ou non de paniquer.
Certains chercheurs avancent que la planète a franchi un point de basculement climatique, alors que d’autres estiment que rien ne prouve cela pour l’instant, à tout le moins qu’il est encore trop tôt pour l’exclure. « C’est une possibilité, même si elle est minime », a confié au Washington Post Tianle Yuan, chercheur principal à l’université du Maryland. Il opte pour une explication : la chaleur record pourrait simplement refléter une fluctuation temporaire venant s’ajouter à la tendance au réchauffement à long terme provoquée par le changement climatique d’origine humaine.
Un air plus pur pourrait-il favoriser le réchauffement ?
Une autre théorie qui attire l’attention – et suscite des désaccords – est liée à une réglementation imposée à l’industrie du transport maritime en 2020. L’Organisation maritime internationale a exigé que les navires utilisent des carburants dont la teneur en soufre a été considérablement réduite, afin de diminuer la pollution atmosphérique par les sulfates, qui nuit à la santé humaine.
Une équipe de chercheurs du Goddard Space Flight Center de la NASA, dont fait partie M. Yuan, a constaté l’année dernière que ce changement avait permis de réduire de manière significative la concentration de ces polluants dans certaines parties du nord de l’Atlantique et du Pacifique, sur des routes commerciales très fréquentées reliant l’Asie à l’Amérique du Nord et l’Amérique du Nord à l’Europe.
Ces polluants ont tendance à réfléchir la lumière du soleil dans l’espace, l’empêchant d’atteindre la surface de la Terre. C’est en raison de la forte pollution atmosphérique que l’Inde, par exemple, est l’un des endroits de la planète qui se réchauffe le plus lentement. Yuan et d’autres scientifiques estiment qu’il est possible que la disparition de cet effet de refroidissement soit à l’origine d’une partie au moins du réchauffement rapide, et qu’une La Niña tenace – le modèle climatique de refroidissement qui a dominé ces trois dernières années – ait masqué le changement jusqu’à présent.
« Je ne sais pas quelle est l’ampleur de l’effet. J’espère qu’il est faible. J’espère que toutes ces données me trompent », a déclaré Leon Simons, chercheur en climatologie aux Pays-Bas. « Je ne pense pas que ce soit le cas. Selon Pedro DiNezio, professeur associé à l’université du Colorado, il pourrait s’agir d’un exemple des conséquences involontaires de l’influence humaine sur un système climatique complexe. « Nous modifions certaines choses ici et là, et le désordre s’installe ailleurs », a déclaré M. DiNezio.
D’autres scientifiques affirment qu’il n’existe pas de données démontrant que les réductions de la pollution sont à l’origine d’un réchauffement aussi spectaculaire des océans. Selon M. Mann, la seule étude évaluée par des pairs, publiée en 2009, n’a trouvé qu’un lien minime entre la pollution et la température des océans, avec un effet de l’ordre de 0,05 degré Celsius, soit une petite fraction du réchauffement observé ces derniers temps.
Le rôle possible des conditions météorologiques
Les conditions météorologiques et l’influence d’El Niño s’avèrent également propices au réchauffement des océans, ce que de nombreux climatologues soulignent comme une preuve que les tendances, bien que préoccupantes, ne sont pas une raison de paniquer outre mesure.
Les changements dans la circulation atmosphérique se sont traduits par la disparition d’une zone de haute pression qui se trouve souvent dans l’Est de l’Atlantique Nord et qui envoie des alizés puissants de l’Afrique de l’Ouest vers l’Amérique du Nord. Ces vents favorisent l’évaporation et le refroidissement des eaux de surface chaudes et transportent généralement du sable du Sahara sur l’Atlantique. À l’instar de la pollution atmosphérique par les sulfates, le sable bloque la lumière du soleil et la renvoie dans l’espace, empêchant ainsi un réchauffement des eaux de surface.
Ces vents ont été anormalement faibles ce printemps, ce qui pourrait faire partie d’une boucle de rétroaction qui décourage le développement des alizés. « Lorsque l’on commence à réchauffer l’Atlantique oriental, les dés sont pipés pour que des vents plus faibles reviennent dans l’Atlantique tropical », explique Phil Klotzbach, chercheur à l’université de l’État du Colorado, spécialisé dans les ouragans.
Les vents faibles peuvent également affecter ce que l’on appelle le gyre de l’Atlantique Nord, une circulation de courants qui envoie généralement des eaux plus froides à l’ouest des Açores vers les tropiques. Ces conditions se produisent dans le contexte d’El Niño, connu pour son réchauffement planétaire, ainsi que sous l’influence de l’augmentation constante des gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il est donc logique que des changements temporaires dans les vents et les conditions météorologiques puissent avoir une plus grande influence sur les températures des océans que les mêmes conditions auraient pu avoir dans le passé, ont déclaré les scientifiques. « Il y a la variabilité naturelle et le changement climatique par-dessus le marché », résume M. Klotzbach.
M. Mann a critiqué ceux qui diffusent des graphiques alarmistes, parfois hors contexte, et qui suggèrent qu’ils sont la preuve de l’imminence d’un cataclysme. « Ce n’est pas mieux que lorsque les négateurs du changement climatique ont exploité la variabilité naturelle du climat il y a dix ans », a-t-il déclaré au Washington Post, faisant référence aux données qui suggéraient un ralentissement du réchauffement de la planète entre 1998 et 2012. Pour lui, « la vérité est déjà assez mauvaise » : le réchauffement constant résultant de décennies d’émissions de gaz à effet de serre a rendu d’autant plus probables des conditions telles que celles qui se produisent actuellement dans les océans de la Terre.
Et quelle qu’en soit la cause, les effets pourraient être dramatiques, abonde M. Yuan. « Quelle qu’en soit la cause, les conditions météorologiques en Amérique du Nord et en Europe s’en trouveront affectées », a-t-il déclaré. S’il y a une certitude, c’est bien celle-là.
Déni collectif
La réinitialisation potentielle d’un système naturel à l’échelle mondiale à laquelle on assiste n’a suscité qu’une faible attention de la part des médias, et encore moins de la part des responsables politiques. Il n’y a rien d’étonnant à cela : les gouvernements et les entreprises se contentent de dire qu’ils agissent, s’étant engagés à atteindre des objectifs d’émissions nettes nulles d’ici à 2050.
Jusqu’à présent, ces objectifs ne sont que des vœux pieux. Certes, les énergies renouvelables se développent dans le monde entier plus rapidement qu’on ne le pensait il n’y a pas si longtemps. Elles sont moins chères et plus accessibles que jamais. Mais, comme l’explique Adam Morton du Guardian, cela ne suffira pas à atteindre l’objectif.
Une étude réalisée cette semaine par Net Zero Tracker a révélé que la plupart des engagements « net zéro » pris par les entreprises de combustibles fossiles étaient dénués de sens, car ils ne comportaient aucun plan de réduction des émissions à court terme ou ne couvraient pas entièrement les émissions de portée 3 (c’est-à-dire la pollution libérée lors de l’utilisation des produits d’une entreprise).
Il en va de même pour les « objectifs nationaux ». Une étude publiée dans la revue Science a examiné environ trois douzaines de plans et a constaté que 90 % d’entre eux n’étaient pas crédibles et avaient peu de chances d’être atteints. Le concept de « zéro net » pose des problèmes plus importants. Le principe est que, puisqu’il sera difficile de réduire les émissions dans certains domaines, nous devrons compenser une partie de la pollution en éliminant le CO2 de l’atmosphère, par exemple en plantant des arbres. Mais dans la pratique, l’approche consiste trop souvent à se tourner directement vers les compensations, et de remettre les réductions à plus tard, même lorsque des réductions directes sont possibles immédiatement. Utiliser les compensations pour justifier de nouvelles exploitations de combustibles fossiles revient à ignorer et à exacerber le problème, et non à le résoudre.
Comme l’explique Holly Jean Buck, universitaire et auteure, dans un entretien récent, personne n’a jamais officiellement décidé que le « net zéro » devait être l’objectif commun des efforts déployés au niveau mondial en matière de climat. Il s’agissait d’un terme scientifique et de modélisation qui a été en quelque sorte absorbé par les pays, les villes et les dirigeants d’entreprise dans le cadre de l’accord de Paris. Mais il n’a jamais été censé être un certificat de bonne conduite permettant de continuer à émettre des gaz à effets de serre en toute tranquillité, ce qu’il est en réalité devenu.
En réalité, le consensus scientifique est que nous devons viser des émissions négatives. Cela signifie qu’il faut éliminer progressivement et le plus rapidement possible les combustibles fossiles, et non continuer à les développer comme nous le faisons actuellement. L’année 2022 a été une année record dans la consommation d’énergies fossiles dans le monde ; quant aux investissements dans l’exploration et l’exploitation pétrolière, ils ont augmenté de 13% l’année dernière. Nous devons laisser les produits fossiles dans le sol, les mesures visant à éliminer le carbone de l’atmosphère devant venir en complément. Tant que nous n’aurons pas agi en ce sens – et commencé à donner la priorité aux plans d’adaptation pour faire face aux changements déjà programmés – notre déni collectif se poursuivra.
Petite remarque … en passant ! L’espèce humaine a connu des périodes de glaciation et de réchauffement bien plus marquée que celle qui mobilise les esprits, les plumes et les langues aujourd’hui sans que cela ne soit jamais évoqué dans les analyses … Et l’homme est toujours là !