Alors que vient de s’ouvrir la COP21, avec une première journée de travail consacrée à la forêt, un crime climatique est perpétré, sous nos yeux. Pas un mot dans les journaux télévisés, et pourtant, c’est près de trois millions d’hectares de forêts qui brûlent en Indonésie, c’est 500 000 personnes atteintes de problèmes respiratoires, c’est la diversité de la faune qui est violée avec notamment le massacre des orangs-outans, c’est 1 700 millions de tonnes d’équivalent CO2 libérées dans l’atmosphère, soit plus que ce qu’émet le Japon en une année.
Selon le Centre pour la recherche forestière internationale (Cifor) basé en Indonésie, les feux qui ravagent les îles de Sumatra et de Bornéo depuis plusieurs semaines ont déjà brulé entre de 2 et 3 millions d’hectares.
L’agence Bloomberg citée par Le Monde, qui a compilé les données du World Resources Institute, à Washington, et de l’Université libre d’Amsterdam, affirme que les émissions de dioxyde de carbone de l’Indonésie ont dépassé celles des Etats-Unis durant quarante-sept des soixante-quatorze jours de crise jusqu’à la fin du mois d’octobre, se plaçant même, pendant quatorze jours, devant la Chine, le premier pollueur mondial. A quoi s’ajoute la réduction de la capacité de séquestration du carbone, conséquence du recul des forêts. L’Indonésie est le 5e plus gros émetteur mondial de gaz à effet de serre, devant le Brésil.
La cause de ces incendies est connue. L’exploitation des industries papetière et de la culture de palme à huile (dont l’Indonésie est le premier producteur mondial) a conduit depuis une vingtaine d’années à la dégradation de millions d’hectares de forêts humides.
L’exploitation intensive provoque la création de tourbières, amas de matière végétale plus ou moins fossilisée mais extrêmement sec. Et ce sont ces tourbières asséchées qui s’enflamment comme une botte de paille. Dans ces régions où le feu fait partie du mode d’exploitation des terres (pour simplifier la culture, pour défricher des nouvelles zones à planter, pour nettoyer les parcelles à la fin de la saison du riz…), les incendies ne sont plus maîtrisés et s’étendent ensuite aux forêts adjacentes.
Il n’y a pas que les arbres qui brûlent. La terre elle-même brûle. Une grande partie de la forêt plonge ses racines dans la tourbe. Lorsque les feux pénètrent dans la terre, ils se consument pendant des semaines, parfois des mois, libérant des nuages de méthane, de monoxyde de carbone, d’ozone et de gaz rares tels que le cyanure d’ammonium. Les panaches s’étendent sur des centaines de kilomètres. Des dizaines de milliers de foyers d’incendie se sont déclenchés depuis juillet dernier. Le seul moyen de les vaincre est la pluie. Or, du fait du phénomène El Niño particulièrement intense cette année, la sécheresse s’éternise. C’est là où l’inconscience écologique trouve dans le changement climatique un moteur diabolique.
Discovery News cite Greenpeace Asia qui laisse entendre que le désastre dure depuis des années et qu’il aurait pu être évité: «Dans son état inondé naturel, une tourbière s’enflamme rarement. De même, une forêt tropicale humide vierge résiste aisément au feu. Cependant, les planteurs détruisent les forêts depuis deux décennies, et ont transformé des régions de l’Indonésie en une géante boîte d’allumettes».
Les forêts indonésiennes ont été morcelées depuis des dizaines d’années par les firmes forestières et agricoles. Des canaux ont été creusés dans la tourbe pour la drainer et la sécher. Les firmes forestières se déplacent et détruisent ce qui reste de la forêt pour développer des monocultures de bois à pâte (pâte de papier), de bois de sciage et de palmiers pour l’huile de palme. La meilleure façon de nettoyer le terrain est d’avoir recours à la méthode du brûlis et d’y mettre le feu.
Selon Le Monde, en mai 2014, des chercheurs de l’université du Maryland concluaient, dans la revue Nature Climate Change, après étude de photos satellite, que l’Indonésie a sacrifié six millions d’hectares entre 2000 et 2012. Au cours de la seule année 2012, 8 400 km2 de forêt ont été coupés, dépassant pour la première fois le niveau du Brésil (4 600 km2 perdus en 2012). Et 40 % de cet abattage avait lieu dans des zones où il était censément interdit ou restreint.
Selon la revue Nature, le résultat n’est rien moins qu’une «catastrophe environnementale». Le Guardian va plus loin et considère que les incendies sont une «apocalypse écologique».
Sutopo Puro Nugroho, porte-parole de la météorologie, de la climatologie et de l’Agence de géophysique (BMKG) a récemment indiqué qu’il s’agissait d’un véritable crime contre l’humanité. Qui est l’auteur de ce crime ? Les industries de l’huile de palme et de la production de pâtes à papier sont particulièrement visées. Ces sociétés brûlent des hectares de terrain dans le simple but d’augmenter leurs plantations. Selon l’Agence France Presse, des habitants seraient même poussés à brûler leurs terrains pour y planter des palmiers à huile. La production serait ensuite revendue à de grandes compagnies.
Le président Joko Widodo [en fonction depuis octobre 2014 et dès 2012 gouverneur de Djakarta] est – ou veut être – un démocrate. George Monbiot, qui connait bien l’Indonésie, raconte que Wdodo préside un pays dans lequel le fascisme et la corruption prospèrent. Comme le montre le documentaire de Joshua Oppenheimer The Act of Killing [2012], les dirigeants des escadrons de la mort qui ont participé à l’assassinat d’un million de personnes au cours de la terreur de Suharto dans les années 1960, avec l’approbation de l’Occident, ont depuis prospéré grâce à d’autres formes de criminalité organisée, y compris la déforestation illégale. Georges Monbiot poursuit, « Ils sont soutenus par une organisation paramilitaire composée de 3 millions de membres, le Pancasila Youth. Avec ses uniformes de camouflage de couleur orange, des bérets rouges, des rencontres sentimentales et de la musique à l’eau de rose, elle ressemble à une milice fasciste imaginée par J.G. Ballard [auteur de science-fiction présentant des personnages en apparence normaux qui s’avèrent obsédés par la violence]. Sur cette période, il n’y a eu aucune vérité historique publique, aucune réconciliation. Les tueurs de masse sont toujours traités comme des héros et fêtés à la télévision. Dans certains endroits, en particulier en Papouasie occidentale, les meurtres politiques continuent. » Il poursuit son réquisitoire : « Ceux qui commettent des crimes contre l’humanité n’hésitent pas à commettre des crimes contre la nature. ».
Les dégâts affectent l’Indonésie et tous les environs. En effet, Les vents poussent la fumée les régions du sud, qui connaissent la pire pollution depuis 10 ans.
Les conséquences sanitaires sont sérieuses : l’épaisse fumée grise qui stagne sur les îles indonésiennes déclenche des alertes au public concernant la mauvaise qualité de l’air, y compris chez les pays voisins. Au sud-est de Sumatra, la visibilité est inférieure à 1 km ; pire à Kalimantan (partie indonésienne de l’île de Bornéo), la visibilité est tombée à moins de… 50 mètres. C’est ce qu’indique Robert Field, un scientifique de l’Université Columbia (Goddard Institute for Space Studies de la NASA).
Les régions d’Indonésie et de Malaisie vivent en état d’urgence. La pollution a atteint des niveaux 300 fois supérieurs à ce qui est considéré comme dangereux pour l’Homme.
Plus loin, le « haze », ce fameux brouillard de microparticules fréquent à Singapour semble ne plus vouloir se dissiper. Les femmes enceintes et les petits enfants sont particulièrement surveillés. « Il y a eu des distributions de masques à l’école. Les récréations et activités sportives ont été supprimées » affirme le site Les Echos.
En Indonésie, les masques chirurgicaux distribués à travers le pays ne servent presque à rien pour protéger ceux qui vivent dans un brouillard sans soleil. Les membres du parlement à Kalimantan (partie indonésienne de l’île Bornéo) ont dû porter des masques au cours des débats. La salle est tellement emplie de brume qu’ils doivent avoir des difficultés à se reconnaître les uns les autres.
Un vrai scénario de film catastrophe.
Cette catastrophe ne peut pas être mesurée uniquement par la concentration de CO2. Les incendies détruisent des trésors précieux et irremplaçables.
Selon le magazine Nature, les chercheurs et les autorités locales s’efforcent de protéger les orangs-outans qui ne vivent plus qu’à Bornéo et Sumatra, avec une population estimée à 50 000 individus. Les primates, déjà «assiégés par l’exploitation forestière, la chasse, la contrebande d’animaux et l’expansion continue des plantations de palmier à huile», doivent maintenant faire face à la destruction de leur habitat suite aux feux de tourbières et aux problèmes respiratoires résultant des fumées.
La revue Nature a rencontré Simon Husson, directeur du projet Orangutan Tropical Peatland au Royaume-Uni, qui a provisoirement abandonné ses recherches pour aider les équipes locales de lutte contre les incendies. Il déclare: «Plus de la moitié de la population des orangs-outans du monde vivent dans des forêts marécageuses, et à Bornéo, toutes sont prisonnières des flammes ».
Les orangs-outans ne sont évidemment pas les seules espèces en danger. Le Guardian souligne que les incendies détruisent des «trésors aussi précieux et irremplaçables que les vestiges archéologiques détruits par l’État islamique». Il signale d’autres espèces menacées comme la panthère nébuleuse, l’ours malais, le gibbon, le rhinocéros de Sumatra et le tigre de Sumatra, et avertit qu’il y en a «des milliers d’autres, peut-être des millions».
Que faire face à cet événement majeur, largement passé sous silence ?
Certaines entreprises utilisant de l’huile de palme ont fait des efforts visibles pour réformer leurs chaînes d’approvisionnement. Mais d’autres semblent avancer plus lentement et de manière plus opaque. Starbucks, PepsiCo et Kraft Heinz en sont des exemples.
Le 26 octobre dernier, le Président Widodo était à Washington pour rencontrer Barack Obama. Le communiqué officiel émis a salué « les actions politiques récentes du président Widodo pour prévenir et combattre les incendies de forêt ». L’éco-apocalypse qui se déroulait alors n’a pas été mentionné dans le communiqué.
Que se passera-t-il au sommet sur le climat à Paris ? Ce crime climatique sera-t-il abordé par les « parties prenantes » ? Ou bien détourneront-elles lâchement la tête pour regarder ailleurs pendant qu’une partie de la planète brûle ?
Gérard Ayache, Chroniqueur UP’ Magazine
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