Des matériaux scientifiques consensuels pour une négociation à hauts risques
Ce dimanche 2 décembre, les États se sont réunis pour la COP24 à Katowice, en Pologne. L’enjeu principal de cette réunion au sommet est d’améliorer la transparence et le suivi des engagements climatiques des pays, en termes de réduction d’émissions et de financements de la transition. Un point clé consistera à préciser les informations qui devront être rendues publiques. Cette transparence renforcée est une étape essentielle pour instaurer une dynamique de confiance, et ainsi initier un processus pour renforcer les engagements des États d’ici 2020, date d’entrée en vigueur de l’Accord de Paris. Un document dessine la toile de fond de ces négociations climatiques : le « rapport spécial 1,5°C » du GIEC. Ce rapport, qui compile plus de 6 000 publications scientifiques, constitue le nouvel état de l’art de la science sur le climat. Il comporte deux volets : le premier détaille les impacts d’un réchauffement de 1,5°C sur le climat et les écosystèmes ; le second présente des trajectoires socio-économiques pour atteindre cet objectif.
La parution de ce rapport le 8 octobre dernier, soit deux mois avant la COP, n’a rien de fortuit : il s’agit justement d’une demande faite au GIEC par les États lors de la COP21, dans le but de fournir un matériau scientifique consensuel pour cette COP24.
Avec un peu de recul, nous proposons de revenir sur quelques messages principaux du rapport, en soulignant dans quelle mesure ils peuvent influencer les négociations internationales à venir, à la COP24 et au-delà.
Chaque demi-degré de réchauffement compte
1,5°C plutôt que 2°C : cela fait-il une réelle différence pour les humains et les écosystèmes ? Le rapport apporte pour la première fois une réponse quantifiée et sans ambiguïté : oui, chaque demi-degré compte.
Avant ce rapport, il existait relativement peu de matériau scientifique sur les impacts d’un réchauffement de 1,5°C. Les précédentes études portaient sur des réchauffements de 2°C ou plus. Et les différences entre 1,5°C et 2°C n’avaient rien d’évident, vu le caractère complexe, non linéaire, du système climatique et des écosystèmes.
L’annonce d’un rapport spécial du GIEC a suscité une série de nouvelles publications, dont les résultats sont édifiants. Les vagues de chaleur, les précipitations intenses et les sécheresses seront autant de dommages en moins pour les populations humaines si le réchauffement est limité à 1,5°C.
Rappelons ici que 1,5°C est un objectif de température moyenne, mais celui-ci masque des variations saisonnières et géographiques importantes. La canicule de 2003, qui avait fait 70 000 morts en Europe, pourrait ainsi devenir une nouvelle normalité d’ici la fin du siècle si le réchauffement atteint 3°C (Ouzeau, 2016). Un réchauffement de 2°C aurait également un impact bien plus fort sur les écosystèmes, avec par exemple une quasi-disparition des coraux et réductions généralisée des zones d’habitat des animaux et des plantes.
Ces estimations des impacts et des dommages du changement climatique renforcent le poids politique de l’objectif de 1,5°C. En cas de dépassement de cette température, elles pourraient fournir des arguments aux pays les plus lésés dans le cadre des discussions sur les « pertes et préjudices » prévues par l’Accord de Paris.
Sortir de la « tragédie des horizons »
Après l’estimation des impacts, le deuxième grand volet du rapport a consisté à analyser les trajectoires permettant d’atteindre 1,5°C au niveau mondial.
En analysant l’ensemble des publications scientifiques, le rapport apporte un résultat robuste : toute trajectoire compatible avec l’objectif de 1,5°C à la fin du siècle implique de passer par la neutralité carbone vers 2050. Précisons que cette neutralité carbone implique uniquement le CO2. Les autres gaz à effet de serre doivent décroître, mais sans nécessairement atteindre la neutralité en 2050.
Il s’agit sans doute ici d’un résultat phare du rapport spécial du GIEC, qui offre un cap clair pour la fixation et l’évaluation des politiques publiques. La neutralité est un objectif nécessaire pour stabiliser la température. Le rapport du GIEC lui assortit ici un horizon, qui correspond aux trajectoires « à moindre coût » des modèles énergétiques.
S’il pose l’objectif de neutralité carbone, le rapport du GIEC ne dit toutefois rien sur la répartition de cet effort. Il s’agit en effet d’un objectif global, qu’il convient de désagréger de façon différenciée. Mais selon quels critères ? Comment prendre en compte les capacités d’actions des pays, notamment en termes de revenu par habitant ou de capacités des écosystèmes à absorber le CO2 ? Les émissions historiques doivent-elles venir moduler la date de l’objectif neutralité ?
La réponse à ces questions normatives ne peut être univoque. L’Accord de Paris a justement permis de sortir de ces débats insolubles sur une juste répartition de l’effort. Le corollaire est qu’il est difficile de pouvoir affirmer scientifiquement qu’un pays ou une ville est aligné avec l’Accord de Paris.
Par ailleurs, l’objectif de 2050 reste lointain à l’échelle des mandats politiques et des horizons des entreprises. Le risque est ici de retomber dans la « tragédie des horizons », c’est-à-dire le décalage entre l’horizon de long terme des stratégies climatiques – 2050 voire 2100 – et les décisions opérationnelles de court terme des États, des entreprises et des collectivités.
Le rapport du GIEC fait cependant ressortir un autre résultat fort : dans les trajectoires « compatibles 1,5°C », les émissions mondiales de CO2 sont divisées par deux en 2030 (par rapport à 2017). Ce résultat semble aujourd’hui recevoir moins de publicité que la neutralité carbone. Pourtant, ce point de passage en 2030 est sans doute un élément essentiel pour sortir de cette tragédie des horizons.
La neutralité, un objectif tangible
Alors que de plus en plus d’experts doutaient que l’objectif de 2°C puisse être atteint, la COP21 a tenu à ancrer un objectif politique encore plus ambitieux : limiter le réchauffement global à 1,5°C d’ici la fin du siècle.
À revers de ces ambitions affichées, le rapport du GIEC estime que les efforts actuels des États nous engagent plutôt sur des trajectoires induisant un réchauffement de 3°C. Ce hiatus justifie le besoin de renégocier les engagements des États d’ici 2020, date d’entrée en vigueur de l’Accord de Paris.
L’horizon de 2050 pour la neutralité carbone ne doit pas masquer l’immensité du défi, ni l’urgence d’agir. Pour diviser par deux les émissions mondiales d’ici 12 ans, les changements incrémentaux ne suffisent plus. L’atteinte de tels objectifs est certes très incertaine, mais la direction à prendre reste claire. Désormais, l’enjeu est de réorienter les milliers de milliards investis chaque année dans le système productif vers des systèmes entièrement décarbonés, tout en préparant l’adaptation de nos sociétés à la part de changement climatique désormais inéluctable.
De plus en plus d’acteurs – pays, régions, villes – ont repris à leur compte cet objectif de neutralité. La France et la ville de Paris se sont ainsi engagées à la neutralité carbone en 2050 au sein de la Coalition pour la neutralité carbone, avec 18 autres pays et plus de 30 autres villes.
Cet engouement témoigne d’une prise de conscience accrue mais également de la force du concept de neutralité carbone. En comparaison, les concepts de budget carbone ou de 2°C apparaissent aujourd’hui bien moins tangibles, en termes d’action ou de direction à suivre. Savoir que le budget carbone restant est de 500 Gt de CO2 n’évoque rien de concret, alors que l’idée d’un « zéro émissions nettes » explicite très clairement la direction à prendre : la fin des voitures thermiques, des centrales à charbon et du chauffage au fioul. Reste que l’objectif d’atteindre la neutralité en 2050 est aujourd’hui aussi tangible que difficile à réaliser.
Quentin Perrier, Economiste de l’énergie au Cired, École des hautes études en sciences sociales (EHESS); Céline Guivarch, Économiste au Cired, directrice de recherche, École des Ponts ParisTech (ENPC) et Olivier Boucher, Directeur de recherche au CNRS, chercheur à l’Institut Pierre-Simon Laplace, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.