Les spécialistes du climat ont, depuis plusieurs années, les yeux braqués sur les effets de seuils, ces points de rupture qui, une fois atteints, font bifurquer la planète vers un nouvel état d’équilibre, très différent du précédent ; un point de non-retour. Fonte de la banquise, élévation des températures, destruction de la forêt, autant de dérèglements du climat en rapide accélération. Une nouvelle étude apporte une dimension singulièrement inquiétante : ces effets de seuil sont interconnectés et, quand ils sont atteints, ils déclenchent un effet domino qui fait interagir tous les rouages du climat les uns par rapport aux autres, déstabilisant de façon irréversible l’équilibre des écosystèmes sur Terre. Un processus qui aurait déjà commencé.
Selon de nouvelles recherches, alors que le changement climatique continue de réchauffer la planète, les calottes glaciaires et les courants océaniques pourraient se déstabiliser mutuellement, entraînant un effet domino climatique qui toucherait 40 % de la population mondiale. Et ces effets pourraient être observés à des températures bien plus basses que ce que l’on pensait auparavant.
Les chercheurs ont publié leurs conclusions le 3 juin dans la revue Earth System Dynamics. Ils ont effectué 3 millions de simulations informatiques d’un modèle climatique et ont constaté que près d’un tiers d’entre elles entraînaient des effets domino désastreux, même lorsque l’augmentation de la température était inférieure à 2 degrés Celsius par rapport aux niveaux préindustriels, soit la limite supérieure fixée par l’Accord de Paris.
Le danger des points de non-retour
Les points de basculement climatique sont des points de non-retour dans le système climatique. Selon un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies, une fois qu’ils sont franchis, des changements graves et accélérés des systèmes climatiques soutenant la vie sur Terre, peuvent devenir irréversibles. Certains de ces points de basculement, comme l’effondrement de la calotte glaciaire de l’Antarctique occidental, pourraient déjà avoir été franchis.
Afin de simuler le climat de la Terre, les chercheurs ont créé un modèle simplifié qui se concentre sur l’interaction de « dominos » spécifiques dans les systèmes climatiques de la planète. Certains de ces dominos étaient des éléments tels que les calottes glaciaires, les courants océaniques ou des phénomènes météorologiques comme El Niño. Le modèle a essentiellement simulé comment le fait de les faire basculer — par exemple, en faisant fondre les principales calottes glaciaires ou en ralentissant le tapis roulant de l’Atlantique qui contribue à refroidir le climat de l’Europe — affecterait les autres dominos de la chaîne. Le modèle a simulé plus de trois millions de scénarios possibles, dans lesquels certains dominos interagissent plus ou moins fortement les uns avec les autres.
Cette nouvelle étude a révélé que l’effondrement des calottes glaciaires, comme celles de l’Antarctique occidental et du Groenland, était un point de départ particulièrement probable pour les cascades de basculement. Dans un scénario inquiétant, l’eau froide de la fonte des glaciers a déclenché le ralentissement du courant de l’Atlantique, puis — en ayant un impact sur l’oscillation australe El-Niño — a entraîné une réduction significative des précipitations dans la forêt amazonienne. L’Amazonie est proche d’un point de basculement, à partir duquel la forêt qui stocke le carbone est remplacée par la savane
Dans un autre scénario, une fonte importante de la calotte glaciaire du Groenland libérerait de l’eau douce dans l’océan et ralentirait les courants océaniques de l’Atlantique qui transportent la chaleur des tropiques vers le pôle Nord. Les courants océaniques de la circulation méridienne de retournement de l’Atlantique (AMOC), dont le Gulf Stream est un élément important et qui maintient la douceur de l’Europe occidentale, sont à leur niveau le plus faible depuis plus d’un millénaire.
Ce ralentissement des courants signifie que moins de chaleur est transportée des tropiques vers le pôle Nord, ce qui conduit à des eaux plus chaudes dans l’océan Austral. Cela pourrait déstabiliser certaines parties de la calotte glaciaire de l’Antarctique qui enverraient à leur tour de l’eau de fonte dans l’océan et entraîneraient finalement une plus grande élévation du niveau de la mer. Cette élévation du niveau de la mer, à son tour, provoquerait une fonte encore plus importante de la calotte glaciaire du Groenland. Dans bon nombre des futurs simulés, les altérations climatiques affectent de manière plus dramatique les régions côtières, où 2,4 milliards de personnes, soit 40 % de la population mondiale, vivaient en 2017, selon les Nations unies.
« Nous déplaçons les chances, et pas en notre faveur – clairement, plus nous chauffons notre planète, plus le risque augmente », déclare dans un communiqué le coauteur Jonathan Donges, physicien à l’Institut de Potsdam pour la recherche sur l’impact climatique (PIK) en Allemagne. « Il augmente considérablement entre 1 et 3°C. Si les émissions de gaz à effet de serre et le changement climatique qui en résulte ne peuvent être stoppés, le niveau supérieur de cette fourchette de réchauffement sera très probablement franchi d’ici la fin du siècle. Avec des températures encore plus élevées, d’autres cascades de basculement sont à prévoir, avec des effets dévastateurs à long terme. »
Le processus a déjà commencé
Et il se peut que nous soyons déjà bien avancés vers certaines de ces cascades de basculement. En mai, une étude distincte publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences a montré que la calotte glaciaire du Groenland, la deuxième plus grande du monde, est sur le point de basculer et de fondre de manière accélérée. La calotte glaciaire a perdu 586 gigatonnes de masse en 2019, selon une étude d’août 2020. Une autre étude publiée le même mois rapporte que la calotte glaciaire pourrait déjà avoir dépassé le point de non-retour.
Le professeur Tim Lenton de l’université d’Exeter interrogé par The Guardian estime que le monde pourrait avoir déjà franchi une série de points de basculement climatique, entraînant « une menace existentielle pour la civilisation ».
Cela pourrait être pire encore
Les scientifiques affirment que leur recherche pourrait en fait sous-estimer la proximité du climat de la Terre avec ces points de basculement, et qu’une réduction drastique et rapide des émissions de dioxyde de carbone est vitale pour les éviter. « Notre analyse est conservatrice dans le sens où plusieurs interactions et éléments de basculement ne sont pas encore pris en compte », précise Ricarda Winkelmann, co-auteure de l’étude et professeur d’analyse du système climatique à l’Institut de Potsdam pour la recherche sur l’impact climatique (PIK) en Allemagne. « Ce serait donc un pari audacieux que d’espérer que les incertitudes jouent dans le bon sens, compte tenu des enjeux. Dans une perspective de précaution, réduire rapidement les émissions de gaz à effet de serre est indispensable pour limiter les risques de franchissement de points de basculement ». Elle ajoute : « [Nos résultats] pourraient signifier que nous avons moins de temps pour réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en empêchant les processus de basculement. »
Selon un rapport de 2018 du GIEC, mis en place par les meilleurs climatologues du monde, les émissions de dioxyde de carbone doivent être réduites de moitié d’ici 2030 si le monde veut rester en deçà 1,5° C de réchauffement global — seuil au-delà duquel les écosystèmes mondiaux et les réseaux alimentaires seront soumis à un stress extrême et les petites îles seront inondées. Les dirigeants des pays du G7 se réunissent cette semaine à Cornwall, en Angleterre, et se retrouveront en novembre à Glasgow, en Écosse, à l’occasion de la conférence des Nations unies sur le changement climatique, afin de poursuivre les négociations sur la voie à suivre.
Il y a urgence à agir car, pendant les négociations, les discussions et les tergiversations, les températures de la Terre s’emballent et rendent toute vie impossible. Une étude parue début mai 2021 dans le Bulletin of the American meteorological society établissait un nouveau record de température terrestre : 80,8 °C enregistrés dans les déserts de Lout, en Iran et de Sonora, au Mexique. « C’est 10 °C de plus que le précédent record de 70,7 °C observé en 2005 », précisent les auteurs.
Pour aller plus loin :
- Film documentaire « Breaking Boundaries » (« Notre planète a ses limites : l’alerte de la science »), sorti le 4 juin sur Netflix