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Déchets : le défi de la justice environnementale

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Considérés comme l’une des sources de revenus du crime organisé, au même titre que le trafic de drogues, d’armes ou d’êtres humains, les crimes environnementaux transfrontaliers, comme ceux liés au trafic des déchets, sont rarement traduits en justice. Au sein de l’Union européenne, le cas de l’Italie souligne la difficulté de poursuivre des criminels environnementaux. La justice transitionnelle pourrait-elle offrir des solutions ?

Le 20 mars 2024, le président italien Sergio Mattarella a rendu hommage à la journaliste de la chaîne de télévision RAI, Ilaria Alpi, et à son caméraman, Miran Hrovatin, à l’occasion du 30e anniversaire de leur assassinat à Mogadiscio, en Somalie, alors qu’ils réalisaient un reportage sur le trafic d’armes et de déchets. « Les assassins et les commanditaires n’ont toujours pas de nom ni de visage, après des investigations, des manœuvres pour faire dérailler les enquêtes, des rétractations et des procès qui n’ont abouti à rien », a-t-il déclaré. « C’est une blessure qui touche toute la société. Les institutions savent que nous ne devons jamais renoncer à la recherche de la vérité. »

Il y a trente ans, le 20 mars 1994, Alpi, 32 ans, et Hrovatin, 44 ans, tombaient dans une embuscade dans la capitale somalienne et étaient abattus dans leur jeep par un commando de sept hommes. Dans un premier temps, le scénario évoqué était que les reporters avaient été assassinés à la suite d’affrontements entre les milices des seigneurs de guerre somaliens et les forces de maintien de la paix italiennes. Mais un livre intitulé « L’esecuzione » (en français « L’exécution ») et publié en 1999 par les parents d’Alpi, affirme qu’ils ont été tués pour les empêcher de révéler ce qu’ils savaient sur un réseau international de vente d’armes et de déchets toxiques impliquant des personnalités politiques, militaires et économiques de haut niveau, tant en Italie qu’en Somalie.

Les crimes liés aux déchets. Les crimes environnementaux. Transfrontaliers, coûteux et en hausse, ces crimes impliquent souvent des entreprises ou le crime organisé. « Lorsqu’on parle de pollution environnementale, de gestion illégale des déchets, de crimes contre l’environnement, on a souvent affaire à des groupes criminels très organisés et potentiellement dangereux », explique Rudi Bressa, journaliste italien, spécialiste de l’environnement et auteur d’un livre sur les trafics illégaux, Trafficanti di natura. Or, si l’on considère l’équation « crimes contre l’environnement » et « crime organisé », un pays européen vient immédiatement en tête : l’Italie.

La semaine dernière, trois décennies après les meurtres d’Alpi et d’Hrovatin, l’ONG environnementale italienne Legambiente a publié son dernier rapport. En 2023, l’organisation décomptait 35 487 crimes environnementaux en Italie (+15,6 % par rapport à 2022), avec une moyenne de 97,2 crimes par jour, soit quatre par heure. Ces crimes se concentrent dans le sud du pays, en particulier dans les quatre régions où la mafia est traditionnellement présente – la Campanie, les Pouilles, la Sicile et la Calabre – où 43,5 % des crimes présumés contre l’environnement auraient eu lieu. Parmi les trois catégories les plus référencées, le nombre d’incidents enregistrés dans l’industrie illégale du ciment continue d’augmenter (13 008 cas, +6,5 %), mais le plus inquiétant, selon Legambiente, c’est l’augmentation des crimes dans l’industrie des déchets (9 309 cas, +66 %), qui se sont hissés à la deuxième place, bien au-dessus des crimes contre la faune et la flore, tels que le braconnage, la pêche illégale et le trafic d’espèces protégées (6 581 cas).

Selon Legambiente, l’ensemble du marché illégal en Italie représentait 8,8 milliards d’euros en 2023, avec 378 clans mafieux impliqués et des niveaux élevés de corruption qui leur permettent d’accéder aux marchés publics et aux appels d’offres. Après avoir publié son rapport, l’ONG a demandé au gouvernement italien de s’engager sérieusement dans la lutte contre les « écomafias ».

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Le pouvoir des « écomafias » 

Utilisé pour la première fois par Legambiente en 1994, le mot « écomafia » a trouvé sa place cinq ans plus tard dans le dictionnaire italien Zingarelli. « En inventant le terme écomafia, nous avons voulu dénoncer l’imbrication perverse entre le crime organisé, le crime économique et, bien sûr, le crime environnemental », explique Enrico Fontana, responsable de l’Observatoire de l’environnement et de la légalité à Legambiente. « Nous constatons que l’illégalité environnementale s’étend de plus en plus sur le territoire de notre pays et qu’elle accompagne l’expansion des mafias, en particulier de la ‘Ndrangheta », explique-t-il.

Née au XVIIIe siècle en Calabre, la ‘Ndrangheta est l’une des plus anciennes organisations criminelles d’Italie et l’un des syndicats du crime organisé les plus puissants du pays, après la chute de la mafia sicilienne, également connue sous le nom de Cosa Nostra. « Bien que l’impunité n’existe plus, les difficultés de notre système judiciaire et l’impact direct du crime organisé sur l’environnement demeurent », poursuit Fontana.

Selon Marta Palmisano, avocate et chercheuse en droit pénal aux universités de Palerme et de Turin, les difficultés rencontrées dans la lutte contre l’écomafia sont dues au fait que le crime organisé peut intervenir uniquement sur certaines phases ou sur l’ensemble du cycle de gestion des déchets, de la production au traitement et à l’élimination des déchets, en passant par la prestation de services, la collecte et le transport.

Selon elle, l’une des raisons pour lesquelles les criminels environnementaux ont choisi le secteur des déchets comme terrain de jeu privilégié réside dans la complexité objective qui caractérise la gestion du cycle des déchets. Les déchets jouissent d’une grande « mobilité » à l’intérieur et à l’extérieur du pays et offrent donc de nombreuses possibilités d’ « infiltration ». Cette longue « chaîne des déchets » comprend divers acteurs – producteurs, courtiers, transporteurs, entrepôts et installations de traitement des déchets, des entreprises qui font des affaires en toute légalité, des techniciens et même des fonctionnaires – qui finissent par collaborer, de manière plus ou moins consciente, avec des organisations criminelles.

« L’expérience italienne est particulièrement significative car la lutte contre les écomafias est menée en tenant compte des spécificités du contexte [national], déjà tragiquement célèbre de l’histoire judiciaire italienne », explique Palmisano. Contre les écomafias, « on peut donc utiliser les mêmes outils d’enquête et les mêmes outils judiciaires que ceux habituellement utilisés dans la lutte contre les organisations criminelles mafieuses, y compris une forte coordination entre les bureaux en cours d’enquête. »

Les armes offertes par le droit 

Afin de lutter contre les écomafias et de poursuivre les crimes liés à l’environnement, en particulier les crimes liés aux déchets, l’Italie a créé en 1986 une force de sécurité spécialisée dans les crimes environnementaux, qui a été renforcée en 2001 : les carabiniers pour la protection de l’environnement et la transition écologique.

Selon Emanuele Tamorri, le commandant de cette unité à Rome, l’énorme flux d’argent provenant des activités illicites liées au commerce des déchets en Italie impose d’accorder une attention particulière à la menace que représente la criminalité environnementale, dont les auteurs ont tendance à changer rapidement leur mode opératoire.
« Compte tenu de la versatilité connue de la criminalité environnementale, les carabiniers chargés de la protection de l’environnement ont développé une expertise d’enquête spécifique qui a dû de fait être étendue à d’autres domaines, tels que la connaissance des règles de fonctionnement de l’administration publique ou la réglementation des marchés publics, l’exécution de grands travaux publics et les ressources renouvelables (éoliennes, photovoltaïques, géothermiques, biomasse, biogaz, etc.), d’enquêter sur les convergences évidentes entre la criminalité mafieuse et la criminalité économique, dans des secteurs où d’importants investissements publics sont attendus et attirent clairement les entreprises criminelles et mafieuses », explique Tamorri, qui estime que les lois italiennes actuelles sont capables de prévenir et de combattre efficacement les comportements préjudiciables à l’environnement.

Au cours des 25 dernières années, l’Italie a développé un cadre juridique solide pour porter devant la justice les crimes liés aux déchets, qui pourrait servir de modèle à d’autres pays. En 2001, le Parlement a approuvé une loi sur « le nouveau crime organisé de commerce illégal de déchets », et en 2015, il a adopté la loi 68-2015 qui a introduit les crimes contre l’environnement dans le code pénal national. « Le problème ne réside pas dans l’absence de législation : la législation [sur les menaces environnementales] existe », explique Anna Sergi, professeure de criminologie à l’université d’Essex, au Royaume-Uni. « Le problème, c’est le manque de ressources pour enquêter sur ces crimes et les sanctions qui ne sont pas adaptées aux crimes. »

Eurojust : un contentieux en hausse 

Au sein de l’Union européenne (UE), l’entité qui aide à lutter contre les crimes environnementaux est l’agence pour la coopération en matière de justice pénale, basée à La Haye, aux Pays-Bas : Eurojust permet aux autorités judiciaires nationales de travailler en étroite collaboration pour lutter contre la criminalité organisée transfrontalière grave, dont les crimes contre l’environnement. Selon les données de l’agence, le nombre de cas de cas de crimes contre l’environnement a augmenté de 64 % en 2023 par rapport à 2022. « Les crimes environnementaux sont généralement de nature complexe, pluridisciplinaire et transfrontalière, les autorités nationales n’ayant ni la capacité ni les ressources nécessaires pour les détecter, enquêter et poursuivre efficacement en justice », explique Tan Van Lierop, porte-parole d’Eurojust.
« L’existence de différentes approches législatives et d’enquête pour traiter les crimes environnementaux dans les différents pays pose également des défis juridiques et opérationnels », ajoute-t-il. « Eurojust soutient les États membres dans le processus de clarification des définitions légales et des termes juridiques utilisés pour décrire les crimes environnementaux, afin d’éviter de laisser trop de place à l’interprétation, ce qui pourrait empêcher les poursuites. »

Eurojust n’ouvre pas d’enquêtes. Les procureurs des États membres de l’UE (et des onze pays qui disposent de procureurs de liaison auprès de l’agence) peuvent demander à Eurojust un soutien judiciaire transfrontalier lorsque l’affaire qu’ils traitent s’étend sur plusieurs pays. Cependant, malgré une augmentation de 64 %, le nombre total de dossiers environnementaux traités par Eurojust reste assez faible : en effet, sur plus de 13 000 cas de crimes transfrontaliers graves répertoriés par secteurs (fraude, trafic de drogue, blanchiment d’argent, etc.), seuls une soixantaine relèvent d’atteintes présumées à l’environnement.

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Enquêtes criminelles traitées par Eurojust en 2023

Graphique issu du rapport annuel Eurojust 2023

Une nouvelle directive européenne 

L’UE a fait des crimes contre l’environnement l’une de ses priorités dans la lutte contre la criminalité organisée, dans le cadre de la plate-forme européenne multidisciplinaire contre les menaces criminelles (EMPACT) 2022-2025. Elle a donc récemment remédié aux lacunes de sa réponse juridique en adoptant de nouvelles règles européennes pour protéger l’environnement par le biais du droit pénal. La nouvelle directive sur la criminalité environnementale, adoptée en avril 2024 et entrée en vigueur le 20 mai 2024, vise à lutter contre les violations les plus graves des obligations environnementales, avec une liste complète et actualisée des infractions environnementales. Les États membres devront veiller à ce que ces violations constituent des infractions pénales dans leur droit national. Ils ont deux ans pour le faire et sont également tenus de fournir des statistiques annuelles détaillant le nombre de cas signalés de crimes environnementaux et les stratégies nationales mises en œuvre pour les combattre.

L’UE est ainsi la première entité intergouvernementale et régionale à criminaliser les cas de destruction de l’environnement naturel. Une étape supplémentaire a été franchie par le parlement fédéral belge : ce dernier a adopté un nouveau code pénal qui inclut le crime d’écocide dans les crimes internationaux, au même titre que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et les crimes d’agression.

Mais pour le Bureau européen de l’environnement (BEE), un réseau de 180 groupes issus de la société civile, basés dans 41 pays, cela ne suffit pas. « Le nombre croissant des crimes environnementaux est le symptôme d’une chaîne défaillante en matière application de la loi et d’un régime de sanctions inefficace. Après la finalisation par l’Union européenne de la révision de la directive sur la criminalité environnementale, les États membres ont désormais jusqu’en mai 2026 pour l’incorporer dans leur droit national », estime Frederik Hafen, chargé des politiques pour le droit environnemental et la démocratie au BEE. « Bien que la nouvelle loi constitue une amélioration majeure, elle se concentre sur des normes juridiques minimales et n’apporte pas grand-chose en termes d’allocation de ressources à la police et aux procureurs. La baisse de la criminalité liée au traitement des déchets dépend toujours de la volonté politique nationale de mettre en place une police et des tribunaux spécialisés et d’imposer des amendes suffisamment élevées pour nuire aux bénéfices des entreprises. »

La justice transitionnelle pourrait-elle aider ?

En l’absence de juridictions spécialisées dans les crimes contre l’environnement, la question est désormais de savoir si et dans quelle mesure la justice transitionnelle peut servir d’inspiration ou être directement appliquée pour lutter contre les crimes environnementaux commis par le crime organisé et les écomafias.

La justice transitionnelle a été développée pour répondre à la criminalité massive, traditionnellement dans une situation de dictature ou de conflit armé où un grand nombre de violations des droits humains ont été commises, rappelle Anna Myriam Roccatello, directrice exécutive adjointe du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ).
« Ces situations nous ont appris qu’un système normal d’État de droit, des institutions et des processus normaux de justice, des poursuites pénales, des procès, ne sont pas adéquats en raison du nombre même des violations et de la gravité de leur nature. Elles ne peuvent donc pas être traitées de manière suffisante et appropriée par les institutions juridiques normales, régulières et traditionnelles », rappelle-t-elle. « Il faut une approche différente. Non seulement en raison du nombre et de la nature des crimes, mais aussi parce que cette violence généralisée érode les bases d’une coexistence pacifique entre les citoyens et la confiance entre les citoyens et les institutions de l’État. Cela s’applique dans une large mesure aux phénomènes de criminalité transnationale et de criminalité organisée. »

« L’un de nos principaux enseignements est que pour lutter contre la criminalité organisée, nous avons besoin d’un ensemble de lois, d’un parquet spécialisé et d’un programme de protection des témoins très solide et très bien entraîné », poursuit-elle. « En matière de lutte contre la mafia et contre des organisations similaires, l’Italie est à l’avant-garde d’un certain nombre d’innovations juridiques et sociales. »

La responsable de l’ICTJ compare la stratégie italienne de lutte contre la mafia à la pratique des structures de justice transitionnelle qui poursuivent des crimes tels que le génocide, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. « Il faut des institutions très spécialisées et coordonnées », précise-t-elle.

Mais le crime organisé a la capacité d’infiltrer la société au point de supplanter l’État, et un tel phénomène de criminalité ne peut être raisonnablement abordé et traité que par des processus qui ne sont pas seulement juridiques et institutionnels, mais aussi politiques, rappelle Roccatello. Elle donne ainsi l’exemple de la Colombie, son pays natal, où le conflit armé qui a duré 50 ans était profondément ancré dans le narcotrafic, et « où un accord de paix a été négocié non seulement avec des insurgés politiques ou des acteurs politiques, mais aussi avec des organisations criminelles, ce qui est extrêmement nouveau » et « très polémique ».

Plus précisément, « vous pouvez vous demander ce qu’une commission vérité a à voir avec l’exploitation illégale des ordures et le recyclage illicite ou le traitement frauduleux des déchets », souligne-t-elle avant de répondre : « En recherchant la vérité, on peut certainement faire entendre la voix de tous ceux qui ont souffert de ces activités illégales, entendre comment les communautés ont souffert de l’enfouissement des déchets dans leurs champs ou des émanations provoquées par une usine illégale de traitement des déchets, ou comment les gens ont été pris au piège d’un cercle vicieux où les seules opportunités économiques étaient de travailler pour cette organisation ou de garder le silence ». Selon Rocatello, « un exercice de recherche de la vérité qui révèle les informations nécessaires pour savoir exactement comment cela a été rendu possible et qui permet de recueillir les informations dont on a besoin pour y remédier et corriger la situation, pourrait être précieux ».

La justice transitionnelle est basée sur le concept de justice réparatrice, où l’objectif ultime n’est pas de punir en soi, mais de créer les conditions dans lesquelles tout le monde peut accepter de vivre ensemble selon l’État de droit, conclut Roccattelo. « On punit donc les principaux responsables et on trouve des solutions, des alternatives, des sanctions semi-rétributives et réparatrices pour ceux qui étaient les ‘bras’, ceux qui ont été recrutés dans la criminalité. »

Maria Bolevich, Journaliste Justice info
©© L’original de cet article est paru dans Justiceinfo.net

Photo d’en-tête : Des piles de déchets non collectés à Pozzuoli, une banlieue de Naples, le 9 mai 2011. Faisant la jonction entre crimes contre l’environnement et le crime organisé, un pays européen est pointé du doigt : l’Italie. Photo : © Roberto Salomone / AFP

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