La matière organique produite par des organismes vivants ou par leur décomposition est répandue uniformément à la surface de la Terre. Cette biomasse pourrait améliorer le niveau de vie dans les pays en développement et maintenir celui des pays développés sans augmenter globalement l’empreinte écologique. État des lieux.
La raréfaction des ressources naturelles est un élément central de la question de la croissance économique. D’un côté, l’épuisement inéluctable des ressources en carbone fossile, la lutte contre le changement climatique et le durcissement de la réglementation de mise sur le marché des produits chimiques renforcent cette problématique. Elle est mise à l’agenda des politiques, depuis la gestion locale des ressources jusqu’à leur exploitation mondialisée. Ce concept d’économie verte a été mis en exergue à Rio + 20 en 2002. D’un autre côté, la croissance démographique mondiale, la convergence des régimes nutritionnels de nombreuses régions du monde vers un régime plus riche en lipides et en protéines d’origine animale, le mouvement de concentration urbaine et le vieillissement des populations vont accentuer la pression sur l’eau, les terres et les forêts, notamment.
Dans ce contexte, la notion de bioéconomie promue dès 2009 par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) est posée comme une clé des perspectives à long terme de la croissance économique. Elle a été reprise par la Commission européenne en 2010, et par d’autres gouvernements occidentaux pour définir leurs propres stratégies industrielles et scientifiques. Les pays leaders sont les USA (2012), l’Allemagne (2011 et 2013), les Pays-Bas (2009) et l’ensemble Suède-finlande-Norvège-Danemark (2012). Les USA se distinguent en incluant les biotechnologies rouges dédiées à la santé dans la bioéconomie. Ce choix reflète une vision « technology-push » qui conduit à des impacts économiques et environnementaux.
La bioéconomie se réfère à la production durable de la biomasse et à sa transformation durable en une gamme de produits pour l’alimentation humaine et animale, pour des usages industriels ou pour la production d’énergie. Elle est définie comme l’ensemble des activités économiques en lien avec le développement et la production de produits d’origine biologique, ou de procédés biotechnologiques innovants. Un fondement de la bioéconomie vise à remettre au premier rang une ressource ancienne : la biomasse.
Cette source de matière organique est produite par des organismes vivants ou par leur décomposition. Elle est formée essentiellement de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, ce qui englobe les produits d’origine agricole, forestière ou aquatique, les coproduits et effluents des industries de transformation des matières biologiques (scieries, papeteries, industries agroalimentaires, élevages industriels) et les autres déchets organiques (déchets urbains, boues de station d’épuration, ordures ménagères, déchets verts de parcs et jardins). Si la biomasse disponible sur terre est limitée, la photosynthèse permet d’envisager son renouvellement, entrant ainsi dans une circularité du carbone. En termes économiques, la bioéconomie comprend les secteurs de l’agriculture, de la foresterie, de la pêche et de la sylviculture, de l’alimentation et de la biotechnologie et un large éventail de secteurs industriels (production d’énergie, produits et matériaux chimiques pour l’hygiène, habillement, habitat, transport). Une part importante de la production économique dépend en partie de matériaux biologiques. On estime qu’en 2030, la part des biotechnologies représentera jusqu’à 35 % de la production de produits chimiques et industriels, et jusqu’à 80 % des produits pharmaceutiques et des diagnostics.
La bioéconomie constitue, en germe, un secteur économique nouveau, organisé autour d’activités à la fois complémentaires et concurrentes. Elles concernent l’accès, l’exploitation et le renouvellement de la biomasse, plus largement des ressources naturelles et au-delà les sols. Ce domaine transcende et remet en cause les découpages traditionnels des secteurs économiques qui autonomisent les systèmes alimentaire et énergétique. Reste une question majeure. Les biomasses disponibles ne permettent pas une substitution complète du carbone fossile. Dès lors, la priorisation des procédés se fera-t-elle sur des hiérarchies d’usage, avec l’alimentaire en priorité, ou de maximisation de la valeur ajoutée, de durabilité, d’efficience ou de sécurité des approvisionnements ? Les complémentarités et les concurrences des usages des sols détermineront la place quantitative de la bioéconomie, avec l’élargissement de la réflexion aux terres marginales (« brown lands ») au-delà des seules surfaces agricoles et forestières. Le choix des espèces végétales à implanter, des plantes pérennes aux micro-algues, est une variable majeure affectant la durabilité et les paysages. À la différence du carbone fossile dont l’exploitation repose sur des puits, la biomasse est uniformément répandue à la surface du globe. Ce qui lui confère une contribution à la souveraineté régionale ou nationale. En découlent des visions contrastées entre les bioraffineries territoriales dans des bassins de production (grandes cultures et forêts) et les bioraffineries portuaires (Rotterdam).
Dans l’analyse comparative des stratégies et des politiques, aucune définition canonique de la bioéconomie ne s’impose. Cependant, dans tous les schémas de pensée, deux invariants se distinguent. D’une part, les biotechnologies vertes (plantes et micro-algues), blanches (enzymes et microorganismes) et bleues (macro-algues), s’imposent depuis la biodiversité pour l’identification de nouvelles enzymes, la biologie des systèmes jusqu’à la biologie de synthèse. Les biotechnologies ont trois atouts : l’amélioration des performances par voie génétique, la sélectivité des mécanismes biologiques et la créativité avec la biologie de synthèse. Le moteur du changement de paradigme technologique est l’apport des savoirs et des connaissances de la biologie moderne (haut débit, post-génomique…) pour bousculer des procédés classiques. Aucun changement de paradigme équivalent n’est visible pour la physique ou la chimie organique. D’autre part, l’approche systémique apporte les croisements de systèmes alimentaires, chimiques et énergétiques. À ce coeur agricolo-forestier, des additions selon les pays apparaissent avec la pêche, voire la santé (USA).
Par rapport à la satisfaction des besoins de la planète, deux objectifs peuvent être donnés comme prioritaires, sans qu’ils soient aisément compatibles. Le premier est l’amélioration de l’efficacité (la productivité) des ressources naturelles par « injection » intensive de progrès technologiques et de capital de connaissances scientifiques (les biotechnologies au sens large).
Le second est l’assurance d’une utilisation durable (plus sobre et mieux maîtrisée) de ces ressources biologiques par des innovations scientifiques, sociales et économiques dans la maîtrise des agroécosystèmes aux différentes échelles géographiques. À ce titre la bioéconomie nous interroge sur la capacité de prélèvement des milieux naturels, sans affecter les autres services écosystémiques (support, régulation socio-culturels) pour assurer une solidarité intergénérationnelle.
La bioéconomie revêt deux visions complémentaires au gré des définitions. Il s’agit dans un premier temps d’une stratégie scientifique et économique. Elle permet de créer les conditions d’un passage d’une économie fondée sur les ressources fossiles à une économie basée sur les matières premières biologiques (croissance économique efficace, en harmonie avec l’environnement et adoptée par la société). Les biotechnologies sont alors des éléments de rupture technologique dans nos socio-écosystèmes. La bioéconomie devient le prolongement opérationnel du développement durable, en synergie avec les scénarios d’évolution fondés sur la sobriété pour les sociétés dites développées. La seconde vision est celle d’une croissance durable grâce à des progrès dans le domaine des biosciences. Ils visent à la « biologisation » des procédés et produits industriels, avec le développement des écotechnologies et la réduction des déchets. Dans les deux cas, elle suppose le développement de compétences associé à une protection accrue à travers la propriété intellectuelle et industrielle (licences, brevets). Cette dernière doit précéder et accompagner la mise en place rapide d’une phase d’exploitation industrielle.
Cet exposé conduit naturellement à inscrire la stratégie de recherche dans une perspective d’investigation finalisée interdisciplinaire. Pour la mettre en oeuvre, les échanges de compétences croisées entre le monde de la chimie classique et les agro-industriels ou forestiers devront se poursuivre et s’intensifier. Dans l’actualité, les partenariats économiques associant des acteurs de la chimie et du monde agricole et forestier avèrent cette évolution. Une conséquence est la remise en cause de l’approche par filière. Cette analyse de l’activité économique procède par un découpage vertical mettant l’accent sur les relations entre les différents stades d’un processus de production.
Toutefois cette vision est incorrecte en bioéconomie. Certaines biomasses sont interconvertibles, via la bioraffinerie, pour répondre aux besoins en produits finaux. Les co-produits et les produits de sortie de certaines activités sont à considérer dans une logique de cascade, dont les devenirs ultimes sont le CO2 et le retour des éléments N (azote), P (phosphore) et K (potassium) dans les systèmes de culture. Cette triple logique de fractionnement, d’interconversion et de cascade, abusivement dénommée économie circulaire, justifie l’emploi du concept de système. Les relations entre les acteurs sont déstabilisées dans la mesure où les technologies sont elles-mêmes sujettes à des variations notables, notamment du fait de l’innovation, ce qui conduit à des réorganisations permanentes des filières. Même si l’échelle territoriale est à promouvoir pour une vision durable, le recours à un approvisionnement à l’étranger reste possible. La réorganisation industrielle est un processus permanent où PME, ETI (entreprise de taille intermédiaire) et grands groupes doivent faire l’objet d’une attention équilibrée.
La formation professionnelle à ces nouvelles technologies et à la vision systémique est à considérer. Concevoir des systèmes parallèles à ceux de la chimie du carbone fossile serait une erreur. D’autant plus que les synergies, déjà existantes, sont à encourager tant dans le croisement des compétences disciplinaires que des flux de matière, d’énergie et d’informations. La bioéconomie nous interroge sur les échelles pertinentes pour développer des approches holistiques dans les territoires, en lien avec les écosystèmes. Elles sont caractérisées par : une variabilité des écosystèmes, une trajectoire technologique pour les transitions chimiques, énergétiques, alimentaires, et une résilience-robustesse des systèmes chimiques, énergétiques et alimentaires. La proposition de scénario de déclinaisons territoriales françaises avec recherche, démonstration et déploiement est à envisager en priorité. La bioéconomie est un moyen pour colocaliser les activités de productions et de transformation dans un objectif de durabilité. Le choix de l’échelle de travail, (territoire, nation, région, monde) mérite d’être raisonné en fonction des porteurs d’enjeux mobilisables. L’objectif est celui des changements d’échelle, pour passer du foisonnement des microprojets à une vision plus large. Cette perspective rejoint le concept de smart specialization, qui reprend l’idée de politique industrielle à une échelle locale.
Paul COLONNA, Directeur de recherche à l’Inra et Egizio VALCESCHINI, Directeur de recherche à l’Inra
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