Avec l’abandon du projet d’implantation de la ferme-usine de saumons à Plouisy, c’est un grand souffle de soulagement pour les défenseurs de l’environnement et les riverains des Côtes-d’Armor, en Bretagne. À l’heure où les gouvernements prônent la « sobriété énergétique » et où les citoyens prennent de plus en plus conscience de l’impact environnemental des élevages intensifs, l’arrêt de ce projet apparaît comme une victoire d’importance. Pourtant, le modèle même de la pisciculture industrielle continue d’être défendu malgré ses effets dévastateurs. En plus de poser des questions sur le bien-être des animaux aquatiques, les fermes RAS (systèmes d’aquaculture en recirculation) consomment des quantités d’énergie colossales et compromettent la qualité de l’eau et de la biodiversité. L’abandon de cette ferme-usine de l’entreprise Smart Salmon n’est donc qu’une bataille dans une lutte plus vaste, celle de la préservation des écosystèmes marins et de l’adoption de pratiques d’élevage respectueuses des limites écologiques.
C’était l’un des trois projets d’élevages de saumons atlantiques en circuits recirculés (RAS) en France auxquels l’association Welfarm s’oppose. La ferme-usine que Smart Salmon souhaitait implanter depuis 2016 sur 10 hectares à Plouisy, dans les Côtes-d’Armor, ne verra pas le jour. Selon la préfecture du département breton, « jeudi 31 octobre 2024, Smart Salmon France a informé les services de l’État que l’entreprise retirait son dossier de demande d’autorisation environnementale pour la construction et l’exploitation d’une unité de production et de transformation de saumons dans la commune de Plouisy ».
Le projet était rejeté par la population et les élus du territoire en raison des risques pour l’environnement, la biodiversité et la qualité de l’eau, ainsi que pour sa consommation énergétique. En effet, même lorsqu’il s’agit de saumons d’Écosse ou de Norvège, et sauf indication contraire, les saumons que l’on trouve en grande surface sont issus d’élevages intensifs où ils sont victimes de maltraitance.
Par ailleurs, en ce qui concerne l’impact environnemental, à l’heure où le Gouvernement prône la sobriété énergétique et demande des efforts aux Français, le fonctionnement de telles fermes-usines nécessite une consommation énergétique ahurissante pour faire fonctionner tous les équipements de traitement et de contrôle des paramètres de l’eau.
Il faut garder en tête que l’aquaculture est peu réglementée : les poissons ne sont pas protégés ; les projets d’élevages en RAS de saumons présentent de nombreuses menaces telles que des densités extrêmes, des risques d’épisodes de mortalité de masse, mais aussi des difficultés de gestion de la qualité de l’eau et des pathogènes.
C’est donc une victoire pour Welfarm et les collectifs locaux d’opposition à ce projet d’élevage hyper-intensif, qui prévoyait une production annuelle de 8 000 tonnes de saumons élevés à terre dans des bassins surpeuplés : « Nous nous réjouissons de l’abandon de ce projet, mais restons pleinement mobilisés aux côtés d’autres associations afin d’obtenir un moratoire contre ces élevages intensifs », assure Lauriane Charles, chargée de campagnes et affaires juridiques chez Welfarm.
Qu’est-ce que l’élevage piscicole exclusivement en RAS ?
La pisciculture exclusivement en RAS est un mode de production intensif qui pose de nombreux problèmes en matière de bien-être animal et d’environnement. L’acronyme RAS signifie « Recirculating Aquaculture Systems ». En français, on parle aussi de systèmes recirculés ou de circuits fermés – par opposition aux circuits ouverts. Le terme « recirculation » signifie qu’une proportion plus ou moins grande de l’eau est recyclée au sein de l’élevage : l’eau qui sort du circuit est récupérée, subit divers procédés d’assainissement, puis est réinjectée dans l’élevage.
On trouve une définition juridique d’une « installation aquacole à système de recirculation en circuit fermé » dans le règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques : c’est « une installation, sur la terre ferme ou à bord d’un navire, dans laquelle l’aquaculture se déroule au sein d’un environnement fermé assorti d’un système de recirculation des eaux et dépendant d’un apport permanent d’énergie extérieure afin de stabiliser l’environnement des animaux d’aquaculture ».
La recirculation n’est pas toujours intégrale : certains élevages en circuits ouverts n’y ont par exemple recours que ponctuellement (pour faire face aux périodes d’étiage en été) ou pour les phases précoces du cycle d’élevage (écloseries, nurseries, notamment pour les programmes de repeuplement).
Pour l’élevage de saumons, la pratique jusqu’alors était de réaliser en RAS ou en bassin en circuit ouvert la première phase de l’élevage en eau douce, et de réaliser la deuxième partie en cages marines.
Au niveau mondial, les principales espèces élevées exclusivement en RAS sont le saumon, la truite et les crevettes. À l’échelle mondiale et surtout en Europe, la majorité de ces projets ne concernent a priori que des espèces carnivores ou omnivores à dominante carnivore. En effet, ce sont les espèces les plus consommées dans les pays riches. Le saumon est un poisson carnivore. Les saumons d’élevage sont donc notamment nourris de farines et d’huiles de poissons pêchés exclusivement pour l’aquaculture, posant des problèmes de souffrance animale, environnementaux et de justice sociale.
Les carences du droit
Il n’existe aucune réglementation française qui protège les poissons d’élevage. La pisciculture est réglementée par le droit de l’environnement et l’UE ne prévoit pas non plus de règlementation protectrice des poissons d’élevage. Les poissons d’élevage sont donc très peu protégés par le droit français et européen comparé aux animaux terrestres. S’il existe une réglementation au niveau sanitaire et environnemental, les normes existantes en matière de protection animale sont très déficitaires. Les quelques normes contraignantes sont peu concrètes (notamment absence de limitations de la densité et d’exigences en matière de qualité de l’eau), mais au contraire très vagues,
généralistes, et parfois pensées pour les animaux terrestres. Les normes un peu plus concrètes sont soit non contraignantes, soit uniquement limitées à l’aquaculture biologique. Les poissons d’élevage sont même explicitement exclus de certains principes généraux de protection des animaux, comme l’obligation d’étourdissement.
Le droit français comme européen laisse donc les poissons d’élevage vulnérables face aux projets d’entreprises peu scrupuleuses qui sont tout à fait libres de conduire leur élevage à des densités excessives, avec une qualité de l’eau médiocre, sans fournir aucun enrichissement du milieu de vie, et d’abattre les poissons dans de mauvaises conditions si elles le souhaitent.
Une campagne « RAS : Tout à signaler »
L’association Welfarm a lancé en avril 2024 sa campagne « RAS : Tout à signaler » qui s’oppose à l’installation en France de trois projets de très grands élevages hyper-intensifs de saumons atlantiques, dont faisait partie celui de Smart Salmon à Plouisy.
Deux projets risquent donc toujours de sortir de terre, au Verdon-sur-Mer, en Gironde ; et à Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais. Ces fermes-usines de saumons posent de nombreux problèmes en matière de bien-être animal : densités extrêmes ; risques de mortalité de masse, conditions de vie difficiles…
Les trois projets auxquels Welfarm s’oppose représentent une production prévisionnelle de 27 000 tonnes de saumons par an dans des bassins terrestres surpeuplés. À titre de comparaison, la production piscicole française, toutes espèces confondues, s’élevait en 2020 à 46 700 tonnes !
Ces fermes-usines infligeront une vie de souffrances aux saumons : des densités extrêmes, indispensables pour atteindre la rentabilité économique, les poissons sont privés de l’espace nécessaire à leur bien-être ; des risques de mortalité de masse. La survie des saumons dépend du bon fonctionnement des équipements. En 2021, dans un élevage RAS de l’entreprise Atlantic Sapphire, en Floride, 500 000 saumons sont morts à la suite d’une panne du système de filtration ; et des conditions de vie difficiles. Ce mode d’élevage implique des risques pour le bien-être et la santé des saumons, notamment des difficultés de gestion de la qualité de l’eau et des pathogènes (difficultés techniques pour utiliser des antibiotiques en cas de besoin).
Welfarm demande l’abandon de ces projets et, avec l’ONG de protection des océans Seastemik, la création d’un moratoire interdisant la création de ce type de fermes-usines aquacoles tant que le bien-être des animaux aquatiques n’y sera pas garanti. Une pétition est en ligne pour que les citoyens soutiennent cette demande.
Demande de moratoire
La campagne « RAS : Tout à signaler » vise également à sensibiliser le grand public à la sentience des saumons et aux différentes pratiques d’élevage. De nombreuses actions en ce sens sont prévues jusqu’à ce que ces trois projets soient mis à l’arrêt et qu’un moratoire sur le sujet soit adopté, interdisant la création de ce type de fermes-usines aquacoles tant que le bien-être des animaux aquatiques n’y sera pas garanti. Il est du devoir des responsables politiques de se saisir de ce problème, à l’heure où une majorité des citoyens se prononcent pour une sortie progressive de l’élevage intensif (84 % selon un sondage IFOP publié en 2024).
Welfarm et l’ONG de protection des océans Seastemik ont rédigé un rapport conjoint à destination des parlementaires sur les élevages de saumons en RAS afin d’appuyer leur demande de moratoire.
L’alimentation d’origine marine via la pêche minotière : un lourd bilan pour
l’environnement et la santé humaine
Au-delà du mode d’élevage choisi, le développement de l’industrie salmonicole implique de nourrir un nombre croissant de poissons
carnivores. L’alimentation d’origine marine issue de la pêche minotière entraîne en général une surexploitation des ressources marines et la
souffrance des milliards de poissons pêchés, une augmentation du bilan carbone et des enjeux pour la santé des consommateurs.
La végétalisation de l’alimentation des saumons ne constitue pas une meilleure option : elle est source de mal-être pour les saumons et
contribue à la déforestation. Seule une très forte réduction de la production de saumons permettrait de respecter les limites planétaires.
En dépendant de la pêche minotière, une pêche industrielle intensive qui consiste à pêcher des petits poissons pélagiques destinés à être transformés en huile ou en farine de poissons, les élevages de saumons participent au déclin des populations de poissons sauvages. En effet, pour les besoins en huiles de poisson d’un seul saumon d’élevage, il faut pêcher jusqu’à 440 poissons sauvages (chiffres variables selon les estimations et hypothèses de calcul ) – principalement des petits poissons tels que les sardinelles, les maquereaux ou les anchois, pêchés au Pérou ou dans la région d’Afrique de l’Ouest. La surpêche de ces poissons participe, de plus, aux captures accessoires dites « bycatch » des espèces prédatrices (environ 300 000 dauphins et petites baleines, 250 000 tortues, et 300 000 oiseaux de mer sont tués chaque année).
Pour alimenter ses saumons, la filière industrielle va même jusqu’à exploiter un écosystème crucial pour le climat : l’Antarctique. En effet, le krill antarctique, un petit crustacé pélagique, est massivement pêché pour fournir les élevages de saumons. Il est utilisé tantôt comme additif alimentaire dans l’aquaculture (il faut environ 6,5 tonnes de krill pour produire une tonne de farine de krill), tantôt comme colorant (son pigment naturel, l’astaxanthine, étant utilisé pour rendre la chair des saumons plus ou moins rose). Pourtant, le krill est indispensable à l’écosystème antarctique, à la fois dans la chaîne alimentaire, puisqu’il couvre 96 % des besoins caloriques des oiseaux de mer et des
mammifères marins, à la fois dans la régulation et le stockage du carbone atmosphérique. En effet, le krill est un puits de carbone essentiel grâce à ses fèces et ses mues par lesquelles il séquestre du carbone, qu’il exporte vers les fonds marins.
En exploitant un tel allié dans la lutte contre le changement climatique, en plus des émissions de GES directement liées aux engins de pêche industrielle, l’industrie salmonicole participe activement au réchauffement océanique et au déclin de la biodiversité.
En outre, plus la part d’ingrédients d’origine marine est grande, plus le risque de contamination aux substances toxiques augmente. En
effet, certains métaux lourds, microplastiques et polluants éternels tels que les PFAS ou PCB habitent les océans et sont ingérés par les poissons. Lorsque ces derniers sont pêchés et donnés à manger aux saumons, un effet de bioaccumulation s’opère : ils vont alors absorber et concentrer dans leur chair les substances chimiques qui ont déjà contaminé les petits poissons. Ainsi, en 2018, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a estimé que 86 % de l’exposition alimentaire aux PFAS chez les adultes venaient des poissons et autres fruits de mer.
Pour réduire la dépendance à la pêche minotière, une plus grande place est accordée à la part de protéines végétales dans l’alimentation des saumons, notamment au moyen de l’expansion des cultures de soja en Amazonie. Actuellement, l’industrie salmonicole mondiale tend à réduire sa dépendance à la pêche minotière, en essayant de trouver des alternatives moins impactantes. Parmi elles, la végétalisation de l’alimentation des saumons d’élevage.
Malheureusement, cette option ne répond pas aux impératifs de durabilité puisqu’elle dépend elle aussi d’une pratique destructrice : la déforestation de la forêt amazonienne…