Même si tout le monde en parle, la transformation digitale n’est pas si aisée à mettre en place dans les entreprises. Nombre d’entre elles ne comprennent pas qu’il ne s’agit pas d’une simple fonction à rajouter aux processus existants, c’est à dire que le fait même de maîtriser les technologies digitales n’est pas en soit un gage de transformation aboutie. Planification et le temps long sont, de façon presque contre-intuitive, des conditions nécessaires pour réussir sa transformation digitale et que les facteurs culturels et de capital humain outrepassent largement ceux liés à la maîtrise technologique pure.
Autant l’affirmer sans ambages, le niveau de mise en œuvre de la transformation digitale au sein des organisations n’est pas satisfaisant. Mise en place de programme grands groupes et startup, développement d’applications mobiles, recrutements massifs de data scientist et de spécialistes de l’intelligence artificielle… on assiste le plus souvent à la mise en place d’initiatives désordonnées et dont on peut se poser la question de savoir si l’objectif n’est pas plutôt de satisfaire les analystes financiers que de réaliser un vrai travail de fond.
Jusqu’à présent, peu d’entreprises ont en effet démontré qu’il était possible de mener à terme un projet de transition digitale. C’est pourtant ce qu’ont réussi à faire General Electric, Decathlon, Haier. A condition d’être prêt à y consacrer une énergie conséquence et de mobiliser le management, qui doit faire preuve d’un engagement total.
Il faut toutefois bien comprendre au préalable que la révolution digitale induit un changement d’organisation radical, qui déteindra in fine sur la culture de l’entreprise. L’affaissement des symboles de pouvoir et de hiérarchie, la prise de risque, la confrontation radicale et plurielle sont quelques-unes des conséquences – généralement très inattendues par le management – de la transformation digitale. Or, si les managers sont souvent disposés à évoquer avec fierté l’utilisation du deep learning au sein de leur entreprise, ils ont infiniment plus de difficultés à avouer qu’ils travaillent désormais au sein d’un groupe projet, d’égal à égal avec un codeur de 25 ans.
L’une des erreurs classiques est d’envisager la transformation digitale sur une période de temps trop courte, en prétextant un risque concurrentiel élevé, nécessitant d’adapter son système de production au même standard que le compétiteur identifié. Dans la mesure où il s’agit d’un changement qui, au-delà de la technologie, induira de profondes modifications en termes de business, d’organisation managériale et même de culture, il est largement préférable de prendre toute la mesure de ces inductions et d’accepter de projeter sa transformation digitale sur le temps long. Un minimum de quatre à cinq ans est nécessaire. A ceux qui pourraient observer qu’il ne s’agit pas là de rythmes temporels auxquels les entreprises sont généralement habituées, il suffit d’objecter qu’une transformation aussi importante que celle induite par la révolution digitale pourrait ne se rencontrer qu’une fois par siècle (voir à cet égard les travaux des économistes Paul David and Moses Abramovitz, « Reinterpreting Economic Growth: Parables and Realities », qui montrent qu’il y a des caractéristiques communes entre l’entrée dans la seconde révolution industrielle et l’ère que nous traversons).
La mise en œuvre d’un projet de transformation digitale nécessite donc planification et méthode. Si le cadre théorique est encore faiblement décrit, les entreprises les plus avancées nous transmettent de précieux enseignements sur ce qu’il convient de faire. Quatre étapes en particulier semblent ainsi incontournables.
1- Cartographier les compétences digitales
Le point de départ d’un projet sérieux de transformation digitale nécessite d’identifier les compétences digitales déjà présentes dans l’organisation et ce à tous les niveaux hiérarchiques, et non pas uniquement au sein des strates managériales. Cette question des compétences disponibles en amène d’autres : quel est le référentiel de départ pour cartographier ces expertises ? Quelle place attribuer aux soft skills ? Comment maintenir à jour ce référentiel de compétences de manière dynamique dynamique ? Les ressources humaines sont souvent dépassées par l’évolution rapide de l’environnement et peinent à établir une GPEC pertinente et à jour.
Les cartographies révèlent souvent beaucoup de surprises, les experts en code, en culture digitale, en réseaux sociaux se situent parfois plutôt dans le bas de la pyramide hiérarchique car ce sont là où se concentrent les jeunes générations, plus habiles sur ces sujets. Cette expertise se trouve également fréquemment en dehors du département IT. Mais cela peut évidemment différer d’une organisation à l’autre.
2- Créer une task force de la transformation digitale
Une fois cette cartographie des compétences des talents actuels et à venir effectuée, il importe de sélectionner les profils qui porteront cette transformation et la feront grandir : ce sera une task force de « champions de la transformation digitale », interne. Avec eux, il s’agit de faire en sorte qu’un certain nombre de collaborateurs intègrent les nouvelles façons de faire et qu’ils communiquent largement dessus au sein de l’organisation, de telle manière qu’il y ait peu à peu une prise de conscience collective. C’est le “phénomène du centième singe” observé par l’anthropologue Ken Keyes avec les macaques de l’île de Koshima au Japon : il suffit d’un nombre critique minimal d’individus ”convertis” pour faire basculer toute une organisation.
Ce travail d’identification et de mobilisation des champions est un préalable à toute transformation. S’appuyer sur ces forces vives internes coûte sensiblement moins cher qu’embaucher une batterie de consultants externes. Mais surtout, cela permet de disposer d’une force d’entraînement supérieure.
3- Initier des projets en mode lab
Pour s’appuyer efficacement sur ces champions, l’organisation devra veiller à les doter d’une formation spécifique adaptée à la stratégie de l’entreprise. De nombreuses tâches pourront être confiées à cette équipe, dont celles de mettre en œuvre des innovations digitales dans un nouveau cadre organisationnel. Il est souhaitable de donner un cadre physique différent à ces acteurs, pour qu’ils puissent plus facilement trouver de nouvelles marques, mettre en œuvre de nouveaux schémas, favoriser la pensée de rupture, la prise de risque, le mode projet…
L’objectif d’un tel cadre est tout autant d’expérimenter, de mettre en œuvre des projets digitaux qui importent à l’entreprise que de permettre une prise d’audace nouvelle. Car ce qui n’est pas possible au sein d’une organisation incrémentale le devient souvent lorsqu’on isole les collaborateurs et qu’on les confronte à de nouvelles équipes. Ainsi une grande entreprise française qui ne pouvait envisager de créer un service de banque mobile gratuit, car considéré comme trop éloigné de son métier d’origine, l’a finalement mis en œuvre dans de bonnes conditions en « isolant » les salariés désireux de tester ce modèle.
Il est toutefois important de ne pas couper ces collaborateurs de l’organisation d’origine. De manière idéale, mieux vaut éviter qu’ils passent plus d’une semaine éloignés de leurs collègues habituels, pour ne pas produire de schismes dans l’entreprise, ce qui ralentirait ou empêcherait complètement la diffusion des nouveaux modèles de management.
4- Créer une road map de la transformation digitale
Mener une transformation digitale nécessite aussi d’être capable de décrire et de partager largement un tel projet. Or, nombre de dirigeants rechignent à l’exposer à l’ensemble des collaborateurs par crainte de dévoiler leurs incertitudes à l’égard des changements, d’un point de vue business, à prévoir pour l’entreprise, voire à exposer leur faible maîtrise de ces enjeux.
Cette transparence sur la vision à long terme est pourtant essentielle pour générer de l’adhésion. C’est pourquoi les organisations les plus avancées, comme Amazon, n’hésitent pas à présenter des road maps d’un point de vue technologique, humain ou business à horizon cinq ans, voire au-delà. Autant ne pas se mentir : la réalité invalidera certainement une bonne partie de cette road map, elle servira à insuffler un changement, à mettre les troupes en mouvement et à développer une culture du risque et de l’audace, toutes deux déterminantes pour se lancer dans cette nouvelle épopée. L’observation de plus de 230 organisations, de toutes tailles et de tous secteurs, permet cependant de tirer de précieux enseignements sur ce qui fonctionne.
Construire cette road map est une tâche qui pourrait être assignée aux « champions », évidemment en collaboration avec le management de l’entreprise. Cela consisterait à développer une feuille de route de la transformation digitale. Il ne faut pas s’y méprendre, il s’agit là d’un projet ambitieux, qui nécessira une implication forte du management. Il s’agira aussi bien d’émettre des hypothèses sur ce que pourrait être le business à moyen terme, de réfléchir à l’évolution des outils technologiques et des modèles de gouvernance de la technologie, que d’initier une feuille de route du capital humain qui s’articulera avec la vision et la road map technologique. Il serait en effet absurde de disposer de technologies telles que des API ou des lacs de données et de ne pas avoir assez de compétences en interne pour les mettre en œuvre.
Contrairement à un sentiment largement répandu, le point le plus délicat ne se trouve pas dans la technologie mais bien dans le modèle de management et la culture d’entreprise : comment démanteler progressivement les divisions pour généraliser le mode projet ? Comment convaincre des chercheurs de devenir des « innovateurs ouverts » ? Si chaque entreprise est cas particulier, toutes auront besoin que leur management fasse preuve d’une détermination et d’un courage sans faille.
Les écueils sont particulièrement nombreux. Le principal consiste à croire que l’on peut mener une révolution digitale de l’intérieur, en introduisant progressivement de la transversalité, du mode projet et de nouveaux modes de fonctionnement d’un point de vue business. Ceux ont tenté une telle approche n’ont pu que constater combien les anticorps et autres résistances à l’innovation étaient puissants : généralement les « virus innovateurs » se font rapidement décrier, marginaliser et sont incapables de mettre en œuvre leur projet.
Tout l’art du management consistera donc à créer les conditions d’émergence d’une nouvelle culture, de nouveaux outils, de nouveaux business sans que ceux-ci ne soient ni trop en dehors de l’entreprise, ni trop en son sein, pour leur permettre de se développer et de se diffuser progressivement.
Gilles Babinet, « digital champion » pour la France auprès de la Commission européenne.
L’original de cet article est paru dans la Harvard Business Review
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